Politique
Préjugés de classe et ligne éditoriale
27.12.2015
Il ne faudrait pas confondre la presse populaire, par définition racoleuse, et la presse distinguée, objective et équilibrée. En Belgique francophone, celle-ci dispose de deux titres : Le Soir et La Libre. Mais cette réputation flatteuse est de plus en plus usurpée. Surtout quand le climat social se tend…
23 novembre 2015, éditorial de Béatrice Delvaux dans Le Soir, commentant les erreurs de communication à propos de la « menace terroriste » : « La palme de l’indigence revenait cependant aux syndicats qui ont maintenu leur mot d’ordre de grève en Wallonie. Mais ce soir, cela ne mérite pas plus d’une ligne. »
24 novembre 2015, réplique de Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE-CSC : « Une presse au garde-à-vous, surexcitée d’être dans une ville en guerre (sans la guerre…) .…. et voilà que se libère la haine de classe d’une moyenne bourgeoisie diplômée mais sans mémoire ni vision… »
Cet échange d’amabilités illustre assez bien l’état des relations établies depuis quelque temps entre des éditorialistes des médias mainstream et les organisations syndicales. Ces éditorialistes dénoncent l’action syndicale comme « inadéquate à la société actuelle », « inopportune » voire « portant atteinte au droit au travail ». Du coup, des syndicalistes s’inquiètent des effets induits de leur action sur l’opinion : « image de marque » et « réputation en ligne » deviennent des mots-clés de leur stratégie sociale et politique.
L’apogée de la polémique a été atteint le 19 octobre, lorsque des grévistes de la FGTB ont bloqué une autoroute et que le groupe hospitalier CHC les a accusés d’avoir ainsi empêché un chirurgien de rejoindre une clinique à temps pour opérer une patiente frappée d’anévrisme, laquelle serait décédée de ce fait. Une vague de dénigrement a déferlé sur les médias « sociaux » : « les syndicats ont tué ». Pourtant, le lien de cause à effet était loin d’être évident entre la manifestation et le retard comme entre le retard et le décès. Pourtant, le CHC pouvait être soupçonné de vouloir se venger d’une action syndicale, menée le même jour sur son chantier géant de Glain, pour dénoncer son recours à des négriers de la construction. Mais comme souvent sur la Toile, aucun argument rationnel n’a pu endiguer la logorrhée et certains éditorialistes lui ont emboîté le pas.
Ce qui est frappant, c’est qu’à côté de ces éditoriaux, les informations publiées, par exemple, dans La Libre et Le Soir n’ont reflété aucune position systématiquement critique envers les actions syndicales. On connaît l’adage : les faits sont contraignants, seul le commentaire est libre. Mais la linguiste Roselyne Koren[1.R. Koren, Les enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme, L’Harmattan, 1996.] a fait justice de cette antienne : « La subjectivité énonciative .est. inhérente à la nature de toute mise en mots, quelle qu’elle soit ». Donc, toute la rédaction d’un média n’adhère pas à la position énoncée dans l’éditorial. Il n’empêche que celui-ci est censé tirer les leçons d’un fait d’actualité en prenant pour cadre de référence les valeurs communes au média et à ses lecteurs. Le Soir se présente volontiers comme « progressiste ». En 1999, La Libre Belgique s’est dotée d’une Charte éditoriale qui énumère les principes défendus par le journal : « l’incarnation des valeurs chrétiennes » mais aussi les droits de l’Homme, la dignité de la personne, le pluralisme démocratique et… la liberté d’entreprendre. Dans le cas qui nous occupe, l’une de ces valeurs semble avoir pris le pas sur d’autres.
Un syndicalisme positif
Ainsi, le 20 octobre, le titre de l’édito de La Libre évoque les événements de la veille en ces termes : « La violence, l’arme des lâches ». Le 23 octobre, on lit : « La brutalité, les blocages aveugles ne servent à rien. Ils gênent considérablement les citoyens que les syndicats déclarent vouloir défendre ». Ou encore : « Dans certains bassins industriels .…. la pratique syndicale s’apparente davantage à l’anarchie qu’à une véritable défense de l’emploi ». Ou encore : « C’est ce syndicalisme positif .NDLR : de la CSC et de la CGSLB. qu’il faut valoriser de manière à marginaliser un syndicat socialiste aux pratiques archaïques ». Le souci de « pluralisme démocratique » n’ira pas jusqu’à rappeler que c’est sur les « désagréments » causés par l’action que les conquêtes du mouvement ouvrier se sont construites, ni que la violence première consiste dans l’inégalité et l’exploitation.
Certains verront là un indice de l’infléchissement par les actionnaires de la ligne éditoriale du média afin que celui-ci défende leurs intérêts de classe. En effet, les propriétaires d’IPM (éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure) sont les Le Hodey, une famille de la « haute société » bruxelloise liée aux Coppée, à la tête d’une quinzaine de sociétés. L’appartenance d’IPM à la famille Le Hodey a pu jouer un rôle dans l’élaboration du cadre du discours de La Libre. Mais sans doute pas le rôle le plus décisif. Le groupe Le Hodey est focalisé sur l’édition et la première préoccupation de ses actionnaires est d’assurer sa rentabilité dans un contexte concurrentiel difficile. Davantage que des gratifications idéologiques, ils attendent des résultats.
On le sait, les médias ont à la fois une valeur d’usage (un rôle dans l’élaboration de l’opinion) et une valeur d’échange (produire du profit). Incontestablement, aujourd’hui, leur valeur d’échange l’emporte sur leur valeur d’usage : autrement dit, la construction de l’événement par les médias se fonde en grande partie sur l’anticipation des préjugés que leurs dirigeants imputent, à tort ou à raison, à leur clientèle. Citons encore Roselyne Koren[2.Ibidem.] : « La liberté du commentaire est investie et relativisée par une parole sociale doxique, entendue comme idéologie dominante ».
Caresser le public dans le sens du poil
Le « cadrage » des événements de novembre à Paris et Bruxelles reflète cette logique. Les médias mainstream ont implicitement présenté le fondamentalisme religieux comme la clé du basculement dans le terrorisme djihadiste, mais sans jamais étayer explicitement ce lien de cause à effet par des preuves concrètes. Hypothèse explicative : au travers de leurs échanges au sein de leur propre milieu social et au vu de sondages sommaires, les dirigeants des médias mainstream ont acquis la conviction que la plupart de leurs clients considèrent l’islam comme une religion fanatique. Afin de ne pas contrarier les préjugés supposés de leur public, il était donc expédient pour ces médias d’associer, ne fût-ce qu’implicitement, le terrorisme au fondamentalisme musulman.
De même, les dirigeants des médias mainstream infèrent de leurs contacts au sein de leur milieu que les catégories sociales où se recrute la majorité de leur public solvable considèrent l’action syndicale avec hostilité. Il est d’ailleurs piquant de constater que le 24 octobre, dans la foulée des critiques envers les syndicats, La Libre consacrait un éditorial à s’apitoyer sur le sort des « cadres, dirigeants, titulaires de professions libérales » que « le fisc adore » et qui sont « trop riches pour bénéficier des aides, des crédits d’impôt offerts au moins nantis » : ils sont frappés « de plein fouet » par la réduction des titres-services ou la modification du chèque habitat wallon, mais eux, « ils ne bloqueront pas les autoroutes » car ils sont « la classe moyenne supérieure, celle qui paye, paye, paye ». Et qui lit La Libre…
Ainsi, même des éditorialistes foncièrement honnêtes sont-ils amenés, par empathie contrainte, à sous-estimer dans leurs analyses le fait, pourtant « objectif », que les organisations syndicales incarnent dans la Belgique d’aujourd’hui le plus puissant voire le seul véritable contre-pouvoir. Celui-ci risque-t- il d’être affaibli par ces plaidoyers à charge ? Probablement pas. Ils n’auront eu pour effet que de renforcer des clivages préexistants. Pas la peine, pour les dirigeants syndicaux, de perdre le sommeil en songeant à leur « déficit d’image ». Après tout, l’absence totale, en Belgique francophone, de médias mainstream classés à gauche ou favorables aux luttes sociales n’empêche les syndicats ni de recruter, ni de mobiliser des dizaines de milliers de travailleurs. La seule à souffrir de ces éditoriaux sans nuances, c’est la qualité de l’information. Elle compte beaucoup de partisans, mais trop peu d’avocats.