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Rentrée en fanfare pour l’éditocratie antisyndicale

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L’annonce par la CGSP Cheminot d’une grève à la SNCB prévue pour le 10 octobre a suscité un tir groupé de deux des principaux titres de presse quotidienne. Une démonstration de plus, s’il en fallait, du remarquable unanimisme médiatique qui prévaut lorsqu’il en va des questions socioéconomiques.

Règle commerciale élémentaire : la présence sur un même segment de plusieurs acteurs force ceux-ci à rivaliser d’ingéniosité pour rester compétitifs. À cet égard, la surenchère à laquelle se sont livrés les éditorialistes ce mercredi 31 août sur le marché archi-saturé du journalisme imprégné de la doxa néolibérale constitue sans doute un cas d’école.

La veille, la CGSP Cheminot annonçait vouloir débrayer, lançant dans la foulée un appel à la grève générale contre « le démantèlement des services publics » conduit par le gouvernement de droite. Elle réagissait à la sortie du ministre fédéral des finances, Johan Van Overtveldt (N-VA), en faveur d’une privatisation du rail belge. Il n’en fallait pas plus pour que Benoît July, pour Le Soir, et Nathalie Bamps, pour L’Écho, se fendent, sans concertation apparente, de deux textes taillés sur mesure pour le jeu des sept erreurs.

« Mais pourquoi font-ils grève? », fait mine de s’interroger le premier. « L’inutile combat de la CGSP », tranche d’emblée la seconde. Le lecteur lambda aura beau être habitué à la course à l’échalote en matière de militantisme antisyndical, il n’en sera pas moins frappé par la similarité du procédé argumentatif déployé par les deux auteurs. Et par leur détermination à distiller plus ou moins subtilement l’image d’un syndicalisme rétrograde, isolé, et sournois – au prix de quelques omissions assorties d’acrobaties intellectuelles.

« Un jour de grève, cela changera quoi ? »

« La N-VA a agité sa muleta, le taureau a foncé », analyse Mme Bamps, pour qui la participation à une action qui mettra « dans l’embarras des milliers de travailleurs, écoliers, étudiants » permettra aux nationalistes flamands de démontrer « que les syndicats sont irresponsables et… inutiles ». Un constat dont il n’est guère nécessaire de convaincre l’éditorialiste, qui en veut pour preuve le démenti formel apporté par le ministre des Transports François Bellot et le Premier ministre Charles Michel au ballon d’essai de leur collègue des finances. Le secteur n’aurait-il pas d’autres raisons légitimes de manifester, comme les coupes budgétaires, la réduction drastique du nombre de cheminots ou la volonté de mettre fin aux pensions anticipées, clairement dans le viseur du gouvernement ? «Non. Partir à 55 ans, ce n’est plus acceptable. Tout le monde en est conscient », assène la journaliste, qui ne s’embarrasse pas d’éléments factuels susceptibles de soutenir une assertion aussi définitive. Ce procédé laisse une étrange impression de « juge et partie », l’auteure défendant, sous couvert d’analyse objective, des options politiques en prétextant l’inefficacité des méthodes de ses opposants.

Abordant également son éditorial sur l’incontournable registre de la « prise d’otage des usagers du rail », son homologue du Soir doute, lui aussi, de la pertinence des motifs évoqués pour déclencher la grève. Apparemment soucieux de la cohérence des prochaines mobilisations sociales, Mr. July se risque à définir les conditions d’un débrayage, soit « à l’issue d’une période de négociation portant sur des points précis, à la suite d’un dépôt de préavis destiné à établir un rapport de force ». Une acception restrictive que ne partageaient visiblement pas les organisations de travailleurs lors des grèves générales de 1936 en France et en Belgique, mouvements semi-spontanés qui contribuèrent, notamment, à arracher les congés payés et la semaine des 40 heures.

Défense des particularismes ou grève politique ?

Autre angle d’attaque majeur de ce double scud : le syndicat défendrait des intérêts particuliers, ce dont témoignerait, notamment, l’attentisme de la CSC-Transcom et l’accueil mitigé de la direction nationale du syndicat socialiste face aux perspectives de blocages. « Le malaise syndical est palpable, accentuant le sentiment que les revendications de la CGSP, aussi justifiées soient-elles aux yeux de celles et ceux qui les soutiennent, ne méritent pas cette grève », estime Mr. July. « Le syndicat devrait peut-être se recentrer sur LE vrai combat à mener. Défendre avant tout l’intérêt général. C’est-à-dire les investissements dans les services publics. Avec des armes et des arguments qui seront en phase avec tous les citoyens », embraye, moins amène, Mme Bamps.

Cette assertion semble assez contradictoire avec une autre idée-clé de ces réquisitoires : le caractère politique du préavis de grève, qui, de fait, implique que ce dernier se situe dans la défense d’un certain projet de société. Le communiqué de la CGSP est, à cet égard, on ne peut plus clair, puisqu’il dénonce, entre autres, « Une politique gouvernementale de droite concentrée sur le démantèlement des services publics », «Le futur du service à la population mis en péril à cause d’un manque d’investissements », ou encore « une politique fiscale catastrophique ». De quoi rassurer nos faiseurs d’opinions inquiets sur le risque d’une dérive corporatiste des organisations de travailleurs, qui seraient uniquement dédiés aux intérêts de leurs seuls affiliés…

Enjeu démocratique

La pratique des éditoriaux permet aux publications d’avancer à visage découvert. En « annonçant la couleur », elle peut contribuer à nourrir le débat public, à condition de respecter la règle élémentaire du journalisme qui requiert, a minima, de s’en tenir aux faits.

Que les lecteurs francophones de presse quotidienne ne puissent guère trouver de voix discordantes[1] au discours de la droite patronale est en revanche nettement plus problématique. Cette énième manifestation d’unanimité pose en effet la question du pluralisme dans les médias, qui constitue, en dernière instance, un enjeu démocratique fondamental.

Cet article s’inscrit dans le cadre des publications de l’Observatoire Critique des médias, groupe du mouvement Tout Autre Chose dédié à l’analyse critique de la presse écrite et audiovisuelle en Belgique.

[1] Qui ne trouveront certainement pas droit de cité dans les deux autres principaux quotidiens de Belgique francophone,  qui avaient choisi de ne pas traiter la question de la grève du rail ce jour-là. Soucieux de ne pas se laisser dépasser par ses concurrents, l’Avenir corrigea le tir dès le lendemain sous la plume de Thierry Dupièreux, avec un éditorial de la même veine intitulé « Grève Politique ?». L’inénarrable Francis Van de Woestyne, de La Libre, avait quant à lui pris les devants en publiant, dès le 26 août, un vibrant plaidoyer pro-austérité.