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Redistribution et reconnaissance

justicesociale
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23 ans ! En 1997, il y a donc 23 ans, cette revue consacrait son premier numéro à la Belgique qui s’enfonçait dans la tourmente des problèmes communautaires. Déjà, à l’époque, ce choix ne fut pas évident. Était-ce bien le rôle d’une revue de gauche de se profiler sur un tel terrain ? La gauche dont nous nous réclamions, c’était celle de l’Internationale, des prolétaires qui n’ont pas de frontières, du refus du nationalisme.
Nous nous voulions « citoyens du monde ». À nos yeux, le « communautaire » ne pouvait être qu’une diversion qu’on n’avait vraiment pas besoin d’alimenter.

Et on ne l’a pas fait puisque, pendant ces 23 ans, Politique n’a consacré qu’un seul dossier à l’état des lieux institutionnel de la Belgique. Pourtant, le « communautaire » n’a jamais quitté très longtemps le premier plan de l’actualité, en perturbant l’agenda socioéconomique où les partis et les mouvements sociaux progressistes se sentent naturellement le plus à l’aise.
Ce « communautaire » a fini par les miner de l’intérieur en divisant profondément leurs propres rangs.

La Wallonie fut la première région industrialisée du continent européen, celle où le mouvement ouvrier a planté ses racines les plus profondes. Mais c’était au XIXe siècle. Aujourd’hui, la « classe ouvrière » n’est plus ce qu’elle était. Celle de l’époque était en « col bleu », concentrée dans le sillon industriel Sambre-Meuse-Vesdre, et avait principalement des aspirations, et donc des revendications, matérielles. Autres traits de l’époque : elle était uniformément « blanche » et masculine. Quant à l’identité nationale, la volonté internationaliste de la nier n’a rien pu faire contre le retour d’un refoulé profond. L’attachement à sa terre, à sa culture, à sa langue est un sentiment puissant dont on ne devrait faire honte à personne. Ce fut une faute historique de la gauche sociale-démocrate de ne pas avoir su ni même voulu l’intégrer dans son logiciel, du moins pour ce qui concerne « l‘autre » communauté.

J’appelle ici à la rescousse deux réflexions qui m’accompagnent de longue date.
La première est de l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf. Dans Les identités meutrières (1998), il écrivait : « Lorsqu’on sent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit en affirmant avec ostentation les signes de sa différence. Pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute. Si à chaque pas que l’on fait, on a le  sentiment de trahir les siens, de se renier, la démarche en direction de l’autre est viciée ; si celui dont j’étudie la langue ne respecte pas la mienne, parler sa langue cesse d’être un geste d’ouverture, il devient un acte d’allégeance et de soumission. » À la fin du siècle dernier, Amin Maalouf réagissait ainsi à ce qui se jouait déjà dans la société française dont l’injonction assimilatrice se heurtait à la nouvelle affirmation musulmane. Mais cette évocation éclaire aussi rétrospectivement l’aveuglement des progressistes qui a poussé le mouvement flamand vers la droite.

La seconde est de la philosophe étatsunienne Nancy Fraser. Pour moi, c’est la clé de compréhension des luttes sociales d’aujourd’hui. Dans Qu’est-ce que la justice sociale ? (La Découverte, 2011), elle résume son propos : les luttes pour l’égalité sont aujourd’hui de deux types, désormais inséparables, soit les luttes « de redistribution » – les luttes « classiques » – et les luttes « de reconnaissance ». Là, les inégalités découlent, écrit-elle, « des modèles sociaux de représentation qui, lorsqu’ils imposent leurs codes d’interprétation et leurs valeurs et cherchent à exclure les autres, engendrent la domination culturelle, la non-reconnaissance ou le mépris[1.Le Monde diplomatique, juin 2012. Consultable en ligne.] ». On y retrouve les luttes portées par d’autres groupes dominés, comme les femmes et les minorités issues de l’immigration. À sa naissance, le mouvement ouvrier s’est construit sans elles. Mais, aujourd’hui, elles constituent une part importante d’un monde du travail qui s’est profondément transformé dans sa composition comme dans ses aspirations.

Non, les luttes de reconnaissance ne constituent pas une diversion. Elles n’écartent pas des combats communs pour la justice et l’égalité sociales. Au contraire : elles sont la garantie que chacun et chacune puisse y trouver sa place en ayant « les bras ouverts et la tête haute ».

Le défi d’aujourd’hui est de réussir à les articuler avec les luttes de redistribution, sans décider a priori d’une hiérarchie entre elles. Évitons de reproduire les erreurs du passé qui ont fracturé et fracturent encore la gauche belge entre le nord et le sud. En complétant le dispositif de Nancy Fraser par un troisième côté du triangle : les luttes écologiques.

23 ans ! C’est un fameux bail. En 1997, nous étions trois à lancer cette revue qui n’était adossée à aucune institution, avec Bernard Richelle, qui en assure toujours avec discrétion la solidité administrative et financière, et Hugues Le Paige, qui en fut avec moi le visage public jusqu’à sa retraite comme directeur en 2017. C’est aujourd’hui mon tour. Il est plus que temps : cette revue a besoin de sang neuf et d’une nouvelle impulsion. Avec Vaïa Demertzis qui prendra seule le relais dès le prochain numéro, Politique est en de bonnes mains. Je continuerai à participer à l’aventure, mais deux pas en arrière.