Processus démocratique
Quels remèdes au grand blues des Belges ?
02.02.2023
On ne reviendra pas ici sur les questions méthodologiques que peut soulever la technique du sondage et qui incitent à prendre avec prudence les pourcentages avancés ; ces réserves n’empêchent toutefois pas de constater et de commenter les tendances générales retrouvées, d’autant moins qu’elles font déjà l’objet d’abondants commentaires dans la presse.
La pandémie de covid-19 et son cortège de restrictions des libertés inédit en temps de paix, la guerre en Ukraine et le retour de l’angoisse de l’apocalypse nucléaire, l’inflation au plus haut depuis 50 ans et les factures impayables, les inondations puis la sécheresse révélatrices d’une perturbation climatique profonde… Quoi de surprenant à ce que les Belges n’aient pas le moral ? Ce qui interpelle surtout, c’est qu’ils aient tendance à en rendre responsables le monde politique, dans lequel ils semblent perdre confiance.
Autoritarisme ou démocratie directe ?
Quelles solutions préconisent les citoyens pour rendre à la gouvernance son efficacité ? Parmi les résultats les plus commentés dans la presse figure la progression du soutien à une gouvernance autoritaire, passé de 52,1 à 66,2 % entre février 2020 et juillet 2022. Pour 71 % des sondés, « il faudrait vraiment se débarrasser des élites actuelles (économiques, financières, politiques, médiatiques) car elles agissent contre les intérêts des vrais gens comme moi ». Pour 59 %, il faut « permettre à un vrai chef élu d’effectuer des changements en profondeur, il ne faut en aucun cas qu’il soit gêné dans son action par des gens non élus, c’est-à-dire des juges, des journalistes, des fonctionnaires, des lanceurs d’alerte, des activistes de tous types, des intellectuels critiques, etc. ».
De tels pourcentages ne sont pas inattendus. Pourquoi la Belgique serait-elle à l’abri d’une évolution constatée déjà chez nos voisins ? Les Belges pourraient aisément être séduits par un leader providentiel, un Berlusconi, un Trump ou un Orban. Mais notre système politique (scrutin à la proportionnelle à tous les niveaux de pouvoir et compétences éclatées dans un système fédéral) n’en permettrait pas l’émergence.
Toutefois, un autre résultat particulièrement élevé mérite d’être mis en avant : pour 70 % des sondés, il y a « un épuisement du modèle parlementaire traditionnel, il faut que le peuple décide directement lui-même de tout ce qui le concerne et exprime sa volonté notamment par des referendums d’initiative populaire et [il ne faut] pas faire confiance dans les professionnels de la politique ». On peut considérer que cela est exactement l’inverse d’une gouvernance autoritaire, bien que les auteurs du rapport classent ce positionnement parmi les indicateurs d’une adhésion à un modèle de société fermée ou « tribale ». Chez les partisans d’une société ouverte, on retrouve également cette aspiration à une implication permanente des citoyens, mais via des mécanismes de démocratie participative.
Dans tous les cas, les sondés montrent une désaffection vis-à-vis de notre système politique et une volonté de rétablir, ou d’établir, une démocratie correspondant davantage à la définition simple qu’on nous en enseigne à l’école : « Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », selon Abraham Lincoln. Encore une fois, qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Nos structures institutionnelles sont particulièrement complexes, nos gouvernements sont nécessairement de coalition avec tout ce que cela implique de renoncement par rapport aux programmes défendus devant l’électeur et notre particratie donne un grand pouvoir aux présidents de parti qui ne sont pas élus par la population.
Confiance et inégalité
Ajoutons à ces faiblesses structurelles que, de façon récurrente, des manquements éthiques dans le chef des responsables politiques sont constatés et dénoncés par la presse. À cet égard, on n’ose imaginer dans quelles profondeurs abyssales la confiance envers les politiques aurait sombré dans un sondage réalisé maintenant, au lendemain des révélations de dépenses somptuaires au Parlement wallon et d’un scandale de corruption de très grande ampleur au Parlement européen… Bref, le signal paraît clair. Et les remèdes le sont également : instaurer la transparence, respecter l’éthique et organiser la participation.
À côté de la méfiance envers les gouvernants, le déclin de la confiance est également renforcé par le développement des inégalités. Le pilote de cette étude, le sociologue Benoît Scheuer, rappelait dans Le Soir les propos de Paul De Grauwe au magazine Imagine en 2018 : « Quand les inégalités deviennent trop fortes, le consensus social se détériore et on risque d’aboutir à une situation où une grande partie de la population vit dans le ressentiment, éprouve une sensation d’injustice permanente, avec la tentation d’un changement brutal pour en finir avec cette injustice. » Et B. Scheuer de poursuivre : « Si les individus ont la perception, je dis bien la perception, que le pouvoir politique et d’autres institutions comme la justice, l’enseignement, etc. ne les protègent plus, ne peuvent plus améliorer leur vie quotidienne, laissent les injustices et les inégalités se développer, ils ont peur du déclassement social, pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux, se sentent abandonnés. » La dérégulation et la globalisation ont accru les inégalités. Ainsi que le rappelait un rapport récent d’Oxfam, en Belgique, 1 % des plus riches possède près d’un quart de toutes les richesses du pays, soit plus que 70 % de la population nationale. En période de crise, l’augmentation des revenus et du patrimoine de quelques-uns nourrit logiquement le ressentiment des autres et participe d’une fragilisation de la cohésion de la société. Réduire les inégalités apparaît ainsi comme le quatrième remède à mettre en œuvre pour restaurer la confiance.
Quelques nuances
Notons toutefois que quelques éléments à la tonalité différente peuvent être trouvés dans les résultats de cette nouvelle édition de Noir Jaune Blues. Les auteurs de l’enquête ont classé les sondés en deux groupes en fonction de leurs aspirations « à la re-tribalisation » ou « à fonder des sociétés ouvertes ». Le premier groupe (52 % des sondés) se caractérise par le repli sur soi, la famille ou le groupe. Le second (21,9 % des sondés) réunit des individus qui veulent être des acteurs du changement. Entre les deux, les indécis (26,1 %) se tâtent ; ce sont les « ambivalents ». À l’intérieur de ces catégories, un signal à relever : les jeunes sont plus nombreux à aspirer à une société ouverte, tout comme les Bruxellois (43,5 % des sondés de la Région-capitale aspirent à fonder une société ouverte, alors que 36,2 % sont tentés par la re-tribalisation). Autre enseignement important : plus le niveau d’études est bas, plus on a tendance à aspirer à la re-tribalisation ; l’éducation offre donc une solution.
Quelque 74 % des Bruxellois (et parmi eux 77 % des jeunes de 18 à 25 ans) sont d’accord avec l’affirmation suivante : « Je souhaiterais vraiment plutôt vivre dans une nation où tous les citoyens ont les mêmes droits quelles que soient leurs origines, leurs cultures, leurs croyances ou leurs religions et je crois que la diversité culturelle est une richesse », ce qui représente plus du double du pourcentage d’avant la pandémie de covid-19, en février 2020. Ce chiffre contraste avec les pourcentages élevés d’adhésion à divers préjugés xénophobes, racistes ou antisémites (57 % des sondés estimant que « les musulmans veulent nous imposer leur façon de vivre » et 44 % que « les Juifs ont un rapport particulier à l’argent »)… Mais peut-être convient-il de se réjouir qu’en dépit de tels préjugés, un pourcentage important de la population souhaite tout de même faire société ensemble…
Un autre chiffre est à épingler : 78 % des sondés « pensent vraiment que le dérèglement climatique et les pandémies ont la même source, c’est-à-dire l’emprise grandissante de certaines activités humaines sur tous les milieux naturels » et 87 % adhèrent à l’idée que « si rien n’est fait en profondeur, d’ici 30-40 ans, l’état de la planète se sera très fortement dégradé et la vie sera devenue très difficile car le dérèglement climatique et la destruction de la biodiversité se seront accentués ». En revanche ils sont moins nombreux à penser que l’on peut efficacement mettre en œuvre des solutions.
Si la présentation dominante de l’étude Noir Jaune Blues suscite l’inquiétude quant aux résultats et à l’état de notre société, certains de ses enseignements conduisent à une approche plus nuancée. Sans vouloir verser dans un optimisme injustifié, il est sans doute intéressant de prendre conscience du fait que si l’idée d’un « monde meilleur de l’après-covid » paraît bien loin, ce n’est pas tellement que l’aspiration au changement a disparu, mais que notre confiance dans notre capacité collective à y parvenir s’est émoussée, et que ce manque de confiance est alimenté par les images négatives dont nous sommes entourés. Y compris peut-être par la tonalité des commentaires de ce Noir Jaune Blues…
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; drapeau belge, pris en octobre 2010 par fdecomite.)