Politique
« Rejeter l’austérité libérale »
17.05.2016
Entretien avec Raoul Hedebouw
Quelle est votre analyse de la situation de la gauche dans les pays qui font l’objet de ce dossier ?
Raoul Hedebouw : Tous ces pays ont en commun d’avoir connu une alternance entre la droite et la gauche. À chaque fois, ce fut un échec, à la fois du point de vue des résultats directs et du point de vue de l’avenir de nos sociétés. Cet échec, il faut l’attribuer à la social-démocratie, qui a accepté les règles du jeu libéral en approuvant la plupart des traités d’austérité. Cela n’a mené qu’à des régressions, en matière de politique sociale, en matière de privatisations, notamment. On a pu imaginer, comme Paul Magnette en 2011-2012, que l’arrivée de Hollande en France ou le retour de la social-démocratie en Allemagne allaient provoquer un basculement stratégique. Il n’en a rien été. Pourquoi ? Mon analyse, c’est que le paradigme dans lequel la social-démocratie s’est enfermée – à savoir, se préoccuper uniquement de la répartition des produits de la richesse sans remettre en cause les fondements de l’économie libérale – l’a conduite à justifier l’injustifiable. En Belgique, le PS s’est plié à cette logique en votant la chasse aux chômeurs ou la privatisation du système bancaire. Dans ce dernier dossier, les libéraux n’étaient pas au gouvernement Allusion aux mesures prises sous les gouvernements Dehaene I et II, entre 1992 et 1999, notamment la cession de la CGER à la Société générale en 1993 (pour créer Fortis) ou la fusion entre le Crédit communal, Bacob et le Crédit local de France en 1996 (pour créer Dexia). Il s’agit là de dossiers emblématiques, à l’origine de la crise économique et financière. Partout où les social-démocraties ont appliqué l’austérité, c’est le drame. L’exemple français le montre : quand les gens sont dégoûtés de la gauche classique, ils basculent à l’extrême droite. D’une certaine façon, on peut être content que le PTB soit là en Belgique car, au moins, les gens restent à gauche… À propos du PTB lui-même, soyons clairs : nous n’avons pas à ce jour de « parti frère » en Europe. Nous avons longtemps été repliés sur nous-mêmes, au niveau national et international, mais le changement intérieur du PTB a eu une répercussion au niveau extérieur : nous sommes aujourd’hui un membre de plus en plus actif de la GUE Le groupe GUE (Gauche unie européenne) compte, au Parlement européen, 52 députés de 19 partis, dont Die Linke (Allemagne), le Front de Gauche (France), Izquierda Plural (Espagne), Syriza (Grèce), Sinn Féinn (Irlande), le PCP et le Bloco de Esquerda (Portugal). Le PTB ne siège pas au Parlement européen , une fraction du Parlement européen qui accepte aussi des partis n’ayant pas encore d’élus. Nous avons, au sein de la GUE, des contacts bilatéraux et multilatéraux avec un ensemble de partis. Je veux insister sur ce fait : nous sommes dans une logique d’apprentissage, de dialogue constructif, sans jeter d’anathème. C’est important, notamment, pour comprendre la grille de lecture du PTB en ce qui concerne la Grèce. Oui, nous avons soutenu Syriza dans sa résistance à la Commission européenne. Non, nous ne partageons pas, aujourd’hui, une certaine tendance à la capitulation. Mais nous ne jetterons pas d’anathème à ce sujet, car la situation est très complexe. La question grecque a montré à toute la « gauche de gauche » que la naïveté par rapport à la Commission européenne pouvait être fatale dans le rapport de force national. Les dirigeants de Syriza ont fait preuve d’une grande naïveté en croyant que François Hollande ou Matteo Renzi viendraient les soutenir dans leur logique keynésienne. Mais ayons aussi l’humilité de reconnaître que c’était la première fois qu’une autre voie était tentée. Nous ne mettons pas sur le même pied des partis qui sont dans l’establishment depuis 100 ans et des partis qui essaient de nouvelles choses. Par exemple, Podemos est un mouvement qui ne nous est pas du tout identique, mais nous avons au moins un point commun, c’est la répartition des salaires des députés Les élus du PTB, comme ceux de Podemos, restituent au parti tout ce qui, dans leur indemnité parlementaire, excède le montant d’un salaire modeste (environ 1500 euros en Belgique). Cette philosophie exprime notre rapport à la population : si on ne vit pas comme on pense, on commence à penser comme on vit.
Un débat crucial traverse toute la « gauche de gauche », celui de la participation au pouvoir. Quelle est votre position à ce propos ?
Raoul Hedebouw : Le cas grec montre, en tout cas, que le fait de participer au pouvoir sans un rapport de forces national ou international favorable finit par décrédibiliser la cause. Au Portugal, il n’y a pas eu un vote de confiance, mais l’inverse : le Bloc Le Bloco de Esquerda (« Bloc de gauche »), coalition de quatre partis de gauche radicale créée en 1999, a obtenu 10,2 % des voix aux élections législatives de 2015 et le PCP ont décidé de ne pas soutenir une motion de défiance contre le gouvernement socialiste. Pour le parti communiste portugais, c’est une manière de prendre ses responsabilités, puisque le peuple ne voulait plus de gouvernement de droite. C’est une forme de soutien extérieur, comme à l’époque du Front populaire, en France. Donc, l’histoire montre qu’il n’est pas indispensable de participer au pouvoir pour peser sur les décisions. Inversement, se mettre complètement de côté n’est pas la bonne solution non plus. Mais en tout cas, quand une gauche radicale a participé au pouvoir sans un rapport de force favorable, elle a subi un véritable laminage. Souvenez- vous de Rifondazione Comunista Lors de la dissolution du PCI en 1991, la majorité des militants adhéra au nouveau parti PDS et la minorité plus à gauche se regroupa dans le Partito della Rifondazione Comunista (« Parti de la refondation communiste ») : c’était un parti hyper-dynamique, implanté partout et qui fournissait le plus de députés de gauche radicale au Parlement européen. La participation de Rifondazione Comunista au gouvernement Prodi a été un drame pour la gauche italienne. Et ce ne sont pas seulement les interventions étrangères qui en ont été la cause : il y a eu notamment des privatisations. Bref, la question de la participation au pouvoir doit se poser dans le cadre d’un renforcement de la gauche : si c’est pour appliquer l’austérité libérale, on va à notre perte, à court, à moyen et à long terme. À l’échelle belge, la participation du PTB à un gouvernement qui devrait manœuvrer dans le cadre du TSCG me paraît impossible. Et en ce qui concerne une participation éventuelle aux exécutifs régionaux, nous avons plusieurs motifs de tension avec Paul Magnette : nous n’allons évidemment pas suivre sa logique de « coût-vérité » et de libéralisation du secteur de l’eau ; nous dénoncerons la privatisation de lignes de bus, et je pense qu’on ne pourra pas faire l’abstraction d’un débat sur le bilan de la gestion actuelle. Il faut un débat d’idées, bien sûr, mais aussi sur l’application des idées. Si les gens ne suivent pas François Hollande, en France, ce n’est pas parce qu’il ne dit pas de bonnes choses, c’est parce qu’il ne fait pas les bonnes choses.
Vous ne dites plus que le Parlement est seulement une tribune, vous dites qu’il faut une dialectique entre les luttes sociales et le Parlement.
Raoul Hedebouw : Exactement, et c’est l’évolution du PTB. Depuis 25 ans, la vie politique s’est enfermée dans le milieu parlementaire. La gauche doit se ressourcer dans la mobilisation des gens, c’est-à-dire être présente sur le terrain et participer aux mouvements sociaux. On ne peut pas gagner des électeurs s’il n’y a pas de mobilisation sociale. La France nous démontre que l’absence de luttes sociales, dans un climat délétère, empêche de marquer de points politiquement. De ce point de vue, mon sentiment à propos de toutes ces « gauches de gauche » est plutôt positif : elles sont très différentes, mais elles se retrouvent dans des dynamiques de mobilisation. Leur point commun, c’est qu’elles sortent, chacune à sa manière, du cadre du libéralisme et du cadre d’un simple parlementarisme dépassé. C’est leur différence avec la social-démocratie et c’est un motif de respect mutuel. Le juste curseur n’est pas facile à trouver, car un vent de droite balaye toute l’Europe. Prenons la question importante de la réduction du temps de travail. On l’avait mise à l’ordre du jour il y a deux ans, et le débat peut à nouveau se décanter aujourd’hui. C’est ça, notre rôle : ne pas rester enfermés dans le pragmatisme, dans le carcan libéral, et ouvrir les débats. La gauche n’a pu avancer qu’à partir du moment où elle a remis les règles en cause. Quand on revendiquait la journée des huit heures, on entendait les mêmes arguments : cela allait détruire l’économie, il fallait être « compétitif »…
Le point d’appui de cette dialectique, n’est-ce pas le mouvement syndical ?
Raoul Hedebouw : Avoir des syndicats aussi fortement implantés, c’est un acquis historique qu’on doit préserver. Aujourd’hui, en Belgique, on dit aux organisations syndicales : « attendez 2019 et on pourra reconstruire un nouveau rapport de force ». Dire ça, c’est semer le défaitisme. Si on arrive en 2019 sans luttes sociales, ce sera un boulevard pour la droite. On a besoin de luttes pour avoir confiance en nous-mêmes, c’est vraiment vital.
En Flandre, on a l’impression que des convergences entre Groen, SP.A et PVDA sont dans l’air. L’expérience de Borgerhout La commune d’Anvers, la plus peuplée de Belgique, présente la singularité d’être divisée en 9 districts dotés chacun d’un conseil élu. Borgerhout est l’un de ces districts, avec à sa tête une coalition SP.A-Groen-PVDA peut-elle connaître des prolongements ?
Raoul Hedebouw : Le cas de Borgerhout démontre que le choix de participer au pouvoir ne procède pas d’une décision de principe mais bien d’une analyse concrète et spécifique. À Borgerhout, il fallait faire barrage à la N-VA. Dans un district, on n’a pas le TSCG au-dessus de la tête ; en outre, les sections locales de Groen et du SP.A ont une tonalité rebelle par rapport à leur siège central. Ces circonstances ont permis le dialogue entre nous. Mais, bon, quand on voit les sorties de John Crombez où il remet en cause la Convention de Genève, c’est clair qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire. Cela n’empêche que depuis qu’il est à la tête du SP.A, ce parti n’est plus dans l’anathème. À l’inverse, à Liège, Jean-Claude Marcourt dit que le PTB est antidémocratique et Willy Demeyer le compare au mouvement rexiste…
L’écologie politique représente-t-elle, dans des pays comme la Belgique, une force intermédiaire entre la social-démocratie et la gauche radicale ?
Raoul Hedebouw : Quelle est exactement l’idéologie d’Écolo ? Ils refusent de dire s’ils sont de gauche ou de droite. Par exemple, pour la tendance dominante chez Écolo, le rapport à la lutte sociale n’existe pas. Cela s’est traduit notamment dans leur rapport avec l’austérité européenne : avoir voté le TSCG, c’est une rupture politique importante. Mais il y a aussi, selon nous, des points de rupture idéologiques. Écolo a défendu, et défend encore aujourd’hui, la libéralisation du secteur énergétique comme moyen de faire baisser les prix. Chez Écolo, quand il s’agit de relancer les investissements dans le secteur des énergies renouvelables, l’idée d’une certaine forme de planification ou d’interventionnisme dans l’économie n’existe pas. La « bulle » des panneaux photovoltaïques, ce n’est pas seulement une erreur technique de Jean-Marc Nollet, c’est une façon de dire : « On va résoudre les problèmes environnementaux par l’intermédiaire du marché, donc on va subventionner le marché ».
N’est-ce pas le vieil axe de partage au sein de la gauche : soit renforcer le rôle de l’État, soit faire confiance aux citoyens, aux associations, à l’auto-organisation ?
Raoul Hedebouw : La démarcation sur cette question est trop caricaturale. Je dirais plutôt : d’un côté, l’intervention voire la possession collective, et de l’autre côté, le marché. Pour moi, cela reste une ligne de partage importante à gauche, dans beaucoup de domaines : soit on se limitera à de petits débats sur la répartition des richesses, soit on devra décider si des secteurs importants doivent devenir ou redevenir collectifs, que ce soit au sein de l’État ou sous des formes coopératives.