Retour aux articles →

« Réenchanter la pédagogie universitaire »

Auditoire Janson, prise en février 2008 par Phil Whitehouse
Auditoire Janson, prise en février 2008 par Phil Whitehouse

À l’occasion de la préparation de notre numéro spécial « Alors, on débat ? », nous avons eu la chance d’interviewer très longuement Anne-Emmanuelle Bourgaux. Si une grande partie de son interview a déjà été publiée, ici et ici, nous l’avions également interrogée sur les liens entre sa conception de la démocratie et ses pratiques d’enseignement. Est-il possible d’articuler pédagogie universitaire et exercice de participation directe et horizontale ? Sans surprise, sa réponse est un oui franc.

Vous vivez cette pratique de « l’agora » dans votre enseignement. Même dans un « lieu tiers » comme l’université, il y a des visions différentes de la démocratie. À travers votre pratique pédagogique, vous mettez en avant une « école démocratique »…

Ce serait incroyable de prôner la démocratie dans ma recherche, dans mes écrits, dans les médias, et de ne pas la mettre en œuvre. Évidemment, comme je suis professeure, je suis un pouvoir et à ce titre se joue dans mon enseignement et depuis ma place la même chose qui se joue au niveau de la structure de l’État. Je dois essayer de trouver une cohérence. Si je dis que l’État belge, dont les structures constitutionnelles datent pour une grande part du XIXe s., doit évoluer, alors il faut que je repense le rôle du professeur – qui tient aussi de la verticalité du XIXe s. : on est beaucoup en chaire, on donne des cours ex cathedra

Ce serait incroyable de prôner la démocratie dans ma recherche, dans mes écrits, et de ne pas la mettre en œuvre.

Je l’ai fait, d’abord, avec ce que j’appelle les « initiatives 3 R », 3 R pour « réenchanter la citoyenneté », « revaloriser la place de l’Université dans la cité » et « réenchanter la pédagogie universitaire ». Ces initiatives sont toujours créatives, out of the box, et elles mettent en œuvre la citoyenneté en donnant la parole aux étudiant·es. Par exemple, on a créé des assemblées constituantes : les étudiant·es adoptent des positions en matière constitutionnelle, ils les défendent et nous invitons du public, qui assiste et vote directement sur ces propositions. Nous l’avons aussi fait à propos de la cour d’assises et du jury, au moment où le pouvoir politique les remettait en question. Les étudiant·es de l’École de droit de Mons ont adopté différentes positions et on les a soumises au vote. En tant que juristes, ils auront ce rôle d’explication du modèle à destination des citoyen·es, car nous, juristes, avons la chance d’y comprendre quelque chose, nous avons une mission. C’est la collectivité qui nous paie (les enseignants mais aussi les étudiants), donc nous devons ce travail de vulgarisation et de pédagogie à la collectivité.

Dans ces assemblées constituantes, les étudiant·es effectuent un travail de pédagogie à destination du grand public, le public exerce sa citoyenneté et, en plus, c’est joyeux. Nous avons aussi mis en œuvre un « laboratoire démocratique » : les étudiant·es proposaient des initiatives, des idées pour revaloriser la démocratie en Belgique et les gens pouvaient voter. Nous avons fait un escape run1 électoral sur la base du récit suivant : Sherlock Holmes et le Dr Watson ont résolu tous les mystères, mais l’énigme des élections en Belgique, ils n’y comprennent rien, donc il faut les aider. Et on a donné des bases sur des sujets fondamentaux qui ne sont pas assez expliqués : quels sont les niveaux de pouvoir, qui est élu direct et qui indirect, quelles assemblées vont-elles être renouvelées, comment vote-t-on ? C’est fondamental, parce que l’aspect démocratique de la démocratie représentative n’est pas évident, nous devons le comprendre, au moment où on va vers les élections, à quel niveau de pouvoir on vote, pour quels enjeux, etc. Si on ne comprend pas cela, l’acte de vote se réduit à un rituel. On dit souvent que l’enfer réside dans les détails : le paradis aussi !

Nous avons également organisé la « ligue des assesseurs » : on était une quarantaine, on était des super-héros des temps modernes et on se présentait volontairement comme assesseurs dans les bureaux de vote partout dans le Hainaut. Cela a permis non seulement de contribuer très concrètement au fonctionnement démocratique, mais aussi d’évaluer le dispositif qui permet d’être volontaire. On s’est rendus compte que ce n’était pas appliqué de la même manière selon les endroits et on a rédigé un rapport qu’on a adressé à la Région wallonne. Cela a aussi permis d’évaluer le droit électoral dans la pratique. Nous nous sommes rendus compte que certains assesseurs avaient reçu des formations, d’autres pas, que certains avaient des manuels, d’autres pas. Nous nous étions formés, donc les présidents de bureaux étaient contents parce que nous avions notre code électoral sous la main, nous pouvions aider très concrètement. Je veux faire de mes étudiant·es des bons juristes mais aussi de très bons citoyen·nes. Donc, on avait élaboré aussi un simulateur de vote, auparavant, pour qu’ils s’entraînent, de nouveau avec des citoyen·nes. Par après, nous avons essayé de penser à des améliorations.

Aujourd’hui, on pense que le droit covid-19 est derrière nous. Mais il y a aussi un covid long pour nos institutions.

La dernière initiative 3R, qui est toujours en cours, est le Labovir-IUS, laboratoire d’analyse juridique du droit covid-19. Chaque semaine depuis deux ans, nous nous réunissons en ligne avec les étudiants et étudiantes pour discuter de ce droit très particulier. Aujourd’hui, on pense que le droit covid-19 est derrière nous. Mais il y a aussi un covid long pour nos institutions…  Nous nous saisissons de cas pratiques réels, qui nous concernent ou que des citoyens nous soumettent, pour penser (et panser ?) notre fonctionnement démocratique pendant et après la pandémie. Dans les tensions entre droit à la santé, droits politiques, droits économiques et sociaux, nous ne mettons pas tous le curseur au même endroit. C’est un exercice pratique et concret de dialogue : c’est très riche. La dernière séance a été consacrée au dossier de l’APD (Autorité de la Protection des Données). Là, nous sommes tous d’accord : nous sommes scandalisés par le sort réservé aux deux directrices qui ont lancé l’alerte et ont pris des risques pour nos données personnelles. Plutôt que de leur donner une médaille, l’État belge leur a fait une vie d’enfer. Former les étudiant·es à réagir en temps de crise, mais aussi à rester vigilants quand la crise s’éloigne, tout en restant ouverts au dialogue : à notre époque, c’est crucial. Ce sont toujours des initiatives à 360°, bénéfiques pour les étudiant·es, pour les citoyen·nes et pour nous.

Entretien réalisé par Thibault Scohier le 4 février 2022 et retranscrit par Jean-Jacques Jespers ; ajouts au cours de l’été 2022.