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Pour une démocratie réellement citoyenne

© Stefan Müller
La délibération citoyenne et le tirage au sort peuvent-ils redynamiser la démocratie représentative ? Question centrale quand la « défiance » des citoyen·nes est régulièrement pointée et, avec elle, le risque d’un recul des pratiques démocratiques. Cet article vient compléter et poursuivre les réflexions entamées dans notre dernier numéro, consacré au débat public. En effet, il faut aussi questionner les formes prises par le débat au sein des institutions et leur renouvellement.

Qu’ont en commun Eupen, Paris, Bruxelles, l’État d’Oregon aux États-Unis ou encore celui de Victoria en Australie ? Le fait d’être à la pointe de la participation citoyenne, d’après le récent rapport de l’OCDE sur l’institutionnalisation de l’innovation démocratique[1.J.-B. Pilet, présenté lors d’une audition parlementaire dans le cadre de l’établissement des commissions délibératives, Cevipol, Bruxelles, 2020.]. En parallèle, de l’Irlande au Sénégal, en passant par les États-Unis, la France et la Belgique, nous assistons aujourd’hui à un réel tournant délibératif qui se traduit par la mise en place de mécanismes de participation citoyenne novateurs dans nos démocraties libérales. Leur objectif : faire face à la crise de la démocratie représentative objectivée à intervalles réguliers lors des échéances électorales.

Cet article se propose de revenir sur des exemples notoires d’assemblées citoyennes, d’aborder, de façon non exhaustive, certains avantages du tirage au sort et plus largement des assemblées citoyennes et, enfin, explorer le fonctionnement concret des commissions délibératives bruxelloises[2.L’auteur de l’article a été partie prenante de cette expérience puisqu’il y a travaillé sous l’autorité de Magali Plovie (Ecolo). Cet article est à la fois le résultat de son expertise et de son expérience politique institutionnelle, forcément située. (NDLR)].

L’ovni politique qui devenait mainstream

Le G1000 (en 2011) et plus récemment la Convention citoyenne pour le Climat en France, ont remis sur le devant de la scène la question du tirage au sort et des assemblées politiques dans l’espace médiatique francophone. La sélection aléatoire des participant· es qui ‒ il y a moins de 10 ans ‒ était considérée comme un ovni politique, est aujourd’hui indissociable de la panoplie des remèdes proposés pour contrer la crise de la représentation. Une récente étude (2020) du Cevipol indiquait que plus de trois quarts des Belges sont favorables à des assemblées citoyennes composées sur la base d’un tirage au sort[3.B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calman Lévy, 1989, 319 pages.].

« Notre caractéristique à tous ici, la raison pour laquelle nous sommes ici, c’est d’être tous différents, que nous venions de quartiers différents de Bruxelles, en ayant des âges différents, des origines différentes et nous sommes parvenus à faire un travail extraordinaire, je m’attendais pour cette raison à énormément de blocages, mais tout s’est très bien passé. Je suis heureux et agréablement surpris d’avoir pu enrichir mon point de vue par les échanges avec vous », Carlos, participant tiré au sort à une commission délibérative.

L’argument phare du recours au tirage au sort met en avant la diversification des origines sociales et les manières de penser qui est sans aucune mesure avec celle des assemblées citoyennes élues qui tend à surreprésenter un même type de profil plutôt universitaire et masculin[4.D. Vancic, « Face à face avec les citoyens de l’Assemblée irlandaise », Democracy International, 14 mars 2019.]. Le tirage au sort, accompagné d’une phase informative et d’une délibération entre citoyen·nes, permet non seulement cette diversification inédite à l’échelle de l’histoire, en amont, mais également une rupture progressiste en matière de recommandations, en aval.

Associer les citoyen·nes ? Mais pourquoi faire ?

L’explosion du nombre d’assemblées citoyennes ces dernières années repose sur une série de principes philosophiques et de constats empiriques développés dans les lignes suivantes.

Premièrement, associer les citoyen·nes aux prises de décision élargit la légitimité des décisions de par le débat public et les motivations nécessaires pour y aboutir. Ces politiques sont également plus justes, dans la mesure où elles reposent sur la délibération et la recherche de solutions communes, plutôt que sur une logique de rapport de force. Elles sont aussi plus inclusives, car le tirage au sort stratifié permet d’avoir des participants beaucoup plus divers qui ne contribuent généralement pas aux politiques publiques. Par conséquent, ces processus aident les décideurs politiques à mieux comprendre les priorités du public, ainsi que les valeurs et les raisons qui les sous-tendent. Par ailleurs, ces assemblées offrent la possibilité à tous les citoyen·nes de s’exprimer et d’être entendu· es. En outre, la délibération a des effets collatéraux bénéfiques comme la repolitisation et la (re)construction d’une communauté politique. Elles participent par là à lutter contre le sentiment « d’impuissance citoyenne » en suscitant une conscience collective qui relie les gens les uns aux autres et à quelque chose de plus grand qu’eux et leur seule individualité. Enfin, elles augmentent la probabilité de résoudre des problèmes collectifs et de sortir d’une certaine forme de paralysie politique.

L’exemple irlandais

L’exemple le plus parlant de cette nouvelle façon d’impliquer qualitativement les citoyen·nes aux prises de décision à travers le tirage au sort demeure la Convention constitutionnelle irlandaise (2012-2014) et l’Assemblée citoyenne irlandaise (2017-2018) qui lui a succédé[5.Belga News, « La manifestation anti-mariage gay vire aux affrontements à Paris », RTBF Info, 26 mai 2013.]. C’est aux travaux de cette Convention initiale qu’on doit la proposition de légaliser le mariage homosexuel, laquelle a fini par être validée par un référendum en mai 2015. Cette expérience a été renouvelée en 2017-2018, cette fois sur la question de l’avortement. Dans un pays réputé conservateur avec un rôle prépondérant de l’Église, deux des questions les plus sensibles qui paralysaient la vie politique irlandaise ont donc pu être tranchées grâce à la délibération citoyenne. Le contraste est saisissant : 99 personnes (66 citoyen·nes et 33 parlementaires) qui débattent pacifiquement dans une grande salle dans les environs de Dublin pendant qu’au même moment, en France, des manifestant· es affrontent la police dans les rues de Paris pour s’opposer au mariage pour tous[6.OCDE, “Eight ways to institutionalise deliberative democracy”, Documents d’orientation sur la gouvernance publique de l’OCDE, Paris Éditions OCDE, n° 12, 2021.]. Cet exemple illustre un autre bienfait de la délibération, l’acceptation de la décision finale, même par ceux et celles qui ne se retrouvent pas entièrement dans le résultat, car ils et elles ont pu entendre l’ensemble des arguments mobilisés.

La Belgique source d’inspiration

Bien que cela reste encore très largement méconnu du grand public, la Belgique est un des pays les plus avancés sur les questions d’innovation démocratique et une grande source d’inspiration internationale. Les deux seuls lieux au monde à avoir institutionnalisé des assemblées citoyennes au sein même des parlements sont la communauté germanophone de Belgique et la Région de Bruxelles-Capitale, en attendant prochainement la Région wallonne.

En effet, depuis décembre 2020, les parlements bruxellois (Parlement régional bruxellois, l’assemblée réunie de la Commission communautaire commune et le Parlement francophone bruxellois), sous l’impulsion de Magali Plovie, la présidente du Parlement francophone bruxellois, se sont dotés d’un instrument aussi inédit que novateur : des commissions délibératives entre citoyen·nes tiré·es au sort et parlementaires. Une commission délibérative, composée de 45 citoyen.ne.s et de 15 parlementaires, issu·es de la commission parlementaire compétente pour la question traitée, est un organe du parlement permettant, grâce à des méthodologies de délibération, de co-construire des recommandations politiques.

Depuis son lancement, trois commissions délibératives ont déjà eu lieu et deux sont en cours de préparation, et ce chronologiquement sur les sujets suivants : la 5G, le sans-abrisme, le rôle des citoyen·nes en temps de crise, la biodiversité en ville et la formation en alternance.

L’ouverture de la boite noire du fonctionnement du mécanisme en tant que tel permettra de déconstruire ce fantasme collectif de nombreuses personnes, pour qui les assemblées citoyennes reviendraient à « prendre des gens en rue » via le tirage au sort, de les placer dans une salle et de leur demander leur avis qui par définition ne sera pas suivi d’effets. En réalité, il y a toute une série de balises qui, si elles sont bien respectées, permettent d’associer réellement les citoyen·nes à la formulation des politiques publiques et de réoxygéner une démocratie représentative à bout de souffle.

Ouvrons la boite noire :

1. En amont

a) La formulation de la thématique

Il faut avant toute chose comprendre les deux voies possibles de mise à l’agenda d’une thématique pour le lancement d’une commission délibérative : la « suggestion citoyenne », soit 1000 citoyen·nes qui proposent une thématique via la plateforme web democratie.brussels et/ou via le papier, ou une proposition à l’initiative des parlementaires.

b) Le tirage au sort

Le tirage au sort qui permet de former un groupe représentatif de la diversité de la société s’effectue en deux temps : tout d’abord, 10 000 citoyen·nes sélectionné·es de façon aléatoire sur la base du registre national reçoivent une lettre d’invitation. Cette lettre précise notamment le cadre et l’objectif des commissions délibératives. Les citoyen·nes intéressé·es remplissent un formulaire (dont le contenu dépend des critères sociodémographiques retenus par le comité scientifique qui accompagne le processus) qu’ils transmettent sur la plateforme web democratie.brussels ou par téléphone. Un second tirage au sort a lieu parmi les volontaires. Cette fois-ci, de manière stratifiée, c’est-à-dire que ce deuxième tirage au sort cherche à accroître la représentativité de l’échantillon. Les 5 critères suivants sont systématiquement utilisés : le genre, l’âge, la répartition géographique, la langue et le niveau de formation.

Aux 45 participant·es ainsi sélectionnés, on adjoint les 15 parlementaires de la commission permanente compétente. La commission délibérative peut alors commencer et se dérouler en trois phases : informative, délibérative et d’adoption des recommandations.

2. La commissions délibérative

a) la phase informative

La phase informative est une phase essentielle puisqu’elle permet à toutes et tous de rentrer dans le sujet, d’appréhender les différents enjeux du débat et donc d’assurer la qualité des délibérations et des recommandations qui en découlent. En amont de la première session de la commission, les participant·es reçoivent une fiche informative qui présente la thématique et les grands enjeux. Par la suite, des personnes-ressources viennent approfondir l’information et répondre aux interrogations des participant·es.

b) la phase délibérative

De façon liminaire, contrairement à ce que le découpage entre phase informative et délibérative pourrait porter à croire, il n’y a pas réellement de distinction nette entre les deux phases. En effet, des personnes-ressources sont encore présentes lors de cette deuxième phase pour continuer à nourrir les participant.e.s d’informations pertinentes et répondre à des questions plus spécifiques. Cette phase consiste donc en une alternance entre travail en petits groupes de 6-8 citoyen.ne.s et parlementaires avec l’aide d’un·e facilitateur·rice pour élaborer les idées et préparer les propositions de recommandations et le travail avec tout le monde en séance plénière pour échanger les arguments.

c) L’adoption des recommandations

Après les discussions des différentes recommandations et leur consolidation via un travail exemplaire et inédit (des parlementaires de l’ensemble des partis travaillant ensemble majorité comme opposition, des amendements sont introduits conjointement par des citoyen·nes et des parlementaires), le vote se déroule selon un format dicté par les limites constitutionnelles : un vote consultatif secret citoyen suivi d’un vote public et décisionnel des parlementaires. En votant avant les parlementaires, les citoyen.ne.s mettent une pression politico-symbolique sur les élu·es pour adopter les recommandations également.

3. Le suivi

D’après un récent rapport de l’OCDE, la grande majorité des assemblées citoyennes/mixtes ne prévoit pas la façon dont les recommandations seront suivies d’effets. C’est la raison pour laquelle le suivi est absolument central dans l’architecture bruxelloise. Les commissions délibératives ne doivent pas s’assimiler à un gadget de divertissement citoyen, mais à une vraie force de proposition.

Avant l’expiration d’un délai de 9 mois à partir du vote des recommandations par la commission délibérative, les commissions parlementaires compétentes remettent un rapport dans lequel elles présentent le suivi donné à chaque recommandation avec une motivation si les parlementaires estiment ne pas devoir donner un suivi. Puis, il est organisé une rencontre avec les participant·es de la commission délibérative pour en débattre. De plus, le gouvernement bruxellois s’est également engagé à assurer un suivi des recommandations, s’obligeant à présenter lors de cette même séance la façon dont il va implémenter les différentes recommandations. Cette obligation de suivi, tant par le législatif que par l’exécutif, est une spécificité des commissions délibératives. Conscient que le temps législatif dépasse les 9 mois de suivi, les citoyen·nes sont informé·es également par la suite via la plateforme web des développements politiques apportés.

Un processus accessible à tous et toutes

Si nous avons mis ce système en place, c’est bien pour associer tous les citoyen·nes à la prise de décisions en vue de poursuivre l’intérêt général. Mais comment atteindre cet objectif si une frange de la population ne participe jamais aux processus démocratiques ? Nous nous sommes inspiré·es des meilleures expériences (inter)nationales afin de prévoir un accompagnement accessible à toutes les personnes tirées au sort et spécifiquement adapté aux personnes les plus éloignées de la participation. Nous sommes convaincu·es que les « invisibles », les « sans voix », les « évaporé·es »… ont une réelle place dans le processus et peuvent permettre l’adoption de décisions plus justes et plus adaptées aux réalités de la vie des citoyen·nes. Nous devons poursuivre notre réflexion afin de permettre au plus grand nombre de personnes de participer aux commissions délibératives.

Dépasser un système éculé

Nous observons actuellement l’émergence d’un nouveau paradigme démocratique qui place des citoyen·nes « ordinaires », plutôt que les seules élites, au centre des institutions politiques en renouant avec les racines de la démocratie. Par cette évolution, la souveraineté populaire ne se limite plus à la seule délégation, mais à la possibilité d’accès à la prise de décision. Le pari réalisé à Bruxelles avec les commissions délibératives, est de sortir d’une logique antagonique entre élu·es et citoyen·nes pour compléter la légitimité de l’élection avec celle de la diversité qui découle du tirage au sort le tout dans une logique de délibération plutôt que de rapport de force. Les premiers résultats sont encourageants, et bien qu’il apparaisse encore trop tôt que pour pouvoir tirer des enseignements définitifs, nous observons après ces premières commissions délibératives que, quel que soit leur profil socio-démographique, les participant·es s’engagent sur l’ensemble du processus et qu’ils et elles en ressortent avec un rapport plus positif[7.Les rapports d’évaluation peuvent être retrouvés sur le site démocratie.brussels.] à la politique en général et aux parlementaires en particulier. L’avantage de l’institutionnalisation du processus étant que l’évaluation de chaque commission délibérative, perfectible par nature, nourrit les évolutions des suivantes. En outre, ces évolutions doivent s’accompagner, non seulement de mesures plus systémiques comme la réduction collective du temps de travail et un congé de citoyenneté pour permettre aux citoyen.ne.s de dégager réellement du temps pour se consacrer à l’exercice de la citoyenneté en dehors de leurs weekends, mais aussi d’une révision constitutionnelle pour quitter la logique purement représentative de notre démocratie et l’ouvrir à une réelle co-décision citoyenne.

« Je retire un bilan extrêmement positif de cette expérience, ce qui m’a vraiment surprise est que tous les citoyens ont joué le jeu et se sont vraiment impliqués. Je suis certaine que ça va nous sensibiliser et pousser à nous engager par la suite. » (Anne, participante à une commission délibérative)

Au moment même où le système ne semble plus en mesure de répondre aux principaux défis actuels qu’ils soient climatiques, énergétiques, économiques ou encore sociaux et que les citoyen·nes se détournent de plus en plus des institutions politiques, les assemblées citoyennes permettent de transcender un système politique paralysé. En effet, parce que les citoyen.ne.s n’ont ni le besoin ni l’intention de se faire réélire, ni mandaté·es pour défendre un point de vue particulier, ni obligé·es de se distinguer des autres pour en tirer un profit électoral, ils peuvent être orientés vers le consensus, l’intérêt général et dépasser le seul horizon électoral le tout à travers le prisme de la justice sociale. La démocratie sera citoyenne ou ne sera plus.

(Photo de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; action d’Extinction Rebellion à Londres en octobre 2019, prise par Stefan Müller.)