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Propagande par le vide. Quand les partis ne savent plus comment ils s’appellent

Plus vraies que nature, les affiches électorales de la revue Politique (Réalisé avec l’aide du générateur d’image DALL-E).
Plus vraies que nature, les affiches électorales de la revue Politique (Réalisé avec l’aide du générateur d’image DALL-E).

Les récentes élections dans notre royaume ont vu la surprenante réémergence de la famille socialiste au Nord du pays et démocrate-chrétienne au Sud. Pourtant, « Vooruit » et « Les Engagés » semblent tout faire pour se détacher de leur passé, allant jusqu’à effacer de leur nom toute référence à leur orientation idéologique et à leur forme organisationnelle. Que révèlent exactement de tels changements ?

Si « dire, c’est faire », nommer, c’est faire exister. Le baptême fait figure d’acte de langage canonique – c’est le cas de le dire – d’après la théorie de John Austin : donner un nom confère une réalité et une existence propres à l’objet, l’acteur ou l’événement désigné.

Bien sûr, le nom a valeur sémantique, il prétend refléter quelque chose ; mais, bien loin de renvoyer de façon transparente à une réalité qui lui préexiste, son attribution façonne cette réalité, en la rendant dicible, donc pensable. Il faut alors renverser l’adage classique et dire : « ce qui s’énonce bien se conçoit clairement, et les pensées pour l’appréhender viennent aisément. » Ce fait n’apparaît nulle part aussi clairement que dans l’arène politique où s’engagent continuellement des luttes pour l’attribution de noms, la fixation des significations et la construction des identités.

Indique ton mois de naissance

Ainsi que les deux derniers chiffre de ton numéro de GSM

Remplis tout les champs pour génèrer ton nom de parti-plateforme

[Générateur automatique de noms de partis, réalisé par Diogo Heinen sur une idée de Thomas Legein et Arthur Borriello]

Le débat public est ainsi continuellement animé par ces conflits de langage entre ceux qui parlent de « crise migratoire » ou de « crise de l’accueil », ceux qui acceptent ou refusent l’usage d’étiquettes spécifiques dans un contexte donné (« fascisme », « wokisme », « terrorisme », etc.), ceux qui s’invectivent à grand renfort de sobriquets infamants (« populiste », « antirépublicain », « islamogauchiste »). Car le nom, en politique, n’est pas neutre : il est déjà un peu identification, diagnostic, programme d’action. Choisir son nom et celui de l’adversaire, c’est déjà décider du terrain de l’affrontement (« mais bien sûr, Monsieur le Premier ministre ! »). Et quoi de plus représentatif de cette pratique décisive que l’onomastique partisane, cette expression barbare qui renvoie à l’acte par lequel un parti politique se donne un nom ?

Ce geste rituel accomplit plusieurs fonctions essentielles. Il fournit une identité aux membres du groupe, établit des filiations, confère une « marque » reconnaissable sur le marché électoral, et positionne le parti vis-à-vis de ses concurrents. « L’usage du nom propre est inséparable d’une procédure de découpage et d’une stratégie de distinction. […] le nom propre est en soi un discours, il est un récit qui nous parle de ce qu’il dénomme, évoquant un certain passé vu d’une certaine façon, voire un certain futur, dessinant un environnement, suggérant d’autres entités en relation avec celle qui est dénommée, esquissant sa description. 1»

Au nom du parti, on devinait aisément le versant de clivage auquel on avait affaire.

La structure syntaxique des noms de partis est souvent similaire, associant classiquement un nom classificatoire (parti, ligue, front, etc.) et un ou plusieurs éléments plus libres (communiste, démocratique, national, etc.), qui inscrivent l’organisation politique dans une tradition et un camp spécifiques2. Cette prévisibilité est source de nombreux détournements. Il existe ainsi, sur la Toile, des générateurs automatiques de noms de partis, dont certains proposés par des sites parodiques aux relents réactionnaires3, qui permettent de créer de toutes pièces un nom d’organisation politique imaginaire mais réaliste. En d’autres termes, le nom de parti procure des repères et de la prévisibilité dans un environnement complexe et changeant.

Des changements (re)marqués

Longtemps, les noms de partis ont reflété l’inscription de ces agents dans un mode de compétition politique spécifique, à tout le moins en Europe de l’Ouest : celui des clivages issus des révolutions industrielles et nationales4. Ces clivages indiquaient des césures profondes entre groupes sociaux, incarnées par des partis leur conférant une composante idéologique, et progressivement institutionnalisées dans la compétition pour l’exercice du pouvoir politique. Les règles de formation des noms de partis, dans un tel contexte, reflétaient à la fois la forme et la substance des affrontements à l’œuvre. Les labels partisans évoquaient autant l’organisation collective elle-même (« parti », « front », « union », etc.) que le substrat social ou idéologique dont elle tirait sa force (« des classes moyennes », « des travailleurs », « libéral », « socialiste », etc.). Au nom du parti, on devinait aisément le versant de clivage auquel on avait affaire.

Cette prolifération de nouvelles dénominations, plus floues et indéterminées, pourrait être le reflet d’une transformation profonde du paysage politique belge et européen.

Cependant, une contre-tendance semble désormais à l’œuvre. Cette prolifération de nouvelles dénominations, plus floues et indéterminées, pourrait être le reflet d’une transformation profonde du paysage politique belge et européen. Exit les étiquettes poussiéreuses rappelant les origines organisationnelles et idéologiques du parti. La tendance serait désormais à leur effacement, au profit d’une emphase sur la fluidité de la structure du parti – devenu mouvement5 – ainsi qu’à l’évocation d’attitudes individuelles (l’insoumission, la puissance, la mobilité) plus que d’identités collectives.

À l’inverse du positionnement sur les clivages, qui supposait toujours deux versants (le « parti des travailleurs » n’existe que dans la mesure où il y a un « parti des possédants »), ces attitudes sont généralement inclusives et consensuelles, et n’admettent pas véritablement la contradiction. En effet, quel groupe serait assez fou pour se déclarer « soumis », « impuissant », « rétrograde » ou « indifférent » ?

Pointe émergée ou lame de fond ?

S’agit-il pour autant d’une tendance lourde ? Les Engagés et Vooruit sont-ils la pointe émergée d’un iceberg, ou deux épiphénomènes liés à une spécificité (encore une !) de notre système politique ? Bref, assiste-t-on véritablement à un renversement dans la logique onomastique des partis politiques à l’échelle européenne ?

En repartant des partis politiques représentés en mars 2024 dans les parlements nationaux de huit pays européens (Belgique, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Luxembourg, Grande-Bretagne et Portugal), nous avons fait l’exercice de répertorier l’évolution des noms qu’ils ont successivement adoptés depuis 1945. Une nette tendance se dégage : la multiplication, depuis le début des années 2000, du nombre de partis sans marqueur axiologique ou idéologique. Ce phénomène doit beaucoup à l’apparition de nouveaux partis, après la crise économique de 2008 (AfD, Podemos, En Marche, Chega etc.). Il ne s’agit donc pas uniquement de partis historiques qui décident de faire peau neuve, comme en Belgique ; les nouveaux partis issus de la déstabilisation du jeu partisan, consécutive à la crise, tendent à se définir sans référence à la grammaire des clivages historiques.

Comme attendu, ce sont des marqueurs évoquant une attitude, une posture, ou un référent spatial qui prédominent chez les nouveaux venus. Les partis d’extrême droite et régionalistes sont évidemment les champions en matière de référence à un cadre spatial ; mais certaines formations libérales en affichent une aussi, qu’il s’agisse de l’Europe (« Più Europa » en Italie), de la nation (« Alliance Party of Nothern Ireland ») ou d’un cadre plus indéterminé (« Horizons » en France). Ce sont toujours ces formations qui sont les plus enclines à faire référence à une attitude ou posture : « OpenVLD », « Renaissance », « Italia Viva », « Insieme per il futuro », etc.

Les partis politiques tendent aussi, depuis le début des années 2000, à se présenter de moins en moins en tant que tels et à abandonner toute référence à une forme organisationnelle spécifique. Ici aussi, les nouveaux acteurs des systèmes partisans jouent un rôle pionnier (les Verts à partir des années 1980, les formations d’extrême droite et de gauche radicale dans les années 2000), en tant qu’elles ne sont pas les héritières directes d’une organisation historique. Mais certains libéraux, sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens n’hésitent pas à franchir le pas, à l’instar du « Parti populaire chrétien » (CVP) devenu « Chrétiens-Démocrates et Flamands » (CD&V) en Flandre.

Sommes-nous condamné·es au vide ?

En 2013, le regretté politologue irlandais Peter Mair publiait un ouvrage, Ruling the Void, destiné à devenir très rapidement un classique. Il y documentait la lente érosion du rapport entre représentant·e·s et représenté·es depuis les années 1970. Celle-ci était marquée par la « sécession » des premiers, devenus des agences semi-étatiques de plus en plus indépendantes de leur base électorale et militante, et le désengagement des seconds, trouvant refuge dans l’abstention ou le vote protestataire. À mesure que ce gouffre se creusait, de nouveaux acteurs tentaient de s’y insérer en réorganisant les lignes d’opposition autour de nouveaux marqueurs et enjeux, tandis que les formations historiques étaient poussées à se réinventer. La présence et le succès de Vooruit et des Engagés, en Belgique, sont loin d’être anecdotiques : ils montrent que même dans un pays où les clivages historiques gardent une place plus grande qu’ailleurs, du fait de leur institutionnalisation dans des « piliers », la tendance est à leur effacement du langage politique.

Des entrepreneurs et entrepreneuses politiques bâtissent leurs succès sur des appels indifférenciés au Peuple ou à la Raison.

De la même façon, si c’est sans surprise que les formations libérales sont ici à l’avant-garde, sachant qu’elles se sont toujours vues comme des partis de notables, n’ayant qu’une unité idéologique restreinte, la manifestation de ces tendances au sein des deux familles politiques qui ont constitué l’archétype des partis de masse au vingtième siècle, est extrêmement significative.

La grammaire politique est donc, aujourd’hui, moins centrée sur l’affrontement d’organisations partisanes structurées, ancrées dans certaines couches de la société qu’elles tâchent de représenter en gouvernant au nom de leur conception de l’intérêt général, façonnée à travers un certain prisme idéologique. De plus en plus, des entrepreneurs et entrepreneuses politiques individuels bâtissent leurs succès sur des appels indifférenciés au Peuple ou à la Raison, sans prétendre incarner un groupe social ou une orientation idéologique spécifiques.

Les bouleversements de l’onomastique partisane participent de ces évolutions : elles en accélèrent l’avènement. Gageons que, pour la gauche, il ne s’agit pas d’un bon signal. Cela signifie en effet qu’elle joue sur un terrain structurellement défavorable, marqué par l’effondrement de ce qui faisait sa force : la capacité à encadrer et mobiliser les classes populaires au nom d’une « utopie concrète ». Il y a fort à parier qu’un évidement de sa substance et un assouplissement de sa structure, s’ils sont susceptibles de procurer certains gains électoraux immédiats, comme pour Vooruit, se fassent au prix d’une perte d’identité qui se révélera désastreuse sur le long terme.