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Quelle place pour les trottinettes partagées en ville ?

L’arrivée des trottinettes électriques partagées dans le paysage urbain suscite interrogations et réactions. On leur reproche d’être accidentogènes, d’encombrer les trottoirs, de ne pas être très écologiques… Toutes critiques fondées. Il n’empêche : quels rôles peuvent-elles remplir ? Comment les intégrer avec les pratiques existantes ? Comblent-elles des « vides » dans la politique de mobilité ? Peuvent-elles être des alliées dans le combat pour une mobilité « apaisée » et moins carbonée ?
Cet article a paru dans le n°121 de Politique (décembre 2022).

Les trottinettes électriques partagées en flotte libre (free floating)[1. Ou « sans station » qui caractérise un système de vélos ou de trottinettes en libre-service ou encore d’autopartage qui autorisent leurs utilisateurs à emprunter un véhicule là où il se trouve et à le restituer sans l’attacher à une borne fixe.] font aujourd’hui partie du paysage urbain. Ces dernières années, on peut même parler d’un véritable « boom » de la présence de ces engins dans les rues de Bruxelles. Ainsi, Bruxelles Mobilité a constaté une augmentation de 220 % du nombre de ces trottinettes entre 2021 et 2022 (de 4 000 à plus de 15 000 véhicules). Leur utilisation serait, elle aussi, en pleine croissance, chacune de ces trottinettes étant utilisée, toujours selon Bruxelles Mobilité, 1,53 fois par jour en moyenne (+ 122 % entre février 2021 et février 2022)[2. Voir https://bit.ly/3Cl3UgG.].

Il y a un indéniable engouement pour ce nouveau mode de déplacement, qui a déjà fait couler pas mal d’encre. Le sujet des trottinettes électriques partagées a été abondamment traité dans la presse, le plus souvent sous l’angle de la sécurité routière (dangerosité pour les usagers des trottinettes et pour les piétons) et de l’encombrement des trottoirs (qui constitue, outre la gêne, une forme de privatisation de l’espace public). Ces deux approches méritent toutefois d’être complétées afin de (tenter de) savoir quel rôle ces trottinettes pourraient jouer en ville.

Un mode de déplacement parmi d’autres

Le Plan régional de mobilité « Good Move », approuvé en 2021, a « consacré » le principe Stop[3. Acronyme de Stappen, Trappen, Openbaar vervoer, Privévervoer.]. Ce principe détermine une hiérarchie des différents modes de déplacement : en premier lieu la marche, puis le vélo, ensuite le transport public et, en dernière position, la voiture privée. En théorie – car c’est loin d’être toujours le cas dans la pratique – il y a donc un ordre de priorité à respecter, aussi bien dans l’usage de l’espace public que dans ses (ré)aménagements (largeur et confort des trottoirs et pistes cyclables, sites propres pour les transports en commun, suppression éventuelle de stationnement automobile pour répondre aux besoins des modes prioritaires, etc.). Derrière ce principe, une règle de conduite politique, tant pour des raisons de santé publique que de pollution : privilégier la mobilité active (marche, vélo) à la mobilité motorisée.

Pour déterminer quelle place accorder, concrètement, aux trottinettes partagées dans la ville, un préalable serait donc de classer ces « véhicules intermédiaires » dans cette hiérarchie. Le Plan régional de mobilité ne tranche pas, même s’il évoque la nécessité d’un « encadrement mieux défini de la pratique […] pour assurer la durabilité de ces véhicules et une bonne cohabitation avec les autres usagers de l’espace public » et qu’il souligne que ces « nouvelles pratiques de déplacements “hybrides” (trottinettes électriques, gyropodes, etc.) […] sont à la fois trop rapides pour une cohabitation apaisée avec les piétons et trop vulnérables pour circuler dans un trafic automobile dense ou rapide[4. Bruxelles Mobilité, « Plan régional de mobilité 2020-2030 », 2020. (En ligne.)] ».

Il faut reconnaître qu’il est malaisé de porter un jugement « définitif », plusieurs critères pouvant entrer en compte. Si l’on considère la vulnérabilité de l’usager de la trottinette, on pourrait le classer au même rang que le piéton ou le cycliste, voire comme plus vulnérable s’il doit circuler au sein du trafic automobile. En matière de « consommation » d’espace, les trottinettes sont peu gourmandes (certainement en comparaison avec les voitures). Du point de vue de la « durabilité », de l’empreinte écologique, le système reste discutable malgré les discours des opérateurs sur les progrès qu’ils auraient effectués en la matière. On peut aussi s’interroger sur l’accessibilité, tant physique que tarifaire, ou encore sur le modèle économique des opérateurs (collecte des données des utilisateurs, sous-traitance aux juicers, ceux qui rechargent et répartissent les trottinettes…). Bref, en fonction des critères considérés, les trottinettes partagées peuvent donc se retrouver à différents niveaux dans la hiérarchie du principe Stop.

Concurrence ou complémentarité ?

Une autre façon d’aborder la question de la place des trottinettes partagées en ville est de s’intéresser aux usages qui en sont faits, mais aussi aux usages qui pourraient en être faits (en gardant à l’esprit que ceux-ci dépendent justement, en bonne partie, de la place qui leur est accordée dans les politiques publiques de mobilité). D’après une enquête réalisée par Bruxelles Mobilité, publiée en 2019, les trajets en trottinettes partagées remplaceraient majoritairement des trajets en transports en commun (70 %), à pied (44 %) et en véhicule motorisé personnel (26 %)[5. Bruxelles Mobilité, « Enquête sur l’usage des trottinettes électriques à Bruxelles », août 2019. Le total supérieur à 100 % s’explique par le fait qu’un trajet en trottinette remplace tantôt un trajet en transports en commun, tantôt un trajet à pied, tantôt un trajet en voiture, etc.]. Une autre enquête[6.Atelier parisien d’urbanisme, « Les mobilités émergentes, trottinettes, scooters et vélos en partage. Profils, pratiques, attentes à partir d’une enquête réalisée auprès des utilisateurs », mai 2020, https://urlz.fr/cRlD.], menée en région parisienne, a obtenu les résultats suivants : transports en commun (69 %), marche à pied (59 %), vélo (30 %).

Si l’on peut aisément comprendre que remplacer un trajet à pied par un trajet en trottinette constitue une « moins-value » du point de vue environnemental et du point de vue de la « consommation » d’espace, le rapport de la trottinette au vélo et aux transports en commun mérite en revanche une analyse un peu plus fine.

Dans les villes où la pratique du vélo est élevée, les trottinettes peuvent être vues comme « des concurrents à l’intérieur d’un espace étroit déjà fort encombré par les cyclistes eux-mêmes[7. Groupe de recherche et d’action des cyclistes quotidiens (Gracq), « Vélo et micromobilité : alliés ou concurrents ? », 13 décembre 2019, https://bit.ly/3T3d2N2.]». Dans les villes où la pratique du vélo est faible (comme c’est encore le cas à Bruxelles, malgré une forte croissance ces derniers temps), la trottinette peut être vue comme une alliée qui participerait, par l’augmentation du nombre d’usagers « faibles », à rendre ces derniers plus présents et plus visibles dans la circulation, ce qui permettrait notamment d’appuyer les demandes de rééquilibrage de l’usage de l’espace public en leur faveur.

>>> Lire notre article : Le vélo en Wallonie et à Bruxelles vu du terrain

Les trottinettes seraient donc, selon les circonstances, perçues de manières diamétralement opposées. En adoptant un point de vue optimiste, on peut néanmoins les voir comme des alliées du vélo, le cas de figure où elles viennent « saturer » les espaces cyclables pouvant aussi servir de levier aux demandes d’une plus grande considération des usagers « faibles ».

Les carences des transports en commun

Le rapport des trottinettes aux transports en commun soulève encore d’autres questions. Idéalement, les trottinettes pourraient constituer un très bon complément aux transports en commun, dans une perspective de multimodalité : on pense notamment à l’usage de la trottinette privée, facilement transportable dans un train, et qui permet de parcourir le « dernier kilomètre » entre la gare et le lieu de destination finale. Les trottinettes partagées pourraient elles aussi remplir ce rôle de complément, en particulier dans les parties de la ville où le service de transports en commun est moins présent, ou à des moments où les fréquences sont moins élevées ou quand il n’y a pas de service (heures « creuses », soirée, nuit). Il ne faut toutefois pas perdre de vue que les trottinettes partagées sont exploitées par des opérateurs privés dont les intérêts ne répondent pas forcément à la notion de service public. Il serait dangereux que les sociétés de transports en commun « délaissent » des parties de la ville sous prétexte que les trottinettes partagées (ou d’autres véhicules privés partagés) pallieraient les manques : quid, alors, en cas de retrait de ces opérateurs privés ? Il faut d’ailleurs signaler que certaines parties « périphériques » de Bruxelles (ouest d’Anderlecht, nord de la Ville de Bruxelles, sud d’Uccle) ne sont actuellement pas couvertes par ces services de mobilité partagée.

On peut néanmoins comprendre que, d’un point de vue environnemental, le remplacement de certains trajets en transports en commun par des trajets en trottinettes électriques ou d’autres véhicules
« légers » peut parfois s’avérer pertinent. Comme le disait l’ancien directeur de la Stib Alain Flausch en 2016 (son raisonnement est financier mais il est aussi environnementalement valable) : « Un bus pour un ou deux voyageurs à 23 heures, c’est jeter de l’argent par la fenêtre. Pourquoi pas des minibus ou des taxis pour distribuer les gens dans les derniers kilomètres ? Il y a la marche, le vélo, etc. [8. « Alain Flausch : “On peut réduire les coûts du métro Nord de 20 %” », La Libre Belgique, 19 septembre 2016.] » Ces solutions « complémentaires » aux transports en commun « classiques » (métro, tram, bus) sont à considérer sérieusement, à la condition que leur accessibilité, tant physique que financière, soit garantie afin qu’elles répondent à une mission de service public. Ce type d’intermodalité est, dans tous les cas, bien plus préférable à l’intermodalité voiture-transports en commun qui nécessite des infrastructures lourdes, coûteuses et inefficaces que sont les parkings de transit/dissuasion.

Ces considérations sur la complémentarité et/ou la concurrence des trottinettes aux autres modes de déplacement ne doivent pas faire oublier que, malgré leur visibilité de plus en plus grande, les moyens de mobilité partagés en flotte libre restent marginaux. Sur l’année 2021, l’ensemble des véhicules de cyclopartage en flotte libre (trottinettes, vélos et scooters) auraient parcouru un peu moins de 3,5 millions de trajets, représentant un peu moins de 5 millions de kilomètres[9. Réponse de la ministre de la Mobilité Elke Van den Brandt à une question du député David Weytsman, publiée le 18 mars 2022.]. Pour donner un ordre de grandeur, le nombre total de déplacements quotidiens en relation avec Bruxelles (déplacements internes et déplacements vers/depuis Bruxelles) est d’environ 5,4 millions ; le nombre annuel de voyages effectués sur le réseau de la Stib est de plus de 400 millions (statistiques pré-covid) ; le nombre de kilomètres parcourus en voiture chaque année à Bruxelles est de plus de 3 milliards. Même si la croissance de l’utilisation des trottinettes partagées est très forte, il ne faut pas trop compter sur ce système pour significativement « délester » les lignes de transports en commun saturées ni pour contribuer à réduire durablement le nombre de voitures en circulation. En outre, cette croissance a des limites, comme le « seuil de rentabilité » pour les opérateurs privés et/ou la régulation des pouvoirs publics. Il est donc primordial de continuer à développer le réseau de transports en commun (meilleure couverture géographique, meilleures fréquences) et de prendre des mesures pour diminuer drastiquement le trafic automobile (taxation kilométrique/péage, politique de stationnement plus « volontariste », suppression des tunnels et des autoroutes urbaines, etc.)

Encadrer pour mieux intégrer

À l’instar des autres moyens de déplacement, le système des trottinettes partagées doit être régulé et réglementé pour s’intégrer à la ville. Plus globalement, il faut insister sur le fait que c’est bien à la mobilité de s’adapter à la ville et pas à la ville de s’adapter à la mobilité (comme cela a malheureusement été le cas à Bruxelles où la voiture a porté, et continue de porter, des coups très durs à l’urbanité). Dans le domaine réglementaire, des évolutions récentes ont eu lieu. Depuis le 1er juillet 2022, des modifications du code de la route sont entrées en vigueur concernant les trottinettes : interdiction aux moins de 16 ans (sauf dans les zones piétonnes et les zones de rencontre), utilisation limitée à une seule personne, interdiction de rouler sur les trottoirs.

La Région de Bruxelles-Capitale a pris des mesures complémentaires : vitesse bridée à 20 km/h et même à 8 km/h sur le piétonnier et le « semi-piétonnier » de la chaussée d’Ixelles. En matière de stationnement, le Parlement bruxellois a adopté, au mois de mars 2022, une ordonnance[10. Ordonnance modifiant l’ordonnance du 29 novembre 2018 relative à l’utilisation de modes de transport partagés en flotte libre alternatifs à l’automobile, 17 mars 2022.] visant à mieux encadrer les pratiques, notamment par l’instauration du principe de « drop-zones », endroits délimités où les trottinettes devront être obligatoirement parquées. Ces « drop-zones » ne concerneront toutefois pas l’ensemble du territoire régional, la possibilité de laisser sa trottinette sur les trottoirs (sans entraver le passage) restant de mise dans certains quartiers. Ces mesures vont dans le bon sens, même si l’on aurait préféré une interdiction totale de stationnement sur les trottoirs, qui doivent, selon nous, rester le « sanctuaire » du piéton, et donc être débarrassés de tous les obstacles qui les encombrent encore (horodateurs, bornes de recharge pour les voitures électriques, panneaux de signalisation, etc.). Il appartient maintenant à la Région et aux communes de se donner les moyens de mettre en œuvre et de faire respecter ces mesures : c’est souvent là que le bât blesse, les « meilleures intentions » pouvant rester lettre morte si la volonté ne suit pas.

La paille et la poutre

Les réflexions sur la place à accorder aux trottinettes partagées ne doivent pas se limiter à critiquer leur impact sur l’espace public ou à déterminer leur rôle dans le « système » de mobilité urbain. Plus fondamentalement, se pose la question de la « valeur ajoutée » de ce système pour tous les habitants dans leur « jouissance » quotidienne de la ville. À cet égard, la dangerosité, l’encombrement, la cherté d’utilisation, la faible durée de vie… sont autant de reproches que l’on peut, légitimement, adresser aux trottinettes partagées. L’attention portée à ces nouvelles venues et à leurs défauts ne devrait toutefois pas nous conduire à manquer une autre « cible », qui nuit incommensurablement plus à la ville, à ses habitants, à l’urbanité : les voitures. Leur présence, devenue depuis longtemps banale dans le paysage urbain, ne doit pas nous faire oublier leur dangerosité, leur accaparement de l’espace public et leurs coûts vertigineux pour la collectivité (coût financier mais aussi coûts de santé publique et environnementaux), sans commune mesure avec l’impact des trottinettes.

Les questionnements soulevés par l’« irruption » des trottinettes partagées doivent donc avant tout nous conduire à (ré)examiner, globalement, l’impact de la mobilité sur la ville et sur ses habitants.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; trottinettes en libre service, prise en 2019 en France par Jacques Paquier.)