Politique
Quelle type de politique culturelle en Flandre ?
12.06.2006
Kate Ryan — et avec elle la Belgique — n’a pas réussi à survivre au premier tour du concours Eurovision. Malgré les 60.000 euros de subsides que lui avait attribués Bert Anciaux, le ministre flamand de la Culture. Cette allocation, officiellement destinée, entre autres, à promouvoir la Flandre (par le biais d’une chanson anglaise avec un titre français qui représente la Belgique!) illustre un certain enchevêtrement entre les mondes politique et médiatique, voire du showbusiness, flamands. Le mini tumulte autour de ce subside reflète quant à lui la légèreté qui caractérise parfois le débat socio-politique au Nord du pays. Mais surtout, ce choix du ministre reflète une politique culturelle qui se veut tout sauf élitiste. Une culture politique aussi, qui cherche à accroître la participation culturelle, en considérant la culture comme un facteur d’intégration sociale. Partant tous deux d’un point de vue différent, qu’ils expriment dans leur propre style, les auteurs de ces deux textes questionnent de façon légère mais critique quelques prémisses de la politique culturelle flamande.
À bas l’élitisme culturel, vive Kate Ryan!
Ce texte paru le 25 mars 2006 dans le chronique hebdomadaire du samedi ‘Hamer & Sikkel’ dans laquelle, entre autres, Jeroen de Preter passe en revue l’actualité culturelle. Un bon chroniqueur n’hésite pas à caresser Monsieur-tout-le-monde à rebrousse-poil. Avec cette idée en tête, je décidai donc ce matin de me profiler en chaud partisan des subsides pour notre candidate au concours de l’Eurovision, Kate Ryan. Je savais que ce ne serait pas chose facile, mais comme le disait mon vieux père: pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? Si Jef Vermassen Ndlr: avocat pénaliste.. peut faire acquitter un assassin, je dois au moins être capable de tirer notre ministre de la Culture d’une position plutôt épineuse, non? Eh bien, non. Douze heures environ après avoir écrit, plein de bonne volonté, la première phrase d’une prise de position en faveur des subsides pour Kate Ryan, je jette le gant, moralement épuisé et je vous dis: défendre cette décision est une tâche impossible. Au début, ma défense de la dernière décision en date d’Anciaux marchait plutôt bien. Je m’étais d’emblée lancé dans l’arène pour dire combien je condamnais le dédain avec lequel on traite la culture populaire dans les cercles cultivés. L’idée que dans ces milieux, les 60.000 € accordés à Kate Ryan sont considérés comme la fin définitive de notre civilisation ne faisait que renforcer mon enthousiasme en faveur d’Anciaux. Cependant, cet enthousiasme n’a pas duré. Il en a pris un coup lorsque je réalisai qu’une tirade contre l’élitisme culturel n’est pas un argument valable en faveur de la subsidiation la campagne de Kate Ryan pour l’Eurovision. Ce qui m’a amené tout aussitôt à cette autre question : mais quel argument, dans ce cas? Comme je n’en trouvai aucun, après une longue réflexion, il ne me restait plus qu’à aller chercher les arguments de notre ministre de la Culture lui-même. Hélas! Ils ne se sont pas avérés suffisamment solides pour étayer ma chronique. À la question de savoir pourquoi une artiste comme Kate Ryan, déjà extrêmement populaire à son jeune âge et qui nage dans l’argent, devait encore recevoir des sous de nous, pauvres contribuables, Anciaux répondait par une comparaison avec les subsides offerts au plasticien Luc Tuymans, célébré au-delà de nos frontières. «Nous avons subsidié Luc Tuymans durant des années», explique Anciaux, «et lui aussi a un grand succès commercial». Le problème de cet argument, c’est qu’il est totalement faux. Tuymans n’a pas été subsidié depuis des années, son succès n’est donc pas venu grâce aux subsides. Si l’argent donné à Tuymans est un argument, il ne justifie pas qu’on donne des subsides à Kate Ryan, mais plutôt à un artiste encore inconnu, pauvre mais plein de talent. Le couchant jetait déjà ses derniers feux sur la rédaction lorsque j’eus soudain l’idée d’un dernier argument, et non des moindres. Le rayonnement international de la Flandre, comment pouvions-nous l’oublier! Car imaginons — notre optimisme est démesuré certains jours de printemps — imaginons que le subside mène à une brillante victoire de Kate Ryan à Athènes. Cette victoire ne rayonnerait-elle pas sur toute la Communauté flamande? Et ne pourrons-nous pas alors, tous ensemble, nous réjouir du succès de notre Kate Ryan? Je jetai alors un regard sur notre histoire nationale. Car notre pays a déjà gagné le prix de l’Eurovision. La gagnante s’appelait Sandra Kim, une Wallonne. Je pensai à Sandra et à la Wallonie et à ce qui leur est advenu depuis cette glorieuse victoire. Et je commençai à écrire la chronique que vous avez sous les yeux…
Cuisiner avec Bert
Marc Reynebeau Journaliste, auteur et historien. Ce texte est paru dans la chronique hebdomadaire du Standaard ‘Overstekend Wild’ du 21 mars 2006. Samedi dernier, j’ai découvert que j’étais un spécialiste de la poêle. Car le panais Ndlt : le panais est une «Herbe aromatique aux fleurs jaunes… autrefois importante dans l’alimentation humaine» (Larousse).. peut être préparé de toutes les façons imaginables ; mais sans réfléchir longtemps, j’ai choisi de le faire mijoter. Hélas, ce ne fut pas un succès. Une partie a attaché, le reste est tombé en morceaux. Mais bon, c’était la première fois que je préparais du panais, et encore, sur les conseils du magazine de ce journal. C’était même la première fois que j’en mangeais. Plus encore, je n’avais encore jamais vu de panais auparavant. Pourtant, c’est un produit très identifiable : il ressemble à une carotte, mais de forme plus conique et d’une couleur jaune clair. Il est difficile de trouver le panais dans un magasin. Autrefois il avait le statut de nourriture de base, mais l’importation de pommes de terre, il y a plusieurs siècles, l’a dégradé au rang d’aliment pour bétail. Maintenant, il est de nouveau à la mode, grâce à son aura d’aliment sain et authentique. Entre-temps, j’ai fait mijoter une autre casserole de légumes, des haricots. C’est sans doute dû à l’âge, mais ces derniers temps, je choisis plus souvent des produits que ma grand-mère avait l’habitude de cuisiner. J’étais donc là à préparer gaiement de bons petits plats, très content de moi. Jusqu’à ce que je croise mon reflet dans l’inox de la hotte. Cela peut se révéler très interpellant. J’ai été submergé par le doute : regardez-moi, pensai-je, en train de me délecter de cette façon si petite-bourgeoise d’être sain et authentique. Il s’est révélé que les haricots choisis avec nostalgie provenaient du Kenya. Qu’ai-je à faire de ces haricots si, pour les amener jusqu’à moi, il faut un avion qui, en chemin, creuse encore le trou dans la couche d’ozone ? Ce coût environnemental est une horreur écologique. J’ai allumé une cigarette (pas si saine, mais hélas très authentique) et réfléchi à la situation. C’est ainsi que le panais subit son déclin culinaire. Et soudain je trouvai moins sympathique la décision annoncée peu auparavant par le ministre de la Culture Bert Anciaux, qui propose d’organiser en novembre une «semaine du goût» pour promouvoir le patrimoine culinaire – ce que j’étais déjà en train de faire avec mon panais – et d’accomplir ainsi une bonne action (ah, quel idéaliste…) en matière de participation et d’intégration et blablabla. Steve Stevaert, le père spirituel du projet d’Anciaux, est certes aujourd’hui gouverneur du Limbourg, mais il n’a rien perdu de con côté anti-intellectuel. Car, dit-il, «je n’ai rien contre la culture, mais il doit y avoir aussi à manger». Cela m’a fait penser à un cliché éculé : je n’ai rien contre les étrangers, mais… Je n’étais pas loin d’entendre : je n’ai rien contre la culture, mais cela ne doit pas être trop culturel. Et c’est vrai que le patrimoine culinaire soufflait déjà des quatre coins du monde avant l’invention des Boeings. Mais comment Anciaux compte-t-il faire rimer le chicon du terroir du Brabant flamand, récemment pris sous sa protection personnelle par le Ministre-président flamand, avec l’intégration des allochtones ? Il lui faudrait alors mettre en application cet autre cliché : que les immigrés prouvent leur «intégration» en préparant du chicon enrobé de jambon avec une sauce au fromage. Non qu’il faille s’opposer au patrimoine culinaire. C’est un sujet de recherche fascinant, comme l’ont démontré l’historien Peter Scholliers et maints autres experts. Et c’est très instructif : j’ai un jour cuit quelque chose selon une recette du Moyen-Âge, eh bien, ce n’était pas très raffiné, et ce n’était pas seulement de ma faute. Ce n’est pas un hasard si Anciaux veut aussi, durant la semaine du goût, que les châtelains organisent dans leur modeste cabane un de ces copieux banquets d’autrefois. Jouer les châtelains et faire la moue, en petit-bourgeois qui se respecte, devant la nourriture des pauvres gens d’autrefois : voilà comment nous sommes… Le panais? De la nourriture pour bétail !! D’où la menace d’une utilisation sélective du patrimoine. Le label «culturel» ne sert alors qu’à apaiser une possible mauvaise conscience. Car que fait exactement Anciaux ? Sa semaine du goût serait un sujet plus approprié pour le ministre du Petit commerce, de l’Horeca et des Festivités. Tout comme l’argent accordé à Kate Ryan pour le concours Eurovision de la chanson aurait plutôt dû sortir de la poche de son collègue de la Grande industrie et de la Propagande. Depuis une vingtaine d’années on débat des marges de la culture. Les ministres les veulent très larges. Il se trouve même un professeur un peu fou pour estimer que la téléréalité, c’est de l’art. Parfait, mais ce serait malheureux si c’étaient ces marges, et non le noyau, qui fixent la norme. Dans l’estompement de la norme la culture devient la complice du commerce et de la satisfaction de soi, et la création ne peut plus être autre chose que de la récréation dans tous les sens du terme. Pour laisser leur clarté aux termes, je choisis un concept étroit de la culture, où la réflexion et le sens critique priment, et qui n’a pas besoin d’alibis comme la participation ou l’intégration pour prouver son droit à l’existence. Je ne prétends pas non plus appeler mes essais culinaires de la gastronomie, encore moins de la culture. C’est de l’amusement, et j’adore cela. Mais un excès de prétention pourrait empoisonner le plaisir.