Politique
Précariat : construire sa vie autrement
14.02.2008
Le lendemain du 1er mai 2006, l’Euromayday, la manifestation emblématique des précaires, ouvre le Journal parlé de la RTBF de 8 heures. Le grand public découvre des groupes de jeunes et joyeux rebelles, de Belgique et d’ailleurs, dont la première revendication se résume à : « Luttons contre la précarité ». Cahier de route d’une année d’action.
« La précarisation est fondamentalement ainsi : un fractionnement de l’activité, du temps vécu, de la perception de soi-même. Le capital n’a plus besoin de la personne physique et juridique du travailleur. Le capital n’achète plus votre vie. Vous êtes libres, au niveau juridique, vous êtes les entrepreneurs de vous-mêmes. Mais vous êtes dépossédés de votre temps. Le temps mental de la collectivité n’appartient plus aux individus, il est transformé en une étendue infinie de temps sans vie, sans corporéité, sans individualité. « Je n’ai pas de temps » est la phrase qui caractérise le mieux la culture contemporaine. C’est une phrase monstrueuse, un absurde pataphysique, mais réelle, parce qu’elle exprime le sentiment d’être dépossédé de son temps.» Franco Berardi (dit Bifo), dans « La surcharge d’informations crée la panique », Libération, 20 mai 2006 Beaucoup de questions restent en suspens. Nos réponses sont partielles et vécues comme des expériences. Notre pratique politique est née de nos expériences de vie. En septembre 2005, c’est la rentrée politique et sociale. Les agendas sont bien remplis. Malgré la débâcle du projet constitutionnel, Barosso, Trichet et la gérontocratie au pouvoir en Europe depuis 50 ans sont confiants. La constitution, on s’en tape, ce qui compte c’est que l’agenda de Lisbonne s’applique partout. Dans toute l’Union européenne, les gouvernements s’appliquent à rendre notre économie la plus compétitive du monde.
Di Rupo garde le sourire, propose de faire comme lui : « Une heure de fitness par jour, ça permet de garder la forme et donc de travailler plus longtemps, ce qui garantira notre modèle de pension ». On est quand même pas des Américains… Villepin scelle un accord de coopération redoutable avec son ministre de l’Intérieur : précarité et répression sans limites. Ce dernier revient justement d’une réunion avec ses collègues européens où ils ont décidé de financer la construction de camps pour illégaux à l’extérieur de l’Europe, d’utiliser des charter en commun… Notre sécurité et la sauvegarde de notre modèle n’ont pas de prix. Pour mieux le garantir, nos ministres travaillent sur tous les chantiers en cours: les OGM, les autoroutes, les tunnels et les ponts, immigration choisie, les pactes entre les générations, les titres-services, l’égalité des chances. Ils nous rendent malades. Berlusconi envoie la troupe pour déloger les habitants du Val Susa qui bloquent le méga-projet de tunnel de 60 km pour le TGV reliant Lyon à Turin. Les forces de l’ordre seront repoussées et le projet de train à grande vitesse à l’arrêt. Des jeunes banlieusards caillassent la police et brûlent des voitures devant les caméras de toutes les télévisions. À Ceuta et Melilla, des centaines de migrants passent par dessus les barbelés, la police tire: plusieurs morts. En Belgique l’Udep Union de défense des sans-papiers.. commence à occuper les églises…
Jeune, européen et précaire
C’est dans ce contexte que le réseau Euromayday se rencontre vers la fin octobre à Hambourg. L’heure est au bilan et la mise sur pied de projets de coopération logistique et d’échanges de savoir. En ce qui concerne le passé c’est bingo : le premier mai 2005, les parades Euromayday ont rassemblé plus de 200 000 précaires dans une vingtaine de villes européennes. Pour l’avenir, on patine un peu. On se cherche, et se trouve difficilement. On vacille entre notre identité commune de mouvement de contestation post Seattle-Genova et le dépassement vers une auto-constitution politique. Nous savons que les précaires deviennent le centre de la lutte. Notre intuition est bonne. Mais sur la forme organisationnelle que doit prendre cette lutte, on est encore loin… On discute bien mais on progresse lentement par rapport à l’élaboration de nos revendications communes. L’Europe est un projet complexe et difficile. Si elle est unie, c’est le marché. Partout les mêmes banques, les mêmes marques, les mêmes centres commerciaux, les mêmes fast-food et les mêmes agences d’intérim. Mais c’est aussi et surtout par la précarité. Partout, la jeunesse européenne est confrontée à la précarisation du travail, aux difficultés d’accès au savoir et à la culture, aux transports et aux logements… Partout les migrants vivent le problème de la non-reconnaissance.
Les différences nationales se font juste sentir sur une question de modulation. Malgré tout, pour nous, une organisation au niveau européen doit être possible. Nos différences sont nombreuses, nos points communs aussi. De Séville à Helsinki et de Londres à Maribor. Une subjectivité rebelle, une volonté de sortir des rapports d’exploitation, autrement dit de refuser le travail précaire, une sensibilité écologique tant au niveau environnemental qu’au niveau des rapports sociaux, une volonté de se réapproprier notre temps et nos lieux de vie. Mais plus encore, l’auto-organisation du travail cognitif nous rassemble tous, ainsi que la production et la recherche de lignes de fuite du système hors du pouvoir médiatique. Ces caractéristiques débordent largement les milieux activistes. Et nous sommes convaincus que notre projet politique doit partir de là. Nous savons qu’aujourd’hui les subjectivités social-démocrates ne peuvent plus lutter contre la privatisation de la planète et la précarisation de nos vies. Elle ne peuvent plus que gérer le marché, c’est-à-dire le désastre. Le rythme pulsionnel que le capitalisme tente de nous imposer à travers la croissance, l’accumulation, l’entreprise, le risque, la compétitivité, nous mène à la maladie. Rapidement et sûrement. C’est ça que l’on veut dire quand on dit que nos vies sont précarisées. À ce rythme-là, on n’arrivera jamais à la pension… Construire sa vie autrement est devenu l’enjeu fondamental pour les précaires. Une rupture s’impose. Il nous faut sortir des limites de la propriété privée, du profit, de la rentabilité. Apprendre à se défaire de la dépendance capitaliste et libérer les puissances du savoir et du partage.
De Flexblues à l’Euromayday
En janvier, nous créons Flexblues et Bob le précaire, figure emblématique du nouveau collectif, entre en scène. Flexblues c’est une bande de travailleurs précaires – étudiants, chômeurs… –, engagés en Belgique francophone par la société suisse BlueComm pour faire remplir des questionnaires dans le cadre d’une enquête sur « l’esprit d’entreprise » parmi les jeunes Wallons et Bruxellois de la tranche d’âge 15-24 ans. Face à des conditions de travail et de rémunération particulièrement exécrables et à des pratiques qui ne respectent pas nos droits élémentaires, nous décidons de nous mettre en grève. Bob le précaire négocie pour nous. Nous obtenons gain de cause. Merci Bob ! Flexblues, c’est une conspiration de précaires, une manière tout à nous d’inspirer le conflit. En s’opposant à des jeunes startuppers qui se croient tout permis, nous avons obtenu gain de cause sur nos revendications sociales. Il font semblant de rien. Nous, on sait qu’on a touché leur système nerveux. On les a mis à genoux. Nous avons été capables de comprendre la manière dont ces petits capitalistes de merde tirent leur force de l’exploitation de la précarité : facile de se faire payer pour une étude du comportement faite par une main-d’oeuvre très qualifiée et très sous-payée, sans statut et sans aucune possibilité d’en avoir un. Pour nous, le salaire n’exprime plus rien et garantir le revenu n’est pas une utopie, c’est la porte de sortie de la machine infernale. Sur cette question et en rapport au mode de fonctionnement du système capitaliste contemporain, les réponses de la gauche et de l’extrême gauche relèvent du néolithique. Ils nous parlent d’emploi, quand on leur parle de revenu…
L’opération Flexblues terminée, nous nous retrouvons à Milan pour finaliser l’organisation de l’Euromayday 2006. Une décision tombe : cette année le coup d’envoi sera commun. Il aura lieu à Bruxelles et c’est le crew de Liége qui organisera la conférence de presse et l’action. Ce vendredi de Pâques, on a mis nos oreilles de lapins mais on n’a rien à vendre. Partant du constat et de l’affirmation de nos conditions de précarité, nous luttons contre un marché de l’emploi basé sur la discrimination et l’esclavage post-moderne et nous réclamons une égalité sociale qui nous permette de vivre décemment par des actions directes et dans la bonne humeur, s’il vous plait… Le 14 avril, c’est le jour du lancement européen de l’Euromayday 2006 : une conférence de presse du réseau, suivie d’une action. Vers midi, plus d’une centaine de personnes, venant d’Italie, de France, de Belgique, de Finlande, d’Allemagne et des Pays-Bas occupent la cour intérieure de l’ERT Table ronde européenne des industriels, un des principaux lobbies patronaux européens. (Ndlr)… Nous sommes les précaires aux oreilles de lapin, ensorcelés par une samba déjantée, et nous balançons des œufs en chocolat dans toutes les directions et surtout dans la direction du rond-point Shuman. Une ministreetparty pour se réapproprier la rue, premier lieu d’expression politique. En chemin, nous passons devant les bâtiments de l’Unice, dont l’entrée vient d’être repeinte couleur merde par les brigades des précaires énervés. Escortés par la police locale qui nous ouvre la route en arrêtant la circulation automobile, nous arrivons au rond-point Schuman. Un piquete de précari@s déguisés en lapins sur le point le plus sensible de la capitale un vendredi saint, du jamais vu à Bruxelles… Derniers adieux à la police avant de rendre les rues au trafic routier, descente dans le métro toujours en musique. Un contrôleur vient s’assurer qu’il ne s’agit pas du collectif sans ticket : c’est pas nous (respect, le CST) mais la gratuité des transport en commun, cela nous ferait quand même du bien. De toute façons, on ne paye pas. Nous terminons tous couchés par terre devant la maison communale de Saint-Gilles revendiquant le droit de manifester interdit une semaine plus tôt… pour cause de danger sans-papier. Au final, aucun incident à déplorer avec les forces de l’ordre de la capitale de l’Europe, elles se sont bien tenues. Le premier mai, nous y voilà. C’est la parade des précaires à Liége. Le temps est maussade. La police présente, mais discrète. Les sans-papiers sont en nombre, il y a aussi les anti-pub, ceux-là qui n’aiment pas les agences interim, ceux-là qui n’aiment pas les mégastore, une brigade de la clown-army, des DJs et du son sur le camion, des queers , des médiactivistes, et surtout la samba, qui donne le rythme. Ce mayday, on l’aime. C’est comme la métaphore d’un agencement des forces sociales capables de rendre commun ce qui d’habitude nous atomise et nous précarise. Aujourd’hui, cette ville est vraiment à nous. On y décide du rythme, de la circulation et du son. L’avenir dépendra de notre capacité à produire notre propre auto-constitution au niveau européen et à dépasser l’événementiel qui nous lie. Cette Europe, on l’aime. Elle a la saveur du singulier et du commun. Nous voulons lui trouver la forme politique adéquate. Nous voulons donner corps à travers nos conflits à un nouveau système social et à une société plus horizontale, démocratique, où l’immatériel, le service, l’affectif, le travail flexible ne sont pas sujet à une exploitation sans merci, au chantage et à l’impossibilité d’exister. Personne ne veut être condamné au même travail pour toute sa vie et personne ne veut passer sa journée entière à se demander comment payer la prochaine facture tout en jonglant avec trois jobs.