Retour aux articles →

Quel front populaire voulons-nous ?

©Unsplash – Dawid Malecki
©Unsplash – Dawid Malecki

Dans le précédent numéro de Politique, Mateo Alaluf plaidait pour une alliance électorale entre le PS, Écolo et le PTB dès les élections locales du 13 octobre. Si une telle alliance est appelée de ses vœux depuis des années par la FGTB wallonne, Julien Dohet et Audrey Taets tiennent cependant à préciser le sens et les moyens d’une telle stratégie, en insistant sur la nécessité de fonder cette démarche sur le terrain social.

Cher Mateo, 

Nous avons lu avec intérêt ta prise de position dans le dernier numéro de Politique. Jusqu’au lendemain du 9 juin, nous étions nous-mêmes favorables à cette perspective de front entre les trois partis belges francophones et regrettions leur incapacité à s’entendre. Pis, aucun des trois partis n’a même évoqué l’exemple de l’unité qui se mettait en place outre-Quiévrain ni même vanté la victoire du 7 juillet pour dupliquer l’expérience.

Nous partageons, certes, l’essentiel des constats que tu poses. Mais plus qu’une alliance électorale de circonstance et purement opportuniste, nous plaidons pour la reconstruction à la base d’un programme et d’un projet politique réellement alternatifs.

Une introuvable convergence 

Ces dernières années, les socialistes ont assurément fait trop de concessions. La ritournelle « sans nous ce serait pire » est devenue inaudible et symptomatique de l’impuissance politique de la gauche à faire vraiment mieux. Ce constat, évident pour beaucoup à gauche, demeure quasi inexistant au PS. Seules quelques rares personnalités comme Jean-Pascal Labille laissent entendre que le ralliement au capitalisme débridé pourrait être remis en cause, au profit d’un retour à une radicalité en faveur des travailleurs et des travailleuses, et des plus faibles de notre société. 

La ritournelle « sans nous ce serait pire » est devenue inaudible et symptomatique de l’impuissance politique de la gauche à faire vraiment mieux.

À l’opposé, la jeune génération socialiste continue à être acquise à la logique « McKinsey », bien éloignée d’une perspective enthousiasmante pour le camp social. Mettre fin à la logique des consultant·es, aux partenariats public-privé pour les investissements publics, aux « consolidations stratégiques » de Di Rupo pour le service public, à son « cœur qui saigne » des attaques contre les allocataires sociaux ? Longue est la liste des lignes rouges dépassées depuis longtemps et qui ne semble nullement être interrogée. Bien au contraire, les discours se heurtent à la realpolitik. Les déclarations de certain.es laissent même entendre que la course derrière les thématiques réactionnaires est la solution pour se redresser électoralement.

Les concessions, Écolo aussi connaît ! Son bilan sur des thématiques centrales dans l’histoire du parti, comme la migration, le nucléaire et le pacifisme, est tout bonnement catastrophique. Au-delà même de savoir si l’on peut le classer à gauche, ce qu’une partie de ses responsables et militant·es refusent à notre connaissance, des clarifications idéologiques et programmatiques s’avéreraient indispensables, principalement sur les questions socio-économiques.

Quant au troisième partenaire potentiel, le PTB, la séquence du mois de juin a démontré une fois de plus qu’une évolution francophone y était impossible sans la Flandre… et que seuls le développement du parti dans son ensemble et la diminution des forces centrifuges potentielles en son sein importent à ses dirigeants. Soit dit en passant, la question de l’influence flamande sur les positions francophones ne se pose pas qu’au PTB. Ainsi, Vooruit continue à peser sur la FGTB flamande et, par ricochet, sur le positionnement de la FGTB fédérale. Cette dimension ne peut être évacuée, si l’on veut comprendre la réalité des rapports de force internes.

L’Europe, un sujet central

Outre ces différences, ces trois partis divergent sur des points majeurs. Laissons de côté les questions de politique internationale pour évoquer l’Europe. À la veille des élections de juin, sans grand écho médiatique, la réforme des règles budgétaires a été votée par le Parlement européen, remettant l’austérité à l’avant-plan. L’Europe sape de ce fait toute possibilité d’alternative politique au néolibéralisme. 

Si une alliance de gauche se formait, un tel « bloc de gauche » ne pourrait donc que décevoir son électorat, conduisant à une situation encore plus dramatique.

Quel attrait avait encore le scrutin européen pour des citoyen.nes devant choisir entre « le pire » et « le moins pire » ? Le PS et Écolo n’ont pas approuvé ce vote, mais ils refusent de s’opposer à ce carcan. Or celui-ci empêche toute politique de gauche de se déployer. Si une alliance de gauche se formait malgré cette divergence avec le PTB, un tel « bloc de gauche » ne pourrait donc que décevoir son électorat, conduisant à une situation encore plus dramatique. La gauche au pouvoir ne mesure pas toujours à quel point elle a déçu et dégoûté un électorat qui ne s’est pas seulement tourné vers la droite, mais a aussi déserté le processus électoral.

Des limites de la comparaison avec la France et du chemin à prendre pour réussir

À côté de ces difficultés pour former rapidement une alliance, soulignons que la force d’entraînement de l’exemple français pour la Belgique francophone est à relativiser. Non seulement au vu des dissensions et divergences fortes apparues. Mais aussi parce que le NFP s’est constitué en réaction à la menace, réelle, d’une prise du pouvoir par l’extrême droite, situation sans parallèle en Wallonie.

Ici, la gauche a perdu les élections de juin. À cause de ses divisions, mais aussi de la stratégie de ses adversaires. Le positionnement « à droite toute » du président du MR a été contesté, mais il a payé. Les outrances, les fausses informations, les provocations… ont réussi à faire passer un parti au pouvoir depuis 25 ans, coresponsable de la situation actuelle, pour une réelle alternative. Pire : il s’est fait passer pour le représentant du monde du travail, contre les allocataires sociaux, les boucs émissaires également des Engagés. Cette dimension doit nous interpeller, d’autant qu’elle s’accompagne d’un glissement de plus en plus à l’extrême droite d’un Mouvement réactionnaire (MR) sur nombre de sujets éthiques ou socio-économiques. 

Le MR a un discours clair et clivant, qui manque à une part importante des forces envisagées pour former le front progressiste électoral pour les communales.

L’échec total de l’extrême droite francophone le 9 juin, malgré son unification au sein de Chez nous, est certes dû à un travail antifasciste permanent, mais, il faut le reconnaître, aussi à l’occupation de l’espace par un Georges-Louis Bouchez n’hésitant aucunement à en reprendre les thématiques et les éléments de langage, ce dont il ne se cache pas. Dit autrement, le projet et les idées d’extrême droite ont en fait bel et bien progressé en juin 2024 en Belgique francophone.

Le MR a un discours clair et clivant, qui manque à une part importante des forces envisagées pour former le front progressiste électoral pour les communales. Un discours clair et clivant de gauche doit être ferme sur le coût du capital, le communautarisme des riches, la nécessaire répartition des richesses, le service public et la Sécurité sociale comme garant de la cohésion sociale…

L’urgence est de construire un projet avec les gens, avec les acteurs de terrain, dans les luttes concrètes qui arriveront.

Nous te rejoignons, Mateo, sur l’importance de constituer un front au-delà des partis politiques avec les corps intermédiaires (mutuelles, syndicats…) et le tissu associatif et culturel. C’est d’ailleurs à des assises d’un tel front large des progressistes qu’appelait la Coordination antifasciste de Belgique (CAB) dès le 16 juin, devant 10.000 personnes rassemblées à Bruxelles. Non dans une perspective électorale, mais bien sociale, la plus large, pour qu’un tel front soit capable de résister à l’offensive de la droite et plus largement de reconstruire à la base, par l’échange des pratiques de terrain, un réel projet de société, une perspective enthousiasmante et mobilisatrice. Et cela prend du temps.

Remettre au centre la conflictualité sociale 

Évidemment, des îlots communaux de gauche seront utiles. Si une expérience progressiste peut se mettre en place localement, il faudra tout faire pour qu’elle réussisse. Mais nous pensons que l’énergie doit aujourd’hui être mise ailleurs que dans des rustines d’alliance boiteuse. 

L’urgence est de construire un projet avec les gens, avec les acteurs de terrain, dans les luttes concrètes qui arriveront. Et c’est sur ce terreau, sur cette base, qu’une alternative politique (nouvelle ou avec alliance) transformera l’essai. Il s’agit de remettre au cœur de la démocratie, non pas le jeu électoral, mais la conflictualité sociale. C’est seulement par ce biais qu’une véritable conquête idéologique et politique de la gauche est possible et souhaitable.