Stratégie • Processus démocratique • Travail
Regards syndicaux sur le rôle de l’État
20.12.2021
L’analyse menée ici se base principalement sur des textes conclusifs – les résolutions – des congrès syndicaux fédéraux des deux plus grandes organisations syndicales interprofessionnelles, la CSC et la FGTB, depuis la fin des années 19501. Ne sont mentionnés que les congrès significatifs au regard du sujet abordé, soit le rôle économique de l’État
Au temps de la planification
Durant les « Trente Glorieuses », la planification est dans l’air du temps, à la fois portée par les organisations syndicales mais aussi intégrée dans les pratiques politiques qui entendent agir sur l’économie nationale. À l’occasion de son congrès de 1954, la FGTB fait la promotion d’une « planification souple ». Le syndicat socialiste va même un cran plus loin et revendique la démocratie économique par les pouvoirs politiques centraux. « En somme, le processus de la démocratie économique consiste à soustraire – jusqu’au point jugé désirable par le peuple – la direction des activités économiques au capital privé, pour la confier, selon des modalités appropriées, aux pouvoirs démocratiques centraux. […] La pleine démocratie économique ne peut se concevoir que si la source du pouvoir économique cesse d’être la propriété2. » Et cette démocratisation de l’économie se donne un objectif clair : « Une économie au service du social, au service de l’homme, organisée pour permettre le meilleur usage des techniques les plus avancées et stimuler constamment le progrès en vue de la domination du milieu naturel par les sociétés humaines3».
Durant cette même période, la CSC porte également l’ambition de la planification de l’économie et donne un grand rôle économique à l’État, mais d’une manière moins centralisatrice, en laissant par exemple une place réelle à l’initiative privée sous la forme du secteur associatif. À l’occasion de son congrès de 1964, elle rappelle ainsi qu’elle « reste favorable à une programmation économique » qui « doit se diriger finalement vers la satisfaction des besoins humains » et « garantir une croissance permanente et régulière de l’économie, base du progrès social, de l’accroissement des revenus, du plein emploi et de l’épanouissement de la personne. » Plusieurs conditions sont posées, dont celle que cette programmation économique doit « être indicative (donner une orientation) » et que, « en cas de carence de l’initiative privée et des groupes financiers, l’autorité publique doit pouvoir disposer des moyens qui lui permettent d’y suppléer4». À cette époque, la concertation entre interlocuteurs sociaux portait sur la programmation sociale, mais aussi sur la programmation économique.
Contrats et corpus commun
Au début des années 1970, c’est le contrôle ouvrier qui fait débat à la FGTB. Le secrétaire général Georges Debunne introduit les travaux du congrès de 1971 en rappelant l’objectif : construire une société socialiste par de la planification souple, celle-ci devant s’appuyer sur le contrôle ouvrier, « qui signifie avoir son mot à dire sans cogestion ». La FGTB porte alors l’idée que « seule l’autogestion des entreprises exercée dans le cadre d’une démocratie politique donnera aux travailleurs le maximum d’emprise sur leur travail5». Il faut attendre 1975, soit moins de trois ans après le rapport du Club de Rome6, pour voir à la CSC le début d’une critique de la croissance économique comme objectif des politiques publiques et économiques :
« La croissance économique ne peut pas continuer d’une façon illimitée. En outre, cette expansion économique effrénée crée des inconvénients ; ainsi l’équilibre entre la prospérité et le bien-être se voit rompu7.
Dans ses demandes, la CSC conforte le rôle des interlocuteurs sociaux, mais elle souligne pour une bonne part le rôle de l’État, en tant que régulateur important mais aussi en tant qu’acteur économique. Le congrès de 1975 propose ainsi « la révision fondamentale du droit des sociétés et en particulier de la société anonyme à capitaux » et « la participation des pouvoirs publics et la création d’entreprises publiques, en particulier dans des secteurs-clés8 ». La CSC va même jusqu’à proposer la régulation publique des salaires, sur la base du principe d’une tension salariale maximale de 1 à 5. Le caractère chrétien du syndicat n’est pas étranger à ces positions. Le matérialisme est clairement identifié comme la source principale du problème ; or l’Église n’a jamais cessé de dire la même chose.
Les années 1950, 1960 et 1970 font la part belle à la planification économique par l’intermédiaire de l’État, au moyen de la concertation sociale (en attendant la démocratie socialiste, pour la FGTB). Si l’on met de côté la référence de la CSC au monde associatif et à la libre initiative et son modèle de planification moins « contraignant » que celui de la FGTB, le tout forme en définitive un corpus doctrinal assez cohérent et commun aux deux grands syndicats. C’est ainsi que, de manière très concrète, tous deux s’accordent pour nommer les secteurs à nationaliser ou à développer fortement par le biais du service public : logement, énergie, transports en commun, santé, etc. On pourrait croire aujourd’hui que pareilles positions devaient sembler venir de l’autre côté du Mur de Berlin, et pourtant elles étaient alors débattues dans l’opinion sans trop de difficultés. Concernant le logement, par exemple, la FGTB revendique, lors de son congrès de 1962, « la construction de 60 000 nouvelles habitations par an, [estimant que] les sociétés de logement du secteur social sont les seuls organes sans but lucratif capables de réaliser une politique de construction et d’équipement collectifs ainsi qu’une pression rationnelle des prix de revient9 ». Et lors de son congrès de 1975, même si les débats sur le régionalisme10 y sont bien présents, c’est pour une bonne part la dénonciation du manque de planification qui caractérise le discours de la FGTB. Elle pointe particulièrement les défauts en matière de logement, de création d’emplois, de contrôle des prix..
La fin de la planification
En 1980, la CSC ose encore un discours affirmé sur le protectionnisme. « Le droit d’un pays de jouir d’une certaine indépendance économique suppose le droit de préserver des produits vitaux par des mesures de protection temporaires. Ces mesures doivent être inspirées par l’intérêt général d’une population. […] Le libre-échange ne peut être le seul régulateur […] tant pour les matières premières que pour les produits finis, tant pour les prix que pour le volume des mouvements commerciaux11 » La même année, la CSC approfondit ses positions en matière de planification : « Le besoin de planification publique est aussi basé sur la nécessité d’un contrepoids face à la planification de ces sociétés multinationales12 ».
Du côté de la FGTB, le rapport d’activités du congrès de 1980 pointe une thématique qui donnera le ton pour les années à venir. Il y est fait mention de deux avis émis conjointement par le Conseil central de l’économie (CCE) et le Conseil national du travail (CNT)13 à propos du Plan14. Ces avis analysent « les causes de l’insuccès du Plan, depuis ses débuts en 1960, à remplir les trois tâches suivantes : informer, orienter, démocratiser. Parmi ces causes, relevons : absence de volonté commune ; ouverture de l’économie belge ;manque de coïncidence entre législature et durée du Plan ; caractère trop global ; opportunités politiques ; absence d’évaluations. Les Conseils restent pourtant convaincus de l’utilité de la planification, moyennant certaines réformes15. » Ces constats marquent probablement un moment charnière : ils sont le signe du rétrécissement du champ de bataille syndical.
L’influence européenne
Dans les années 1960, les syndicats traitent de l’inflation, de la fixation des prix16 », de la balance commerciale et des politiques monétaires. Ils mettent la priorité sur ce qui relève des « réformes de structures », c’est-à-dire de la planification et de la programmation économique et sociale. Mais vingt-cinq ans plus tard, les contenus des congrès doctrinaux vont évoluer vers moins de « macro-économie ». C’est qu’il y a désormais un grand marché européen à créer et que les organisations syndicales partagent grosso modo cet objectif17.
Petit à petit, les préoccupations de l’emploi et du pouvoir d’achat prennent le dessus, sur fond du thème imposé de la « compétitivité ». Le caractère « macro-économique » des congrès s’estompe, de même que les volontés de réformes ou le rôle économique dévolu à l’État. Les débats sur l’économie générale et son organisation sont dorénavant renvoyés aux instances syndicales internationales. Le renoncement n’est pas loin. Relevons notamment ce changement de discours à l’occasion du congrès de 1993 de la FGTB : « La compétitivité est importante pour l’emploi et le pouvoir d’achat des travailleurs18. » En 1994, lors de son congrès extraordinaire d’orientation, la FGTB poursuit sur le chemin de ces « ajustements » doctrinaux : « Le choix ne réside toutefois pas entre le marché et l’État. L’un et l’autre doivent se compléter pour être au service des gens. Le marché est un moyen pour distribuer des biens et services. Les pouvoirs publics doivent corriger et orienter le marché et redistribuer les biens sociaux et culturels. Nous ne voulons bien sûr pas d’une “overdose” d’État. Un espace suffisant doit être réservé à la concertation sociale autonome entre patronat et syndicats, sans intervention publique. Les pouvoirs publics doivent pouvoir poursuivre leur propre politique, sans dépendre de normes financières sujettes à caution. […] Les services publics doivent […] être “au service du client” et s’adapter au monde en changement19. »
La même année, la CSC revendique « moins d’État » pour « plus de syndicalisme » : « Notre temps demande en effet un syndicalisme fort […]. Une société qui veut éviter trop de régulation publique, ou qui veut réduire celle-ci, doit accepter que cette régulation sociale soit assumée par les parties sur leur terrain, soit par des individus (contrats), soit par des groupes organisés (accords collectifs)20. »
Dans le contexte d’un État « fort » et d’une déstructuration de la concertation sociale21, les organisations syndicales opèrent ainsi un repli stratégique. Après des années de restrictions gouvernementales, le mouvement syndical concentre ses efforts sur la préservation de la concertation sociale au niveau des entreprises et des secteurs. Au niveau interprofessionnel, l’action portera désormais essentiellement sur la gestion globale de la sécurité sociale, le droit du travail (via le CNT) et les accords interprofessionnels fixant pour l’essentiel la marge salariale.
Les temps des crises
Vient ensuite la crise financière de 2008. Les débats croissants sur la protection de notre environnement, du climat et de la biodiversité se sont imposés et le rôle de l’État est remis en question. Enfin survient la crise socioéconomique issue du contexte de la gestion sanitaire de la pandémie de covid-19. Ces éléments concrétisent l’urgence pour l’État d’endosser certains rôles en tant qu’acteur économique et redonnent de la vigueur à de vieilles propositions. Mais sans remettre en cause plus qu’il ne le faut les dogmes économiques profonds de l’époque actuelle.
En juin 2020, la FGTB publie son Manifeste post-corona : Notre vaccin contre la crise sociale22. L’organisation y revendique plus de sécurité sociale pour les victimes de la crise, une revalorisation des travailleurs des secteurs essentiels et de l’ensemble des travailleurs sous-payés (14 euros brut de l’heure). Elle exige également plus d’investissements dans les soins de santé. Concernant les aides économiques aux secteurs mis en difficulté par les confinements, la FGTB demande davantage de conditionnalité et, le cas échéant, des prises de participation publiques pour mettre certains secteurs essentiels sous contrôle public, dans l’énergie par exemple. Elle prône les filières courtes, l’économie circulaire, la fiscalité juste.
Du côté de la CSC, c’est en octobre 2020 qu’est dévoilé son « plan de transition économique et sociale ». La protection sociale des assurés sociaux et des travailleurs y figure en haute priorité. Il y est aussi question d’investir dans la « transition juste ». La secrétaire générale Marie-Hélène Ska résume ainsi l’objectif : « Notre boussole, c’est une transition juste et des pouvoirs publics qui, plutôt que de subventionner tous azimuts, indiquent un cap et des objectifs à atteindre. Ils doivent également définir les secteurs où des investissements massifs doivent être faits. Selon nous, ils doivent certainement investir prioritairement dans l’isolation des bâtiments et dans la mobilité23 ». Y figurent également la promotion du service public, la justice fiscale, une nouvelle organisation du travail et de la mobilité et la nécessaire « correction » des « excès de la mondialisation ».
Fort d’un contexte politique où la puissance publique, sous le motif légitime de l’urgence sanitaire, sera intervenue bien plus qu’elle ne l’avait fait depuis des années, le mouvement syndical reprend donc de la vigueur et tente de promouvoir une régulation plus forte de l’économie, sa planification et un rôle économique propre à l’État, par du protectionnisme ou par un service public plus présent, y compris dans des secteurs d’activités confiés jusqu’ici au marché. Mais ces propositions relèvent encore de la gestion de l’urgence. Le long terme attendra encore un peu ; la gestion du court terme ne permet probablement pas de s’y consacrer plus énergiquement.
Prospective
Toutefois, les débats internes se poursuivent et des perspectives se dégagent. Ainsi, du côté francophone, un nombre important d’organisations syndicales et d’associations ont formulé des revendications communes pour, ensemble, « Faire front ». La priorité de ce mouvement vise à constituer des « états généraux pour un nouveau pacte social, écologique et démocratique » afin de rencontrer les objectifs suivants : dégager de nouvelles ressources en remettant en cause les politiques budgétaire et monétaire ; refondre les politiques fiscales ; renforcer la protection sociale, les services publics et non-marchands ; augmenter le salaire minimum ; réduire collectivement le temps de travail, et « faire sortir de la logique de marché et du profit une série de secteurs essentiels, tels que l’énergie, la santé, la culture, le logement, les transports, la poste, les banques, etc., afin de garantir une réappropriation et un contrôle citoyen sur ces productions de richesses essentielles24 ».
Enfin, il s’agit d’investir dans la transition écologique « par des investissements publics dans les secteurs nécessaires à la pérennisation de la société (infrastructures énergétiques, politiques publiques d’isolation du bâti, investissements dans la relocalisation, développement de l’agroécologie paysanne, des transports publics et légers, etc.)25 ».
Même s’ils ne reprennent pas les « vilains mots » d’une autre époque (« planification », « réformes de structures » …), on perçoit tout de même, en filigrane de ces discours, le souhait des syndicats d’une reprise en main publique de la gestion économique, sous l’effet conjugué de la nécessité d’une relance économique et du défi climatique. La question pendante reste celle du rôle des syndicats dans la gestion publique de l’économie et de leur participation aux divers lieux de concertation. Cette question était régulièrement débattue dans le passé.
Étonnamment, ce thème – miroir de celui du rôle économique attribué à l’État – est peu abordé dans le discours syndical actuel. Pourtant, la possibilité d’une planification démocratique émerge aujourd’hui concrètement avec la mise en œuvre du Plan de relance européen dans toutes les entités du pays. Ce Plan a été peu ou mal discuté (sinon pas du tout) avec les interlocuteurs sociaux, à tous les niveaux de pouvoir, particulièrement en Fédération Wallonie-Bruxelles. Or cette dernière, outre sa dette croissante et ses besoins insatisfaits, englobe des secteurs parmi les plus à même de concrétiser un rôle accru de l’État en tant qu’agent économique : l’enseignement, la recherche, la culture, le sport, la jeunesse, l’enfance, etc. Mais les pouvoirs publics ne semblent pas encore prêts à renforcer leur rôle économique au-delà des mesures d’urgence. Et sans interlocuteurs politiques en suffisance, les syndicats ne peuvent que difficilement sortir de l’étau dans lequel les ont enfermés les années « Martens-Gol » et les traités européens. Le temps social est un temps long.