Politique
Pour une « culture des précédents »
28.10.2007
Au printemps dernier paraissait Micropolitiques des groupes, manuel pratique à l’usage des collectifs militants, plaidoyer pour une mémoire des pratiques. L’ouvrage est le fruit d’une analyse tirée collectivement de l’expérience de plusieurs collectifs actifs à Bruxelles entre 1990 et 2000 — notamment le collectif sans ticket et le collectif contre les expulsions.
Que faut-il entendre par «micropolitiques des groupes»? Quand on a commencé à s’intéresser à la question des groupes, on venait toujours buter sur un problème: celui de nos processus collectifs et des manières d’en parler. On a l’habitude de se réunir autour d’un objectif général — lutte au niveau des sans-papiers, pour la gratuité des transports… — mais au même moment qu’on pose cet acte de se réunir, on ne pense pas tellement que cette façon de faire, elle-même, pose aussi problème. Il y a aussi quelque chose à chercher pour nous-mêmes, dans nos manières de nous rencontrer, dans nos propres histoires, dans les histoires que les autres amènent dans le groupe. Cet aspect est régulièrement mis de côté. Et c’est à ce niveau-là que nous situons ce mot «micropolitique». Il recouvre en fait toutes les questions de «comment un groupe va penser son actualité, son devenir, les désirs qui le traversent, ses manières de faire ensemble». On parle de «groupe», qui est un terme relativement générique. Votre réflexion porte, elle, plus spécifiquement sur les «collectifs», sur les groupes dont la taille est suffisamment réduite pour que tout le monde puisse parler ensemble. Je ne fais pas de différence entre petit et grand groupe. Le point de vue à partir duquel je regarde les groupes s’inspire de la question spinoziste: qu’est-ce que peut un corps? de quoi est-il capable? Donc que ce corps soit de 300 ou de 3 personnes, le problème, même si évidemment la complexité augmente, est semblable: comment ce corps ou se groupe est capable, ou pas, d’augmenter sa puissance d’agir ? Tout groupe va peu ou prou formaliser ses conduites. Dans un petit groupe, qui même se voudrait informel, vont se mettre en place un certain nombre de codes. Ces codes constituent la manière d’être du groupe. Dans une structure qui se pérennise un peu plus, un certain nombre de ces codes vont se formaliser, par exemple dans des statuts, c’est-à-dire que, en gros, les rapports de force qui se jouent dans un groupe vont, à un moment donné, s’institutionnaliser. Si ceux-ci ne sont pas questionnés, ils vont devenir petit à petit une morale qui s’imposera à tous et se traduira jusque dans les détails du groupe : «Il est normal qu’un tel ait le pouvoir» ou «c’est toujours la même chose avec celui-là, il est tout le temps en retard…». Dans des groupes avec beaucoup de membres et fortement institutionnalisés, comme les syndicats, les partis politiques ou d’autres types de mouvements, la question se pose aussi : qu’est-on en mesure de faire ? Comment s’y prendre pour exploiter un potentiel d’efficacité, grand mais difficile à mettre en mouvement ? Est-ce que le nombre suffit à faire avancer un combat ? Ces mouvements sont des institutions, donc ils durent ; ils ont développé toute une capacité de maintien d’une structure. Mais que se passe-t-il quand à force de déployer toute l’énergie du groupe, du parti, du mouvement pour faire fonctionner la machine, on ne sait même plus pourquoi elle fonctionne ? Il y a des permanents qui sont là pour faire tourner la bicoque, pour «pérenniser» leur action, comme on dit dans le langage de l’éducation permanente. Et on va arriver à ce problème, connu depuis un bon bout de temps, qui s’appelle la bureaucratisation. La question pour un grand comme pour un petit groupe, c’est : comment chaque fois réinventer la possibilité de se penser ? C’est-à-dire d’actualiser son devenir. Vous proposez une grille d’analyse assez fine des comportements, des rôles, des manières d’être dans un groupe. Pourquoi cette réflexion ? Une des questions qui traversent ce livre est une «évidence» : on n’investit pas un projet par pur dévouement, par la seule raison de la conscience. On amène aussi dans un projet son histoire, sa culture, sa langue, ses rapports aux pouvoirs et aux savoirs, ses fantômes et ses désirs. Ceux-ci ne sont pas à proprement parler individuels, privés mais s’inscrivent dans une multitude de rapports géographiques, sociaux, économiques, familiaux… qui imprègnent plus ou moins fortement nos corps. Ce point de vue constructiviste s’oppose à une vision spontanéiste ou naturaliste des groupes. Pour autant que je puisse en juger, nous sommes dans un régime qui fonctionne par la destruction des formes de vie collectives et par la valorisation de l’individu. Les sorcières ou les communautés villageoises ont été dans les premières à subir, il y a quelques siècles, ce nouveau régime de pouvoir. Depuis lors cela ne s’est pas amélioré. Il suffit de voir les films de Jean Rouch des années soixante sur les modes de vie en Afrique, et de se demander ce qu’il en reste aujourd’hui dans ce que Félix Guattari a appelé le capitalisme mondial intégré. Ce problème n’est pas abstrait ; il est physique. On peut se battre pour un «monde meilleur», contre le capitalisme ; reste à savoir qui sont ces gens qui se battent, comment ils sont fabriqués et si ce qu’ils dénoncent à grands cris n’est pas déjà présent dans leurs réunions, dans leurs corps. Autrement dit, au même titre que la nature est polluée, nos corps sont empoisonnés. Le groupe a à prendre en compte cette question. Votre travail se présente d’abord comme une pensée du collectif. Pourtant la singularité de chacun a dans cette pensée une place extrêmement importante. Alors que la gauche construit souvent le collectif partant d’une idée générale – la classe sociale, le mouvement de lutte, voire la figure mythique de l’ouvrier –, ici on part plutôt d’individus isolés qui, pourrait-on dire, recréent des liens. À partir du moment où on se dit que l’on est pas «groupe» mais que l’on a à le devenir, à construire sa possibilité, le groupe peut s’envisager comme lieu d’apprentissage et de formation. Et on a, par exemple, autant à apprendre sur nos manières de parler ensemble que sur le silence… On est dans une société qui nous pousse toujours à devoir nous exprimer sur tout. Il est bon d’apprendre à ralentir, à laisser de la place au silence et que ce silence ne soit plus vécu comme un drame ou comme une peur mais comme quelque chose qui permet qu’on aborde ce qui se dit, ce qui se fait, sous un autre angle. Apprendre aussi sur nos manières d’habiter un groupe. Par exemple, il y a quelqu’un qui est attentif à l’économie énergétique du groupe, et qui pose des questions comme «peut-on vraiment faire ça?», «ne va-t-on pas se disperser ?» Si le groupe ne prend pas en compte ces questions, cette personne peut très rapidement devenir l’emmerdeur. Ce phénomène de report d’un problème collectif sur une responsabilité individuelle, c’est ce que j’appelle la «psychologisation». Si on prend la question d’un autre bout et qu’on commence à construire un rôle à partir de cela, et que ce rôle de celui qui est attentif aux capacités du groupe est attribué à celui qui est toujours le plus speed… qu’est-ce que ça va produire comme mouvement ? Comme nouvelle possibilité pour cette personne qui ne se sentira plus responsable de cette question vu que c’est le groupe qui se la posera ? Il nous faut apprendre à «dépsychologiser», à sortir de cette morale de la responsabilité individuelle qui, comme nous le dit Nietzsche, a été inventée à des fins de châtiment, c’est-à-dire par un désir de trouver un coupable… C’est un enjeu aussi important que de lutter contre, par exemple, la violence policière ou patriarcale. Votre propos se présente à bien des égards comme un guide de survie ou un manuel pratique à l’usage des groupes. Vous avez d’ailleurs une expérience dans la construction de groupes. Quel sentiment vous inspirent les formations diverses à la gestion de groupes qui sont régulièrement proposées dans le milieu associatif et dans les entreprises ? Il y a deux problèmes dans cette question. Premièrement : à qui sert – et qui est demandeur de – cette gestion des groupes ? Dans les entreprises, cette pensée des groupes correspond à un régime d’encadrement à l’oeuvre depuis les années septante. La question qui soutient ces techniques de groupe est celle de la productivité, c’est-à-dire de l’augmentation du profit. Des livres comme Le nouvel esprit du capitalisme, de Luc Boltanski ou celui de Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, montrent à suffisance les objectifs et les effets de cette culture managériale. Deuxièmement, à propos de cette réflexion sur les groupes qui s’est largement diffusée via les écoles supérieures ou les universités, lesquelles forment les différents intervenants sociaux, il faut remarquer que l’un de ses présupposés est que tout action, projet mis en œuvre, doit se construire autour d’une rationalisation des perspectives. Autrement dit, pour imaginer un projet nous devons d’abord être bien clairs sur nos finalités, sur nos objectifs et sur les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre. Or, avec ce modèle en tête, on risque rapidement de réduire à néant toutes possibilités de penser le processus lui-même. Notre question dans le livre est différente : comment dans le cheminement même de son projet faire exister des critères d’évaluation qui lui sont propres ? Penser à partir du milieu, nous dit Gilles Deleuze, à partir des signes, des forces, des affections, qui traversent ce qu’on est en train de faire. Penser en fonction d’une capacité à agir qui augmente ou pas. Le rapport aux objectifs – parce qu’on a toujours des objectifs qu’on se fixe – dépend de ces questionnements. C’est le mouvement du groupe qui est premier est non le programme à suivre ou les finalités que l’on s’est donnés. Inverser, donc, ou plus exactement modifier les rapports entre ce que nous appelons le mobile du groupe et son mouvement. Sortir en quelque sorte de cette mauvaise habitude de se mettre à réfléchir sur ce que l’on a fait seulement à la fin du parcours. On peut se demander avec cette histoire d’objectifs dans quel état seront les gens quand ils atteindront celui qu’ils s’étaient fixé ? Qui seront-ils devenus ? Auront-ils gagné quelque chose dans la compréhension de leur propre vie, de l’environnement dans lequel ils vivent ? Ou est-ce qu’ils seront seulement devenus de bons militants, de bons soldats, de bons bénévoles qui marchent au pas cadencé et qui auront leur résultat. Le résultat ? «On a réussi notre concert, il y a 600 personnes qui sont venues». C’est bien ça, on est content si c’était ça l’objectif… Mais quel est le prix de cette manière de voir ? Cela nous amène à la question du langage. Vous avez parlé, déjà, des «poisons». En résonance avec cette idée, on lit des analyses qui se multiplient, ici et là, et voient dans la défaite de la gauche d’abord une défaite langagière, une infiltration de son langage, pourrait-on dire, par des poisons devenus trop nombreux. Toute la difficulté, c’est que déconstruire le langage, c’est aussi déconstruire l’outil qui nous a servi à faire exister notre question. Comment sortir «par le haut» de cet embarras ? Je crois que le langage doit déjà devenir un problème. Nous le percevons comme naturel. On utilise les mots sans assez s’arrêter dessus. Dans le livre, j’insiste un peu sur la question du silence. Il s’agit de concevoir le langage commun, les situations de parole, moins comme un espace à conquérir que comme un lieu à construire – le langage, dans un groupe, c’est quand même le premier mode de production. Donc il y a quelque chose, là, à travailler et, de là, inventer des termes qui nous conviennent. Pas nécessairement de nouveaux termes, mais se mettre d’accord sur ce qu’ils signifient pour nous. Je crois que là aussi, on va regagner un peu en puissance, parce que la question du langage, elle est toujours la question du langage dans son rapport avec un corps. Donc tous ces mots qu’on va utiliser face à un conflit, face à une crise… on connaît les formidables termes qu’a produit le militantisme : la «trahison», par exemple. C’est un mot qui a été hautement utilisé. «Tu es un traître à la cause». Utiliser ce mot, quel type d’effet ça va produire dans le groupe ? Et quel type d’effet ça va produire sur la personne à qui il est adressé ? On se retrouve avec des mots qui vont cliver. Je parle aussi, dans le livre, de l’emploi de ce qu’on a appelé les artifices. Les artifices sont un moyen de ralentir le groupe par rapport à ses habitudes, de l’obliger à décaler son regard, à penser autrement ses réalités ou les réalités qui le travaillent. L’artifice se glisse à l’intérieur de ces habitudes qui nous ont construit au fil des années dans notre société ou, en gros, la question du groupe, on ne sait plus trop ce que ça veut dire : qu’est ce que ça veut dire un groupe, un travail du commun, dans une société qui a détruit plus ou moins tout ce qui était de l’ordre du commun, et qui continue à poursuivre l’extension de la destruction du commun en vue de créer juste un individu qui travaille et qui consomme ? Une unité, un atome. Qu’est-ce qu’on connaît du commun ? À partir du moment où on se dit que finalement on sait peu de choses sur cette histoire de «comment on va construire du groupe» et que ce «comment» est fabriqué, le groupe devient un lieu d’apprentissage et de formation, sous ces différents aspects. Tout cela suppose de prendre du temps, de réfléchir à long terme. Or, dès lors qu’on rentre dans un processus politique, l’urgence s’impose très vite. Il y a des échéances. Est-ce qu’il ne faut pas passer par une occultation de la violence du monde pour pouvoir se préoccuper de la manière dont un groupe fonctionne? Dans un groupe, il y a des moments d’accélération et des moment où ça ralentit. On ne sait pas maintenir un marathon au même rythme qu’un sprint. Sinon, on claque à mi-chemin. La question de l’efficacité vient directement: quelle force on a quand on saute d’un truc à l’autre en permanence? On commence à aller s’activer à droite et à gauche, parce qu’il faut, toujours. Il y a une morale qui commence à venir nous chatouiller les esprits et qui nous dit: «il faut intervenir dans tous les lieux, il faut intervenir en permanence». Il y a déjà cette question qu’il faut un peu titiller. C’est un moment très difficile que ce passage de la temporalité de l’urgence, dans laquelle, souvent, le groupe se crée, à la temporalité de long terme. C’est là qu’on touche à la question de la culture. Il faut faire en sorte que le groupe devienne un terrain d’apprentissage, d’exercice. Certains groupes ne fonctionnent que dans l’urgence. Il va alors y avoir des grands pics. Et entre eux, qu’est-ce qu’il se passe? Il ne se passe rien. On touche là à ce que nous avons nommé culture des précédents. Qu’avons-nous appris de nos expériences collectives pour ne pas devoir, chaque fois qu’il y a quelque chose qui se passe, ou qu’un nouveau groupe se crée, tout devoir recommencer. C’est ça qui est effroyable. On a l’impression qu’il faut toujours recommencer à zéro. Nous avons besoin de cultiver et de fertiliser nos territoires, créer une culture du commun. On présente fréquemment aujourd’hui les mouvements sociaux non traditionnels comme organisés en réseau. Le choc est pourtant terriblement fort, dans cette présentation, avec l’idée du corps, dans la mesure où celle-ci suppose de prendre soin d’un espace, de construire patiemment un collectif et son lieu d’intervention. Le réseau véhicule au contraire une immédiateté, une dématérialisation, dans le processus politique. Oui. On constate cependant que certaines mouvances militantes s’articulent en constellations de petits collectifs, actifs chacun sur une question thématique particulière, partageant beaucoup mais ne parvenant à s’articuler entre eux de manière à formuler la question à un niveau plus général, à faire poids politiquement au-delà des luttes sectorielles. La question est un peu abstraite dans le sens où c’est encore un peu imaginer que le pouvoir est un. On est encore dans cette vieille forme du tyran, dans l’idée que le pouvoir est incarné dans un centre. Pour dire les choses autrement, nous sommes les fils et les filles de l’événement de 1968. Une des choses que nous a appris cette événement, c’est qu’il n’y a plus un sujet central de la révolution qui s’appelle l’ouvrier, il n’y a plus un moteur central de l’histoire qui s’appelle la classe, il n’y a plus un lieu de production de conflictualité qui s’appelle l’usine. Donc se pose à nous, en tout cas depuis ces années-là, la question des luttes minoritaires et le rapport de transversalité : comment ce qui se joue dans une lutte locale, par exemple sur l’aménagement du territoire, peut s’articuler avec une autre lutte locale sur les sans-papiers ou au niveau du chômage? Comment faire en sorte de ne pas reproduire ce qui s’est déjà produit, c’est-à-dire des coordinations vides? Pour moi c’est la même question que de savoir comment on prend une décision dans un groupe. Soit la décision s’effectue à coups de rapports d’influence, de jeux tactiques, de placement… soit les gens arrivent à passer d’un «je» à une articulation à un «nous», un nous qui se construit à partir de l’hétérogénéité des personnes autour de la table. Ce «nous»-là, ce sera un «nous» de force.