Politique
Pour une agriculture paysanne
19.10.2020
D’ici 2080, 600 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir d’insécurité alimentaire sous l’effet du changement climatique…
Les populations paysannes et rurales, notamment des pays du Sud, sont les premières touchées par le changement climatique. Leurs systèmes agricoles sont à la fois faiblement émetteurs de gaz à effet de serre mais également particulièrement vulnérables aux atteintes portées à la biodiversité, à la ressource en eau. Plus grave, les réponses que les organisations internationales dirigeantes ont prétendu apporter jusqu’à maintenant au réchauffement global (mécanismes de compensation REDD+[1.Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts, renforcement des stocks de carbone forestier.], marché du carbone, agrocarburants, brevetage des semences…) aggravent la situation sociale et économique de peuples aux équilibres anciens mais fragiles. Ces nouveaux marchés à investir pour les firmes multinationales bouleversent en profondeur le rapport social à la terre et les conditions de mise en culture et de survie liées à la forêt ou à des écosystèmes particuliers. Dans un contexte de raréfaction des ressources fossiles et d’extractivisme, les agricultures vivrières et paysannes des pays du Sud sont particulièrement concernées et menacées. Les conséquences ne se traduisent pas « seulement » par des mouvements de population et de paupérisation. C’est la déstabilisation de systèmes sociaux entiers qui est en jeu, avec des conflits, des guerres, des morts[2.Selon un rapport de l’ONG Global Witness de 2014, en 10 ans, 900 défenseurs de la terre et de l’environnement ont été assassinés, dont un fort pourcentage de paysans (notamment au Brésil).]. Les conflits environnementaux ne sont pas toujours identifiés comme des luttes « écologistes » par les acteurs eux-mêmes, pour qui les questions ont d’abord souvent à voir avec le cadre de vie, les conditions d’accès aux ressources et la dignité des populations. Mais ils sont en croissance dans le monde. L’accès à la terre et la manière d’exploiter, d’utiliser celle-ci devient un sujet de confrontation politique important, y compris dans les pays du Nord comme le montrent les mobilisations et occupations contre les grands projets inutiles et imposés (par exemple en France, à Notre-Dame-des-Landes, contre la construction d’un aéroport, ou les mobilisations contre la fracturation pour l’exploitation des gaz de schistes). La conscience accrue des effets du réchauffement climatique mais aussi le développement et l’essaimage d’alternatives dans les modes de vie et les modes de culture qui s’alimentent au sein du mouvement altermondialiste et du mouvement paysan international jouent un grand rôle dans ce cadre. Depuis de nombreuses années déjà, les organisations paysannes internationales, regroupées dans la Via Campesina[3.La Via Campesina rassemble 200 millions de paysan-ne-s, membres de 150 organisations, syndicats, groupes ruraux, répartis dans 70 pays de tous les continents. viacampesina.org] ou d’autres coordinations comme la Coordination Sud[4.www.coordinationsud.org], ont entrepris un travail d’analyse de ces mécanismes prédateurs, de leurs conséquences sur les modes de vie et les conditions de survie de l’agriculture paysanne. Elles ont développé une alternative à ce modèle libéral qui est en même temps une réponse au réchauffement global et à la question de la suffisance alimentaire. Refusant les mécanismes de marché type REDD+ tout comme l’extractivisme, le message de ces organisations est le suivant : «Nous avons vu les dégâts de l’agriculture intensive industrielle et les dégâts de la consommation des énergies carbonées et nous ne voulons pas de ce “développement” que nous proposent les organisations internationales (FMI, Banque Mondiale…). Nous voulons développer l’agroécologie, la souveraineté alimentaire et participer ainsi à la limitation des conséquences du réchauffement climatique au plan alimentaire, humain et écologique. » L’idée est que la solution numéro un pour faire face et s’adapter au changement climatique est l’agroécologie telle que définie dans les déclarations, documents et résultats des échanges entre mouvements paysans au niveau mondial, et non pas « l’agriculture intelligente face au climat » ou autres « fausses versions ».
De la souveraineté alimentaire à l’agroécologie, dynamique des mouvements de paysan-ne-s
Le mouvement paysan international connaît une dynamique d’organisation, de rencontres, de déclarations communes dont l’évolution démontre un passage des luttes « anti » aux luttes «pour » avec une dimension de soutien à des causes nationales ou locales comme ferment de mobilisations internationales, reliées entre elles. Ces rassemblements donnent également lieu à des interpellations des organisations internationales ou des gouvernements, notamment des Pays du Nord (France, Suisse avec la campagne Uniterre, Belgique…). L’axe de combat principal est celui de la protection des terres et des ressources et de la lutte contre l’impunité des firmes qui s’emparent de ces biens communs. La mobilisation autour du concept de « souveraineté alimentaire » a commencé en 1996. En février 2007, l’assemblée des femmes de Nyéléni pour la souveraineté alimentaire s’est réunie à Sélingué au Mali. Elles déclaraient ceci : «Nous, femmes en provenance de plus de 86 pays, de divers peuples autochtones, d’Afrique, des Amériques, d’Europe, d’Asie, d’Océanie et de divers secteurs et mouvements sociaux, sommes réunies à Sélingué (Mali) dans le cadre de Nyéléni 2007 pour participer à la construction d’un nouveau droit : le droit à la souveraineté alimentaire. Nous réaffirmons notre volonté d’agir pour changer le monde capitaliste et patriarcal qui priorise les intérêts du marché avant le droit des personnes. » C’est en 2007 également que la nécessaire mobilisation contre les impacts catastrophiques des solutions libérales au changement climatique est devenue un axe central et que le mouvement paysan a opposé la souveraineté alimentaire à la fois comme alternative aux fausses solutions du marché et comme manière de combattre le réchauffement climatique et les inégalités. Porté par la Coordination Sud et la Confédération paysanne, le Forum international des sociétés civiles pour les agricultures paysannes des 17 et 18 décembre 2014 à Lyon, a été un moment essentiel pour dresser le bilan des engagements de la France en la matière et porter les positions des sociétés civiles du Sud et du Nord. À l’issue du Forum, les participants ont adopté le Manifeste de Lyon demandant à la France plus de cohérence entre ses déclarations et ses prises de décisions en faveur des agricultures familiales, qui sont incontournables pour relever tous les défis majeurs du XXIe siècle : alimentation, climat, énergie, environnement, emploi. La conférence de la COP21 en décembre 2015 à Paris est aussi un rendez-vous important donné par les coordinations et les mouvements paysans pour faire entendre leur voix et exercer une pression sur les dirigeants, sans illusion sur le type d’accord « au sommet » qui pourrait en sortir.
« Quand une femme avance, aucun homme ne recule»[5.Expression de Marina, représentante du Mouvement des Sans Terre du Brésil (MST) rapporté dans « Campagnes Solidaires » n°302 janvier 2015 – compte rendu de la conférence du groupe « femmes de la Via Campesina » en novembre 2014 sur le thème « féminisme populaire paysan». Lire d’autres témoignages notamment dans le n°304.]
La contribution des femmes à l’agriculture familiale dans les pays en développement est évidente. Elles produisent 60 à 80% des aliments et sont responsables de la moitié de la production alimentaire mondiale. Leur rôle essentiel en matière de sécurité alimentaire n’est pas suffisamment reconnu et valorisé. Il est impératif de réduire les inégalités socio-économiques qu’elles subissent dans l’accès aux ressources pour produire. Ces 30 dernières années, les pays du Sud ont subi d’importantes migrations et mutations (départ des hommes pour du travail en industrie…) qui ont peu à peu modifié les rôles dans les exploitations agricoles. Cette mobilité a engendré une forte féminisation des zones rurales et a favorisé l’influence des femmes dans la production et la gestion des exploitations familiales[6.Source : Élevage sans frontières]. Les femmes occupent donc une place particulière dans ces mouvements, car concernées au premier chef mais aussi comme groupe social porteur de changement. Les revendications écoféministes apparaissent même comme un moteur de mobilisations et de luttes anti-extractivistes, contre l’accaparement des terres. Elles posent également différemment la question du rapport de propriété à la terre : ni propriété ancestrale patriarcale, ni propriété capitaliste « au plus riche ». La réduction des inégalités de genre entre femmes et hommes est un défi important pour l’agroécologie : la terre n’est pas seulement un bien lié à la production, ou à l’économie, c’est aussi un espace de vie lié au social, au culturel, au traditionnel et au politique. Le défi consiste à atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’accès et le maintien des ressources leur permettant de contribuer ensemble à la sécurité alimentaire. La déclaration du Forum international sur l’agroécologie de Nyéléni, de février 2015, a mis cette question au cœur de ces axes de revendications, postulant que l’empowerment des femmes est une condition nécessaire pour la mise en place de systèmes agroécologiques, dans un lien étroit avec la construction nécessaire d’alliances locales, nationales, continentales et internationales, la transmission et la divulgation des savoirs et expériences locales en matière d’agroécologie qui s’attaquent au changement climatique. L’empowerment repose sur les capacités à avoir (accès aux ressources et contrôle), à savoir (valoriser, transmettre, connaître, y compris dans les droits à la citoyenneté), à vouloir (rendre le travail des femmes visible, mettre en place des réseaux d’organisation) et pouvoir (intégrer la question du genre aux politiques agricoles et renforcer la participation des femmes à celles-ci)[7.«Plaidoyer pour le genre dans l’agricul– ture et la souveraineté alimentaire », Bruxelles, 2011.]. Ces piliers sont ceuxlà mêmes que les femmes paysannes expérimentent lors de leur entrée en action contre l’accaparement des terres et pour la préservation de leurs ressources, savoirs, semences… La construction du concept de féminisme populaire paysan induit la dignité et la justice, pour lesquels la formation des militantes est indispensable. En Amérique du Sud (Amazonie, Pérou, Argentine, Guatemala…), « il y a des milliers d’expériences productives et économiques menées par des femmes dont à partir de maintenant nous reconnaissons toute la portée et que nous appelons économies en résistance. » Sur la base de cette idée, adoptée de manière collective à la rencontre régionale « Féminismes et femmes populaires » qui a eu lieu en Équateur en juin 2013, les femmes se projettent dans une autre manière de développer l’économie. Une économie basée sur la gestion de biens communs garantissant la reproduction quotidienne de la vie. Comme l’affirme la sociologue et investigatrice argentine Maristella Svampa, la présence des femmes dans les luttes sociales et environnementales a fait naître un nouveau langage concernant la valorisation des territoires, un langage basé sur l’économie du soin. Avec ces luttes, on voit donc émerger un nouveau paradigme, une nouvelle logique, une nouvelle rationalité. Les mobilisations agroécologiques au sens large, non réservées aux seul-e-s paysan-ne-s, sont créatrices d’une nouvelle conscience et vecteur de nouvelles formes d’organisation et de revendications, dans lesquelles la place des femmes prend une dimension essentielle et enfin visible
Graines de résistance et germes d’espoir
Dans les pays du Nord, les échanges avec les mouvements et luttes paysannes du Sud apportent des graines de résistance et d’alternative également, dans une dynamique de dialogue incluant une diversité d’acteurs impliqués dans la production d’aliments, ainsi que des consommateurs, des communautés urbaines, des femmes, des jeunes…. Le thème de l’agriculture paysanne et de l’autonomie alimentaire, la question des modes d’engagement et d’entrée en lutte de manière «positive » ou dans l’action concrète donnent lieu à des campagnes de sensibilisation et à des expérimentations porteuses d’espoirs et vécues comme une forme de résistance majeure à un système économique qui place le profit avant la vie. Alors qu’elle semblait d’abord réservée aux pays du Sud, la souveraineté alimentaire – l’agroécologie, l’autonomie par rapport aux firmes – est devenue également un sujet de revendication pour des groupes d’acteurs dans les pays du Nord : coopératives d’aide à l’installation de jeunes non issus du milieu agricole, Amap[8.Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. www.reseau-amap.org], circuits courts, épiceries solidaires et restauration collective bio, farm-labs, autoconstruction, Creative Commons… « Le rapport sur l’agriculture mondiale dit : “La faim est un problème principalement rural et ne peut être vaincue que sur le plan local”. C’est pourquoi nous déclarons que l’industrialisation de l’agriculture aggrave le clivage entre les “pauvres” et les “riches” de ce monde. L’industrialisation est le problème, et non la solution pour l’agriculture ! Nous voulons que l’initiative sur la souveraineté alimentaire ouvre et anime le débat sur l’alimentation et l’agriculture en Suisse. Discuter dans ce pays de l’importance des structures locales, des conditions sociales et de l’interdiction du génie génétique en agriculture, c’est renforcer le mouvement mondial pour la souveraineté alimentaire. »[9.Position des femmes sur l’initiative de souveraineté alimentaire, Uniterre, 27.1.2015]. La mise au cœur du sujet de la souveraineté alimentaire, de l’agroécologie, des économies de résistance, d’où découle l’expression de revendications démocratiques, économiques et d’une autre vision des rapports entre groupes sociaux, entre femmes et hommes, entre Nord et Sud et, bien entendu, une vision commune de l’affrontement aux logiques libérales et la coordination de journées mondiales de mobilisations (par exemple contre l’extractivisme[10.Voir le dernier ouvrage de Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique (trad.française mars 2015). Éd.Actes Sud.]), constitue donc un ferment essentiel pour des luttes de dimension internationale et l’invention d’un nouveau projet de société, radical et inspiré du «bien vivre », du « soin» ou de ce que d’autres appellent encore « écosocialisme ».