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Belgique : pourquoi nos gouvernements ne respectent plus l’État de droit ?

Montage Politique – Illustration ©Tingey Injury Law Firm (Unsplash)
Montage Politique – Illustration ©Tingey Injury Law Firm (Unsplash)

L’heure est grave. De nombreuses associations et spécialistes ne cessent de nous alerter : la Belgique vit une situation inconnue depuis 1945 en bafouant depuis deux ans ses propres règles démocratiques fondamentales. Comment le gouvernement belge peut-il ne pas respecter sa propre loi ? Que pouvons-nous faire pour sauver l’État de droit ? Entretien avec le philosophe Édouard Delruelle, pour comprendre la signification politique et matérielle de cette situation alarmante.

La Belgique, un « état social de droit »

Politique : Les fondamentaux de l’État de droit, la police et la justice sont souvent perçus comme la chasse gardée des formations libérales ou de droite. À l’opposé, les droits sociaux semblent plus vaillamment défendus par la gauche, notamment avec le droit du travail. Cette distinction est-elle probante ? Suffit-elle à expliquer le manque de réaction des partis de gauche, lorsque l’État ne respecte pas les décisions de justice ?

Édouard Delruelle : Tout d’abord, il faut sortir d’une définition libérale de l’État de Droit, souvent reprise également par ses opposants marxistes. Le paradigme libéral oppose les « droits-libertés » aux « droits-créances ». Les « droits-libertés » seraient des droits qui imposent une limite à l’intervention de l’État en faveur de la liberté personnelle. Ils sont conçus comme attachés à l’individu et opposables à l’État. À l’inverse, les « droits-créances » seraient des droits où l’on demande l’intervention de l’État, comme pour les pensions, l’éducation, les services publics, la Sécurité sociale ou le droit du travail. Dans ce jargon, les « droits-créances » sont donc les droits liés à l’État social.

…et donc des droits « de gauche » ?

Oui, c’est comme ça qu’on les voit souvent. Et le libéralisme tend à considérer que ces « droits-créances » dénaturent les « Droits de l’Homme », ou représentent un danger vis-à-vis d’eux. Mais il faut déconstruire cette vision. C’est l’objet de mon livre Philosophie de l’État social1 : montrer que les deux grands paradigmes, libéraux et marxistes, sont incapables de penser l’État de droit et l’État social. En fait, ils ne comprennent ni l’un ni l’autre, car ils ne comprennent pas leur connexion. Ma thèse, c’est qu’ils ne font qu’un.

Il n’y a pas de démocratie sans un « État social de droit », ou un « État de droit social », selon une expression de Hermann Heller2. Pour reprendre Hannah Arendt, un État de droit est un État où les individus sont en capacité de revendiquer des droits. Non pas de bénéficier passivement de droits « naturels » antérieurs à l’État, mais d’activer de nouveaux droits via ce dernier.

C’est donc la conception libérale de l’État de droit qui est erronée ?

La vision de l’État de droit avancée par les libéraux est une définition formelle : il s’agit de réduire l’État de droit aux « droits-libertés », c’est-à-dire à des droits opposables à l’État. Mais si l’on observe historiquement comment la démocratie a progressé, c’est à travers la rencontre continuellement conflictuelle et institutionnalisée autour de revendications de droit.

Un État de droit, je le répète, n’est pas un État qui est soumis à des droits naturels, mais un État où les individus, et en particulier « celles et ceux d’en bas » – « les subalternes » pour employer un terme de Gramsci –, sont en capacité de lutter effectivement pour l’obtention de nouveaux droits, et de défendre les droits acquis (en fait toujours conquis) lorsqu’ils sont attaqués ou menacés.

N’y a-t-il quand même pas des droits « de première, deuxième et troisième génération » ?

Sur ce point, je renverrai au texte fondamental de T.H.Marshall, « Citizenship and social class »3, qui montre bien le lien organique qui les lie. C’est d’un même mouvement qu’apparaissent les droits civils, les droits politiques et les droits sociaux. On peut donc avoir le sentiment que ce sont trois générations de droits successives. Mais c’est d’emblée la même problématique. La démocratie est indissociable d’une dynamique de revendication de droits, ce que Hannah Arendt appelle « le droit d’avoir des droits », ou le droit au droit.

C’est notamment ce droit de revendiquer des droits qui semble poser question aujourd’hui…

Il y a une très belle expression de la philosophe du droit Céline Jouin  : « le droit aux droits acquis ». Aujourd’hui, c’est notamment le droit aux droits acquis en matière de chômage et de pension qui pose question, mais aussi bien le droit acquis à l’avortement. Les conquêtes de l’État social et de l’État de droit ne se dissocient pas, contrairement à ce que prétend la rhétorique libérale dominante.

La démocratie est indissociable d’une dynamique de revendication de droits, ce que Hannah Arendt appelle « le droit d’avoir des droits », ou le droit au droit.

La gauche ferait donc bien de s’en soucier davantage ?

Il est essentiel de se réapproprier cette grammaire des droits, et non de s’y opposer, comme le fait le marxisme. Si je le dis dans cette « langue » des droits, je définirais la démocratie comme ceci : un État de droit où les individus peuvent élever avec succès des revendications de droits. Et si je le dis en termes politologiques, je dirais que c’est une société où les subalternes sont en capacité politique de lutter pour leur émancipation. Ça ne veut pas dire qu’il est possible de tout obtenir. Mais ils et elles sont en capacité de lutter pour leur émancipation.

Si on accepte ces deux définitions de la démocratie, on voit qu’il n’y a, en fait, pas de différence de nature entre revendiquer le droit à l’avortement, revendiquer la liberté d’expression, revendiquer le droit de grève, la possibilité pratique du droit de grève, ou encore le droit à la Sécurité sociale.

Le diagnostic

Revenons aux problèmes concrets. Le rapport 2023 de la Ligue des droits humains est alarmant :

« Depuis près de deux ans, le gouvernement fédéral ne respecte plus les décisions de justice relatives à la question de l’accueil des demandeur·euses d’asile. Depuis octobre 2021, de très nombreuses personnes ont été contraintes de se tourner vers les tribunaux pour faire valoir leur droit à l’accueil. Des milliers de décisions de justice ont condamné Fedasil à respecter la loi et à fournir une place d’accueil. Malgré ces décisions, les places d’accueil ne sont toujours pas attribuées immédiatement et, désormais, les hommes seuls en sont exclus. Ceci signifie concrètement que des personnes doivent vivre dans la rue pendant des semaines, voire des mois, ou trouver elles-mêmes une solution. En outre, les astreintes que le tribunal a imposées à Fedasil n’ont jamais été payées. De très nombreuses autres décisions judiciaires ont été rendues en faveur des demandeur·euses d’asile, visant à contraindre le gouvernement à respecter la loi ; elles sont toutes restées lettre morte…»

Édouard Delruelle : C’est emblématique du fait qu’il n’y a pas d’État de droit sans État social… et vice versa. Nous faisons ici face à un cas clair, où la Belgique contrevient à sa propre définition de l’État de droit. Mais pourquoi ? C’est la ministre elle-même, Nicole De Moor, qui le dit : « parce qu’on n’a pas la place », pas le personnel, pas les chambres, pas les bâtiments… Mais c’est bien une question de volonté politique. L’État ne veut pas mettre en place l’État social minimal qui permettrait de respecter l’État de droit et d’accueillir dignement les migrants.

Lorsque le pouvoir politique refuse de mettre en place matériellement un minimum d’État social pour les individus, il se met en situation de ne pas respecter l’État de droit.

Cela signifierait que la droite, démocratique, est prête à contrevenir à l’État de droit pour s’attaquer au social. Que pour refuser des avancées sociales effectives et ce qu’elles impliquent du point de vue de la redistribution, elle renierait ses propres principes, ceux de l’État de droit dont elle se prétend la garante et la défenseuse ?

Effectivement. Lorsque le pouvoir politique refuse de mettre en place matériellement un minimum d’État social pour les individus, il se met en situation de ne pas respecter l’État de droit. C’est vrai pour l’état déplorable des prisons comme pour l’accueil des migrants, ou même la dégressivité des allocations de chômage. La non-effectivité des droits débouche sur une logique d’assistance humanitaire qui, aussi nécessaire soit-elle, signale la faillite et de l’État social et de l’État de droit.

On peut affirmer, sans forcer le trait, que l’État social est la garantie d’effectivité des droits définis par l’État de droit. Car il est évident que pour respecter les « droits libertés », il faut un État, une justice et une police correctement financées. Pour jouir d’une liberté d’expression, il faut une presse libre, subventionnée et des législations qui interdisent les incitations à la haine, et ainsi de suite. Il n’y a pas de respect des libertés individuelles sans régulation effective de l’État.

Et inversement…

En effet, l’on n’a pas d’État social, si on ne conserve pas une dynamique de revendication des droits, qui ne sont pas seulement des droits octroyés « d’en haut ». Sinon, nous avons affaire à un État paternaliste, qui peut très bien cesser de distribuer des droits quand il le veut. C’est d’ailleurs l’une des menaces qui pèsent aujourd’hui sur la Sécurité sociale. Elle est perçue par beaucoup comme une bureaucratie qui offre des prestations comme on ouvre un robinet, sans se rendre compte que ce robinet pourrait être resserré par l’État selon son bon vouloir budgétaire.

Sans dynamique de revendication, sans réelle concertation sociale, sans réelle gestion paritaire de la Sécurité sociale, l’État social se désolidarise de l’État de droit et cesse d’être un élément vital de la démocratie

La gauche et ses impensés

On comprend donc le sens économique de ce sabordage pour la droite, mais si la Belgique est un « État social de droit », d’où provient le désintérêt à gauche ?

C’est un problème complexe. Je crois tout d’abord qu’il y a un inconscient national derrière l’État social. Fondamentalement, l’État social s’est développé comme un État national, c’est-à-dire un espace où les droits sociaux ont été octroyés d’abord « aux nationaux », dans le cadre d’un compromis national. C’est ce qu’Étienne Balibar, un peu méchamment  – il s’en est expliqué –, a appelé « l’État social national » comme « réponse » à l’État national-social qui en était à la fois l’antonyme et le double négatif. Et il est vrai que les institutions de l’État social diffèrent structurellement, selon que l’on est dans le monde «libéral» anglo-saxon, le monde « corporatif » continental (dont la France, la Belgique ou l’Allemagne) ou le monde « individualiste » scandinave4.

Et comme l’État social s’est construit comme national, il y a dans la pensée de la gauche une difficulté à déconnecter l’État de ce cadre. C’est à ce moment-là qu’apparaît la tentation du social-chauvinisme incarnée en Belgique par Vooruit. Il y a donc la conjonction de deux facteurs  : un impensé de gauche – du fait d’avoir lutté pour les droits dans un cadre national –, et une victoire idéologique de la droite et de l’extrême droite. Cette conjonction permet d’expliquer la frilosité des partis de gauche sur la question.

Une bonne part des constitutionnalistes et des militant·es est très inquiète de ce phénomène nouveau de non-respect des règles de justice par un État supposément de droit. Cette possibilité, pour le pouvoir, de se plier ou non aux décisions du juge, ne renvoie-t-elle pas, tout de même, à une conception fascisante de la justice ? Une justice selon le bon vouloir des gouvernants. N’est-ce pas un dangereux précédent ?

Je ne pense pas que « fascisme » ou « nazisme » soient des termes très utiles dans le débat. En revanche, que nous soyons dans un processus de dé-démocratisation de nos sociétés, c’est évident. L’un des signes est effectivement le non-respect des décisions de justice.

Mais si l’État de droit recule de façon inquiétante, c’est moins parce qu’il y aurait une tentation autoritaire de la part d’un pouvoir dictatorial, que parce que les élites politiques, je le répète, ne veulent plus entretenir l’État social qui donnerait à l’État de droit son effectivité. C’est d’ailleurs le discours des responsables politiques : « Nous n’avons pas de problème avec la décision de justice en elle-même. Mais nous ne pouvons simplement pas la respecter. C’est impossible, car nous n’en avons pas les moyens ». Les migrants seraient trop nombreux, il y a trop de détenus dans les prisons, etcétéra. On ne veut pas mettre en place les dispositifs sociaux qui, seuls, pourraient rendre effectifs les droits fondamentaux dont on parle. Cette forme de dé-démocratisation m’apparaît beaucoup plus dangereuse que le risque d’un pouvoir dictatorial tel qu’on l’a connu avec Hitler ou Mussolini…

Pour expliquer l’enjeu de l’effectivité des droits, vous développez, dans votre récent ouvrage Philosophie de l’État social, la conception d’une « constitution matérielle » à côté de la Constitution belge que nous connaissons.

En réalité, la Constitution ne dit quasiment rien sur l’État social. Certes, il y a l’article 23A qui parle d’un « droit à la sécurité sociale ». Et oui, il y a une jurisprudence de la Cour constitutionnelle sur le principe de standstill, c’est-à-dire, normalement, pas de diminution des droits sociaux. Mais la Constitution ne dit rien des différentes branches de la Sécurité sociale, de la gestion paritaire, de son mode de financement, etc. De simples lois suffisent à démanteler la Sécu.

En outre, si un gouvernement déclare : « Désolé, nous n’avons pas assez d’argent, et nous voulons faire une politique où nous réduisons les cotisations sociales de 50% pour respecter la Règle d’Or de l’Union européenne », la Cour constitutionnelle ne pourra rien dire. De même qu’elle ne pourra pas grand-chose si la limitation des allocations de chômage à 2 ans – une véritable régression sociale – est mise en œuvre par le prochain gouvernement, comme cela paraît très probable. Il y a très peu de dispositions dans la constitution formelle qui garantisse l’effectivité des droits sociaux.

C’est pour cela que je forge, avec d’autres, le concept de « constitution matérielle »5. Il est évident que la sécurité sociale n’est pas dans notre constitution formelle en Belgique, mais c’est un élément de la constitution matérielle, par quoi j’entends l’ensemble des dispositifs normatifs (qu’ils figurent ou non dans la constitution formelle) qui garantissent le « pacte social » entre les classes, les groupes et les territoires au sein d’une communauté politique donnée.

La Sécurité sociale fait bien sûr partie intégrante de la constitution matérielle. Ainsi, avec sa réforme des retraites, Macron a respecté la constitution formelle, mais il a modifié autoritairement la constitution matérielle. Comme l’a écrit Pierre Rosanvallon, il pouvait invoquer la « légalité procédurale » issue de l’élection, mais certainement pas la « légitimité sociale » qui « désigne non pas un statut ou une procédure, mais ce qui est perçu comme juste et conforme à l’intérêt général » par l’ensemble des citoyens6. Mais on voit ce qu’il lui en coûte, électoralement, de toucher à la constitution matérielle…

Se battre pour l’état de droit

Par conséquent, suivant cette notion de constitution matérielle, le message que vous souhaiteriez adresser à toutes les personnes soucieuses de défendre l’État de droit, c’est donc de se préoccuper de l’État social ?

Exactement, en s’engageant dans une extension continuelle des droits et une extension de ses bénéficiaires. Défendre les sans-papiers, qui est une manière on ne peut plus classique de défendre l’État de droit, en revendiquant leur régularisation, qu’est-ce que cela signifie, sinon exiger qu’ils aient accès à la Sécurité sociale ?

Mais il y a alors toujours cette remarque, qui arrive même d’une partie de la gauche : « nous allons rapidement être à court de moyens ou d’espace, car la Belgique est un petit pays » Que répondre à cela ?

On ne sauvera en effet pas l’État social de droit belge sans un État social de droit européen. On est loin du compte. L’enjeu complémentaire est celui de la fiscalité, de la distribution des richesses. C’est un autre point décisif qu’il faudrait développer : les liens entre État de droit et justice fiscale.

Nous allons publier deux articles, comme nous l’avons déjà fait auparavant, c’est la moindre des choses pour alerter sur la situation. Mais que peuvent faire de plus, concrètement, les militants et militantes, qui désespèrent de la situation ?

Les militant·es féministes, décolonial·es, syndicalistes, défenseur·euses des services publics, des métiers du « care », etc. savent concrètement que se battre pour l’État de droit et pour l’État social, c’est tout un. Je n’ai pas de leçon à leur donner, ce sont plutôt elles et eux qui nous en donnent tous les jours… Mais le nœud du problème, c’est l’État lui-même. Comment l’investir, l’entretenir et le bousculer à la fois, dès lors que nous assistons à la « chute finale » de la social-démocratie ? Celle-ci a obtenu des avancées décisives en termes d’État social de droit depuis le XIXe  siècle, mais on se demande si son potentiel historique n’est pas épuisé. J’ignore quelle force progressiste pourra prendre le relais. Mais en tout cas, elle ne devra surtout pas tourner le dos à l’État – comme l’écologie politique en a la tentation –, ni se complaire dans une posture tribunicienne – comme la gauche radicale.

Les progressistes ne doivent pas faire confiance a priori à l’État, qui n’est pas un instrument démocratique en soi; mais aucun gain, aucun acquis, aucune victoire ne seront obtenus sans investir l’État. Je laisse le dernier mot à E.O. Wright, qui plaidait pour une double stratégie, à la fois par le bas (il faut des mouvements de revendications des droits à l’adresse de l’État), et par le haut (pour que l’État régule et domestique les marchés)7.

Propos recueillis par Martin Georges.