Politique
Quai de Wigan, Quai de Ouistreham, même combat
03.06.2010
Avec son livre d’enquête « Quai de Ouistreham », Florence Aubenas s’est faite une place dans la tradition du «journalisme immersionniste». Sa description d’un milieu professionnel précaire n’est pas sans faire penser à celle des chômeurs du Nord de l’Angleterre dépeinte par George Orwell dans son « Quai de Wigan » (1937).
En janvier 1936, Victor Gollancz commanda à George Orwell un livre sur la condition des chômeurs dans les régions industrielles du Nord de l’Angleterre. Cette commande donnera le Quai de Wigan et va orienter et bouleverser la vie, l’œuvre, le style et l’engagement politique d’un jeune auteur de 33 ans, encore peu connu. Dans la biographie d’Orwell, il y a un avant et un après «Wigan» comme l’a précisé son ami Richard Rees : «Il se produisit un changement extraordinaire, à la fois dans son écriture, et d’une certaine manière, dans son comportement après son séjour dans le Nord… c’était comme si un feu avait couvé en lui toute sa vie, et qu’il avait pris tout d’un coup à ce moment là» R. Rees, dans une émission à la BBC en 1970, cité dans B. Crick, George Orwel, Paris, Flammarion, 2008. En février 2009, la journaliste et grande reporter au Nouvel Observateur, Florence Aubenas, mondialement célèbre depuis son enlèvement et sa libération à Bagdad en 2005, s’immerge pendant six mois à Ouistreham, dans un milieu de chômeurs, de demandeurs d’emploi et de nettoyeuses. Cette expérience de vie ne modifie sans doute pas le fond solide de son engagement progressiste, qui l’a vu bien avant s’engager dans une démarche de journalisme pour la vérité et la justice.
Déontologie interrogée
Les deux démarches sont différentes et questionnent la déontologie du journaliste et du reporter. Aubenas s’inscrit dans la droite ligne du journalisme d’insertion avec une méthodologie et une éthique de participation communiante avec ceux et celles qu’elle rapporte. Orwell fait «une enquête sur» les conditions de vie. Là où Aubenas travestit et dissimule son identité sociale et professionnelle afin de vivre l’expérience de la demandeuse d’emploi, Orwell ne cache rien de sa démarche d’enquêteur issu de la «lower upper-class» aspirant les «h» et toujours abordé comme «Sir» par les travailleurs qu’il rencontre. L’une est dans la fusion participative, l’autre s’inscrit dans une démarche de sociologue amateur et d’enquêteur objectif déjà soucieux de faire œuvre artistique. Si aucune des deux ne disjoint l’éthique de la connaissance du respect d’autrui, Aubenas ajoute la participation réelle, émotive et sociale et Orwell accomplit «la transmutation du journalisme en art, la recréation du réel sous le déguisement d’un reportage objectif» S. Leys, Orwell ou l’horreur du politique, Paris, Plon, 2006. En un sens, on pourrait certainement soutenir que le travail d’Aubenas est plus «sérieux». Elle reste six mois sur place et sa technique d’immersion, soutenue par une écriture très suggestive dans ses meilleures pages, nous donne à voir, avec une précision et une force issues d’un témoignage sincère (le crédit qu’on lui donne est immédiat et garanti par la médiatisation positive accordée à l’auteure et son passé de journaliste d’investigation soucieuse de vérité et de justice), les conditions de vie et de survie d’une frange peu qualifiée de demandeuses d’emploi, qui subissent une exploitation, un mépris et une aliénation de femmes et d’ouvrières peu défendues par le syndicat. Orwell restera moins de deux mois sur place, séjours entrecoupés par des retours en famille, mêlant en sociologue amateur la description de l’habitat du quart-monde, les ouvriers mineurs dans leurs conditions de logement et de travail et les «ouvriers socialistes» déjà conscientisés et appartenant à ce qu’on nommerait maintenant l’aristocratie ouvrière politisée. Certes, la distance sociale est là, non dissimulée, mais «la force artistique» de son écriture diffère de l’excellent reportage d’Aubenas. Quai de Wigan témoigne de la puissance de pénétration d’une démarche indissociablement politique, artistique, éthique et scientifique, Quai de Ouistreham d’un travail journalistique de très grande qualité que les Anglo-Saxons baptisent «Stunt journalism». Le principe est d’avancer masqué dans des milieux inaccessibles à l’investigation à statut ouvert afin de mieux comprendre, par une participation travestie, les ressorts cachés d’une situation que les dominants ont tout intérêt à perpétuer sans la moindre publicité.
Comment les hommes survivent
Les deux reportages dressent des tableaux contrastés : dans une des scènes les plus fortes de Quai de Ouistreham, Aubenas nous montre comment, dans son être et faire de nettoyeuse, elle est niée mais davantage encore dans son existence. Dans son être là, elle ne compte pour rien, exclue de la commune humanité, vaporisée quand elle assiste, voyeuse malgré elle, à une rencontre érotique sur le lieu de travail : «Il ne restait plus qu’une femme sur le plateau collectif, une petite souris affairée (…) un homme a surgi d’une pièce voisine pour se précipiter sur elle. Il a soufflé : «Enfin, nous sommes seuls». Je n’étais pas cachée (…) en train de passer l’aspirateur avec fracas. Je m’efforçais de faire encore plus de bruit pour me signaler (…). Ils ne m’entendaient pas, ils ne me voyaient pas. Je n’étais plus pour eux qu’un prolongement de l’aspirateur, la même mécanique tout juste agrémentée d’une blouse et de gants en plastique». Par contre, pas de disparition de soi chez les mineurs anglais, avec leur honneur professionnel et familial qui se maintient malgré les conditions de travail extrêmement dures et dangereuses et des conditions de vie, logement et nourriture, très pénibles, mais «on» préférerait ne rien en savoir : «Au fond, là, où on extrait le charbon, c’est une sorte de monde à part qu’on peut ignorer sa vie durant. Il est probable que la plupart des gens préféreraient ne jamais en entendre parler. (…) La quasi-totalité des activités auxquelles nous nous livrons, qu’il s’agisse de manger une glace ou de traverser l’Atlantique, de cuire un pain ou d’écrire un roman, suppose directement ou indirectement l’emploi du charbon (…). Pour que Hitler puisse marcher au pas de l’oie, pour que le pape puisse dénoncer le péril bolchevik, pour que les foules puissent continuer à assister aux matches de cricket, pour que les poètes délicats puissent continuer à fixer leur nombril, il faut que le charbon soit là». Et les mineurs avec. Et ça coince quand ils partent en grève.
Récitants ne se racontant pas d’histoires
Là où Aubenas fait son travail de journaliste, Orwell retravaille le donné pour construire la «vérité» artistique : «Le train m’emportait à travers un monstrueux décor de terrils, de cheminées, de ferrailles amoncelées (…) derrière une de ces maisons, une femme, jeune, à quatre pattes sur la pierre, enfonçant un bâton dans le tuyau de vidange de cuivre partant de l’évier. Elle leva la tête au passage du train (…) à la seconde où je l’aperçus, ce visage était empreint de l’expression la plus désolée, la plus désespérée qu’il m’ait été donné de voir. Ce que j’avais reconnu sur ce visage n’était pas la souffrance inconsciente d’un animal. Cette femme ne savait que trop ce qu’était son sort, comprenait aussi bien que moi l’atrocité qu’il y avait à se trouver là, à genoux dans le froid mordant sur les pierres glissantes d’une arrière-cour de taudis, à fouiller avec un bâton un tuyau de vidange nauséabond». Orwell recompose à partir d’une observation et la scène de la jeune femme au tuyau est une «mise en art» qu’on mesure bien en comparant les prises de note descriptives de son journal avec cette scène «à la Dickens» du Quai de Wigan. Quant à Aubenas, le soir, elle était exténuée, incapable de prendre des notes pour écrire son reportage. La scène où Aubenas en aspirant devient aspirateur est la recension fidèle d’une participation intériorisée qu’elle prolonge par des considérations quasi-philosophiques dignes d’Axel Honneth Comme quoi une lecture d’expérience vaut autant qu’un livre savant mais bien ciblé : A. Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007 , mais Aubenas, avec une prise de distance qui l’honore, ne s’y croit pas. Elle précise : «Les perspectives sont très différentes si vous avez en poche un billet de train pour Paris et un contrat confortable dans la presse : les personnes avec qui je travaillais n’avaient, elles, pas de «vie de rechange» (…) je n’étais pas dans la peau d’un autre, mais dans la situation d’un autre». Orwell prend acte de l’impossibilité de se mettre dans la peau des mineurs : «Je n’étais pas l’un d’eux, et cela, ils le comprenaient aussi bien, sinon mieux que moi… Ce n’est pas une question d’antipathie ou de répugnance instinctive, mais uniquement de différence, et c’est assez pour empêcher toute réelle communion de pensée ou de sentiment».
«Common decency»
Où donc est le commun entre Florence Aubenas, les nettoyeuses et chômeuses du pôle Emploi, les mineurs de Wigan et Georges Orwell ? Comment nommer cette vague intuition qui nous les fait placer dans le même camp, au-delà de leurs biais spécifiques et des 73 ans qui les séparent ? Sans doute que les deux auteurs ont partagé, chacun à leur manière, la condition de personnes simples, ordinaires et bafouées, mais selon les mots de Roland Barthes, certes pas dans une perspective «abbépierriste» R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1970, p. 56 : «J’en viens à me demander si la belle et troublante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice». Les deux auteurs partagent avec les mineurs et les nettoyeuses ce qu’Orwell systématisera dans un concept, la «common decency» Pour les lecteurs qui voudraient pousser plus loin, le très beau et très accessible petit livre de Br. Begout, De la décence ordinaire, Paris, Allia, 2008 , la décence commune et il le précise : «Cette vie ordinaire recèle en elle-même, dans son apparente attitude, une valeur capitale pour la compréhension de l’expérience humaine». Et cette décence commune est un bouquet de valeurs morales internes appelées, indique Orwell, à se prolonger dans l’espace public par l’instauration du socialisme. Elle devrait être le socle non politique sur lequel s’érige politiquement une société juste faite d’hommes et de femmes solidaires et dont la liberté est garantie par des institutions sourcilleuses de la liberté individuelle. Ce n’est pas la dignité humaine, valeur kantienne, qui vient du haut, de la spéculation philosophique, non, c’est davantage des valeurs morales pratiquées dans une vie quotidienne très dure, c’est une dignité ordinaire, faite du rejet viscéral de l’inégalité, de la domination, empreinte de simplicité et de solidarité, d’antimilitarisme, méfiance aussi du politique Génitif subjectif et objectif , dignité qui vient de l’expérience vécue ensemble, dignité qui vient du monde vécu, dignité qui vient du bas en mode combat.
Précarité et solidarité
Autant les nettoyeuses que les mineurs font preuve d’une solidarité de base, simple, mais où s’affirme une vigueur morale affirmée et constante : Aubenas en est comme pénétrée quand elle nous répète et nous persuade qu’elle n’est pas un aspirateur, elle a vécu cette expérience d’être aspirée dans le monde des choses. Il ne s’agit pas davantage de se sacrifier, comme les victimes consentantes du stalinisme, pour construire l’internationale qui sera le genre humain de demain, ni de faire du passé table rase, il s’agit de s’entraider pour améliorer l’ordinaire aujourd’hui. Persistance d’un socialisme de base à mille lieues des congrès, fort éloigné des théories prétendument scientifiques de l’histoire et des utopies délirantes. Pas davantage un sentimentalisme pleurnichard, mais à la base un dégoût social vis-à-vis de l’indigne et cette fierté persistante, ces fils discrets qui donnent, reçoivent et rendent L’Essai sur le don de Marcel Mauss isole et étudie ces obligations structurant, selon lui, la socialité qui font des nettoyeuses et des mineurs et leurs familles des consciences qui persistent moralement dans le même bateau. Pas loin d’Orwell débarquant en 1936 en Catalogne, «les Espagnols, qui, avec leur décence innée et cette pointe d’anarchisme toujours présente en eux, rendraient même les débuts du socialisme supportable». Que montrent les films des frères Dardenne ? La disparition de cette décence commune ? Certainement pas dans Le silence de Lorna et c’est mieux que la pense sociale-dépressive sur laquelle ils se glissaient. Dans une société morale, certains sont plus moraux que d’autres dans certaines situations, et cela vaut pour ceux et celles qui restent dignes coincées «au fond de la casserole». Les nettoyeuses d’Aubenas sont matriculées et sérialisées par le pôle emploi et les politiques d’activation (?) du chômage, abandonnées par les syndicats ennuyés par ces histoires de bonnes femmes et abusées par les patrons qui leur présentent les métiers de la propreté comme les métiers d’avenir. Les mineurs d’Orwell luttent pour ne pas mourir trop tôt. Les geysers moraux montrés par le témoignage des deux auteurs nous montrent, plus qu’une démonstration, le commun, déjà théorisé par Gramsci, cette dimension éthique culturelle qui fait ciment entre ceux qui sentent sans toujours comprendre et ceux qui devraient comprendre et écouter les sentiments, pour transmuter ensemble. On lit là à mille lieues de Strip Tease et du mépris pour les humbles travesti en prétention artistique.