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Quand l’insécurité sert le pouvoir exécutif

Le détour historique par la répression du brigandage à l’époque révolutionnaire offre un parallèle saisissant quant à la face cachée des «crimes d’exception» : celle de la concurrence entre les pouvoirs et de la prééminence de l’exécutif.

En ces temps d’inflation de politiques antiterroristes, il n’est pas inutile d’interroger la pertinence et la légitimité de telles législations au regard de l’histoire. Dans cette perspective comparée, la période de la Révolution française offre un angle d’approche particulièrement intéressant. C’est en effet à partir de 1791 que sont mises en place les institutions pénales modernes dont nous sommes encore aujourd’hui les héritiers. D’autre part, la Révolution française fut le théâtre de troubles de l’ordre public extrêmement graves tels que le brigandage qui entraînèrent l’adoption de lois d’exception qui ne sont pas sans lien avec les législations antiterroristes actuelles.

RACINES DU BRIGANDAGE

Tout au long de l’Ancien Régime, la France et la Belgique ont été confrontées à un brigandage endémique important. Il suffit de se rappeler l’existence des brigands célèbres du XVIIIe siècle tels que Cartouche ou Mandrin. Si le brigandage n’est donc pas une invention de la Révolution, il se développe de manière impressionnante à cette époque. Le brigandage est alors compris comme un vol commis avec violence et en groupe sur les grands chemins ou à l’intérieur des maisons. Les raisons de la recrudescence du brigandage sont à rechercher dans le contexte de guerre civile et d’effondrement des structures sociales traditionnelles provoqués par la Révolution. Dans une situation de crise socio-économique, des milliers de Français se retrouvent sans ressources et certains d’entre eux choisiront de rejoindre les rangs des brigands. À ces profonds bouleversements, il convient d’ajouter le facteur militaire : à partir du 20 avril 1792 et ce jusqu’à la chute de Napoléon en 1815, la France se trouve en état de guerre. Or chaque campagne militaire française s’accompagnera de son lot de déserteurs dont une partie peuplera les bandes des brigands. Si la question du brigandage préoccupe les législateurs depuis 1789, il faut attendre 1795 et l’avènement du dernier régime révolutionnaire, celui du Directoire (1795-1799), pour voir apparaître les premières législations pénales destinées à éradiquer spécifiquement les brigands. À l’époque, la République est en effet victime des vagues de brigandages sans précédent. Des brigands appelés «chauffeurs» ou «garrotteurs» terrorisent les populations en brûlant et en attachant les pieds de leurs victimes dans les cheminées des fermes afin qu’elles dévoilent l’emplacement de leur argent. C’est également au cours de cette période que sévissent dans les départements du Nord, de l’Ouest et du Midi de la France des bandes célèbres telles que celles de Salembier, de Moneuse, d’Orgères et de Schinderhannes. En l’espace de quelques années, l’omniprésence du brigandage et l’insécurité qu’il provoque à l’intérieur même de la République représentent un défi majeur en matière de maintien de l’ordre public. Tant les députés que le gouvernement des régimes révolutionnaires successifs s’interrogent sur les moyens de faire disparaître le brigandage. Les uns préconisent le recours à la peine capitale et aux tribunaux d’exception au détriment de la garantie des libertés individuelles et de l’indépendance de la justice. Les autres, au contraire, refusent de brader ces droits fondamentaux et privilégient une solution dirigée moins sur les effets du brigandage que sur ses causes profondes, tels que la pauvreté, l’absence de travail et les crises de subsistances. Dans ce cas, il importe moins de réprimer le crime que de le prévenir. Les deux philosophies pénales s’affronteront durant toute la période révolutionnaire.

REFLUX SÉCURITAIRE

À vrai dire, ce débat est surtout perceptible au sein du Corps législatif, moins dans le chef du gouvernement qui fait preuve de constance dans ses dénonciations et dans ses demandes d’une répression accrue du brigandage. Au fil des ans, le Directoire comprend sous la qualification vague de brigandage les associations les plus variées. Ainsi, en 1797, le brigandage est présenté comme le fruit d’une instrumentalisation et d’un nouveau complot contre-révolutionnaire destiné, après l’échec du soulèvement vendéen, à poursuivre le projet de dissolution de la République. En 1798, le brigandage est défini comme un crime politique et contre-révolutionnaire dont «les seuls et véritables auteurs» sont le royalisme et l’Angleterre. En 1799, les brigands sont à nouveau perçus comme «les symptômes d’un (…) vaste plan de destruction fomenté et financé par les royalistes et l’Angleterre». En l’espace de trois ans, le gouvernement réussit par conséquent à faire passer le vol commis avec violence et en groupe pour un acte contre-révolutionnaire. Cet élargissement de la qualification est mis à profit afin d’inciter le parlement à voter des législations d’exception, à adopter des mesures pénales de plus en plus sévères et à accélérer les procédures judiciaires au détriment de la protection des libertés individuelles. En 1797, la peine de mort est rétablie pour les vols avec violence commis en bande à l’intérieur des maisons. En 1798, la peine de mort est élargie aux brigandages commis sur routes et leurs auteurs seront désormais jugés par des Conseils de guerre. Enfin, en 1799, des otages choisis parmi une population de suspects (nobles, parents d’émigré…) seront déportés lorsque des brigandages se commettent «en haine à la République» dans les territoires déclarés «en état de troubles». Ces mesures sécuritaires ne furent pas adoptées unilatéralement et tout au long des débats, plusieurs législateurs s’y opposent ouvertement. Le 14 février 1797, le député Richard rappelle que «les peines seules ne répriment pas les crimes et que les lois destinées à la punition des délits ne sont que le complément de celles destinées à les prévenir». Aux yeux du représentant Dumolard, le défaut de répression du brigandage s’explique moins par une insuffisance du Code pénal de 1791 que par la faible application des peines existantes. Il convient par conséquent de se doter «de moyens de police qui procurent la certitude de la peine». À cet effet, Dumolard réclame une réorganisation de la force publique, de l’exactitude dans le paiement des magistrats et «que les prisons, que les bagnes même, où devaient être cloué le crime, ne soient plus des espèces d’hôtelleries, d’où l’on a l’espoir et presque la certitude de s’échapper à volonté». Ces arguments visent en réalité à réduire la prolifération de lois pénales de plus en plus sévères qui sont proposées pour contrebalancer l’inefficacité de la police et la désorganisation des prisons.

PARLEMENTAIRES DIVISÉS

En 1798, le représentant Bontoux s’oppose vigoureusement au recours aux Conseils de guerre car si l’on donne au militaire un pouvoir étranger à son état habituel, ce dernier risque de contracter «l’habitude du despotisme». Face aux implications du projet de résolution, Bontoux fait ouvertement part de ses inquiétudes à l’égard des atteintes portées à la protection des libertés individuelles : «Je ne crois pas que pour notre garantie sociale, il soit nécessaire de nous dépouiller nous-mêmes des droits protecteurs que nous donne l’institution des jurés. Je crois cette institution assez effrayante pour le crime, mais je vois et j’admire en elle la garantie de l’innocence». En 1799, le représentant Rallier reproche, quant à lui, le caractère «arbitraire, injuste et impolitique» de la plupart des dispositions du projet de loi relatif aux otages. Le recours aux mesures d’exception suscite en effet le scepticisme de nombreux législateurs. Face à la demande de procédure accélérée formulée par le gouvernement, le député Berlier réplique que «la promptitude n’est point la précipitation, ni l’oubli de toutes les règles conservatrices de la liberté civile». On risquerait dès lors, sous le motif de sauver la société, de la plonger «dans le chaos, et de placer tous ses membres sans distinction ni de classes, ni de lieux, sous le gouvernement militaire le plus absolu et le plus étendu qui eût jamais existé». De manière générale, une majorité de députés se montrent attentifs à protéger les libertés individuelles des citoyens face aux politiques sécuritaires du gouvernement. Le recours à des peines sévères est perçu comme une «tâche pénible pour le législateur philosophe et un sacrifice au maintien de l’ordre public». L’application de la peine de mort n’est justifiée que «compte tenu des circonstances vraiment extraordinaires». Aussi, en contrepartie de ces sacrifices, les législateurs ont-ils prévu des mécanismes protecteurs des libertés. Parmi ceux-ci, les législations votées sont conçues comme temporaires, produites par des circonstances exceptionnelles et destinées à disparaître. En matière procédurale, le recours à la justice militaire est tempéré par l’attribution à un juge élu du pouvoir de renvoi devant les Conseils de guerre. Enfin, si le caractère extrême de la loi des otages paraît évident, il s’explique par le climat de panique qui accompagne son adoption mais cette législation n’a jamais constitué, aux yeux des législateurs, un renoncement à restaurer l’ordre public sans protéger les libertés individuelles et sans contrôler le recours du gouvernement aux tribunaux d’exception.

CONCURRENCE ENTRE POUVOIRS

La raison d’une telle retenue s’explique essentiellement par la méfiance portée à l’encontre du gouvernement révolutionnaire et par la crainte de voir ce dernier briser l’équilibre des pouvoirs et se transformer en un régime autoritaire. Le souvenir du despotisme de l’Ancien Régime est en effet toujours présent et l’attitude ambiguë du Directoire à l’encontre du pouvoir judiciaire ne fait que renforcer cette appréhension. Alors que l’Assemblée constituante s’était accordée pour préserver l’indépendance de la justice par rapport au pouvoir exécutif, le gouvernement directorial cherche, tout au long de son existence, à contrôler l’appareil judiciaire. Comme la Constitution ne le lui permet pas, il use d’autres moyens. Il essaye notamment de remplacer les mécanismes électifs des juges par des mécanismes de nomination et il recourt aux lois d’exception pour modeler les élections en sa faveur. Parallèlement à cette volonté de contrôler l’issue des élections, le gouvernement dispose d’un ministère de la police générale afin de mieux lutter contre les mendiants et les vagabonds mais aussi contre ses adversaires politiques. La fin de la Révolution se caractérise par conséquent, en matière pénale, par une méfiance croissante à l’égard des procédures dérogatoires au droit ordinaire et une volonté de défendre les garanties offertes aux prévenus. Cette politique approuvée par une majorité de législateurs est d’autant plus intéressante que, quelques mois plus tard, la prise de pouvoir par Bonaparte change radicalement la donne. Dès 1800, les assemblées consulaires adoptent des lois permettant au gouvernement de contourner de manière permanente l’organisation judiciaire ordinaire et de réduire les droits des prévenus. Parmi les réformes, les législateurs adoptent la loi du 7 février 1801 relative aux tribunaux spéciaux et destinée à réprimer, entre autres, le brigandage. Cette loi autorise le gouvernement à établir jusqu’à la paix – autrement dit indéfiniment – des tribunaux jugeant sans jury et composés de magistrats, de militaires et de civils nommés par le Premier consul. En matière procédurale, les droits de la défense sont considérablement affaiblis : la mise en accusation est décidée par le tribunal spécial, le prévenu ne prend connaissance de la nature des charges que lors du procès, les jugements sont sans appel… La loi du 7 février 1801 ne fut pas votée facilement. Plusieurs tribuns s’opposèrent à la suppression de la plupart des droits de la défense sans cependant parvenir à imposer leur opinion. En effet, dans un contexte de renforcement des prérogatives de l’exécutif, le parlement entérina les projets de lois pénales formulés par le gouvernement sans pouvoir y apporter, comme sous la Révolution, les garanties offertes à la protection des prévenus. L’adoption de la législation consulaire marque dès lors la victoire durable des partisans d’un maintien de l’ordre public conçu comme soumis aux intérêts du gouvernement au détriment des libertés individuelles. Ce rapide aperçu de la répression du brigandage à l’époque de la Révolution et du Consulat doit nous faire prendre conscience que les législations d’exception, qu’elles soient dirigées contre les terroristes ou les brigands, sont rarement votées uniquement pour défendre la sécurité du citoyen. En réalité, les législations d’exception s’inscrivent dans un contexte plus large de concurrence entre pouvoirs. Sous la Révolution, l’adoption de chacune des lois d’exception est l’occasion d’une remise en cause de l’équilibre des pouvoirs constitutionnels sur fond de crise de l’ordre public. Si de tels enjeux peuvent à première vue paraître cachés, ils sont très bien compris par les législateurs de l’époque. L’amendement des législations anti-terroristes n’est pas par conséquent uniquement impératif pour protéger les libertés des citoyens mais également pour préserver l’équilibre des pouvoirs constitutionnels. L’avènement de Bonaparte et l’adoption unilatérale des tribunaux spéciaux permanents nous rappellent que l’importance de ces enjeux n’est pas imaginaire. Les législations anti-terroristes ont des implications réelles pour la défense de la démocratie et des droits de chacun.