Stratégie
Pour ou contre le « populisme de gauche » ?
05.05.2022
Ces idées ont aussi influencé, en Espagne, Podemos et surtout le numéro deux du parti, Iñigo Errejon[4.C. Mouffe est l’auteure, avec I. Errejon, de Construire un peuple, Paris, Le Cerf, 2017.]. Face à la crise idéologique, sociologique et politique de la gauche, les pistes tracées par ces théoriciens d’une autre stratégie et d’une autre rhétorique en séduisent plus d’un.
POLITIQUE a voulu confronter les points de vue de deux analystes du phénomène.
Éric Fassin est sociologue et professeur de science politique et d’étude de genre à Paris III Vincennes-Saint-Denis. Il est l’auteur de deux ouvrages qui font date dans la réflexion sur la stratégie de la gauche : Gauche : l’avenir d’une désillusion (Paris, Textuel, 2014) et Populisme : le grand ressentiment (Paris, Textuel, 2017). Il y trace, d’une part, des chemins de renouveau et s’y montre critique, d’autre part, envers les choix de la France insoumise.
Arthur Borriello est docteur en sciences politiques de l’ULB et maître de conférences à l’ULB-Cevipol. Il mène actuellement une recherche sur la croissance des mouvements populistes du sud de l’Europe, Movimento Cinque Stelle en Italie et Podemos en Espagne. Bien que critique à leur égard, il incline à considérer comme prometteuses les stratégies du populisme de gauche.
La notion de gauche, sociologique (classe exploitée) ou idéologique (idées d’égalité et de justice sociale) : faut-il y renoncer par souci d’efficacité stratégique ?
Eric FASSIN : Je défends l’idée qu’il faut conserver la distinction entre la gauche et la droite. Mon point de départ – que je partage avec Mouffe et Laclau –, c’est l’émergence, à partir du succès de l’idéologie néolibérale, d’un discours politique qui se prétend apolitique. Il est important de dire qu’on peut faire exister une alternative, contrairement à la formule néolibérale de Margaret Thatcher, TINA, “there is no alternative”. Si on ne parle pas seulement d’économie mais aussi de politique, l’alternative, c’est voter soit pour la gauche, soit pour la droite, à condition qu’elles soient clairement différentes.
Arthur BORRIELLO : L’idée centrale de Laclau et Mouffe, c’est qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre, d’une part, le niveau infrastructurel – pour utiliser une terminologie marxiste – , donc le niveau sociologique, où les groupes sont définis en fonction de la position qu’ils occupent dans le processus de production, et d’autre part le niveau superstructurel, à savoir le niveau de la lutte politique et de la création des identités collectives.
La version la plus nette de ce réductionnisme, c’est le concept de fausse conscience cher aux marxistes orthodoxes. Dans cette perspective, les identités politiques et les idéologies représenteraient un niveau second, dérivé du niveau premier, celui des relations de production, qui leur confèreraient leur signification véritable. Pour le dire simplement, dans cette perspective, si un ouvrier vote à gauche, il y a une adéquation entre sa situation sociale et son identification politique. Et s’il vote à droite, il s’agit d’une forme de distorsion idéologique que le travail d’éducation politique doit permettre de corriger.
Avec Gramsci[5.Antonio Gramsci (1891-1937) a développé le concept d’hégémonie culturelle pour désigner la domination culturelle d’un groupe ou d’une classe sur la société et le rôle que jouent les pratiques et les croyances collectives dans la persistance des systèmes de domination.] et le concept d’hégémonie, on commence à dépasser ce déterminisme absolu du niveau idéologico-politique par le niveau des relations de production. Laclau et Mouffe cherchent à tirer toutes les conséquences de la pensée gramscienne pour développer une théorie qui ne contienne plus aucune trace de cette détermination en dernière instance de l’économie. D’où l’idée postmarxiste que des notions comme la gauche ou le peuple sont, par définition, d’ordre idéologique et se situent d’emblée sur le terrain de la construction des identités politiques.
Alors, faut-il conserver la notion de gauche aujourd’hui, en termes de stratégie politique ? À mes yeux, la réponse ne peut être que contextuelle. Si le mot populisme est connoté très négativement dans le contexte politique français à cause du Front national, ce n’est pas forcément le cas en Espagne où, par contre, le souvenir de la guerre civile et du franquisme pèse de tout son poids dans le rejet de projets politiques (de droite ou de gauche) trop ouvertement radicaux. Podemos se construit face à un système politico-institutionnel structuré autour d’une fiction d’axe gauche-droite, entre le Parti socialiste (PSOE) et le Parti populaire (PP). Pour Podemos, la seule façon de se présenter comme un projet politique réellement alternatif – sans être condamné à une marginalité dans laquelle la gauche radicale est confinée depuis des dizaines d’années en Espagne –, c’est de construire un autre axe d’opposition, de déplacer le terrain de la lutte politique. Cet axe devient la gente («les gens») contre la casta («la caste»). En plus, il n’y a pas dans le pays de parti d’extrême droite puissant qui oblige les autres, pour s’en différencier, à faire référence à l’axe gauche-droite. Donc, le choix du signifiant de la lutte politique et de ses symboles centraux dépend de la culture politique nationale, de la configuration des affrontements politiques, des legs historiques et des symboles que ceux-ci charrient.
Eric FASSIN : En France, il y a eu un changement de stratégie de la part de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017. En 2012, le Parti de gauche, le Front de gauche, les drapeaux rouges et L’Internationale ; en 2017, plus de Parti de gauche, plus de Front de gauche, le drapeau tricolore et La Marseillaise. Ceux qui adoptent cette nouvelle stratégie ont le sentiment que l’opposition droite-gauche ne séduit plus les électeurs, qu’on n’arrive plus à mobiliser les gens au nom de la gauche.
C’est en partie vrai, mais c’est justement l’effet des politiques néolibérales. Si le diagnostic est plutôt correct, le remède, lui, revient à accepter ce que l’adversaire a voulu, c’est-à-dire effacer la frontière entre droite et gauche. Au lieu d’entériner ce fait, il faut le combattre. Le travail politique, ce n’est pas de refléter l’opinion mais de la produire. D’autre part, si on met en avant un populisme de gauche face à la montée d’un populisme de droite, on laisse entendre – et c’est là, pour moi, un point de désaccord fondamental avec Chantal Mouffe – qu’il y aurait aujourd’hui un «moment populiste» regroupant des variantes, les unes de gauche, les autres de droite. Cette idée suppose qu’il y ait quelque chose en commun entre ces populismes. Les adversaires du populisme diront que c’est la xénophobie, le nationalisme… mais cette accusation me paraît infondée : selon les sondages, les électeurs de la France insoumise sont moins xénophobes que la moyenne, et non pas plus. Il y a une deuxième possibilité, c’est que le fonds commun aux deux populismes serait le rejet du néolibéralisme : or cette idée est démentie par l’expérience politique. Donald Trump, ce n’est pas le rejet du néolibéralisme, c’est Wall Street au pouvoir. Erdogan en Turquie, c’est un populiste néolibéral, comme Viktor Orban en Hongrie. Aujourd’hui, le néolibéralisme s’accommode très bien du populisme. Il s’accommode aussi très bien de la xénophobie, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Ce dernier argument me paraît en outre dangereux, parce qu’il revient à dire que les gens qui votent pour l’extrême droite sont des victimes du néolibéralisme, au même titre que les gens que veut défendre la gauche. C’est méconnaître la nature du fascisme.
Le fascisme, ce ne sont pas les victimes du système économique : c’est une politique du ressentiment. Ce ressentiment peut traverser les classes, ce qui veut dire qu’au Front national, on rencontre des ouvriers, certes, mais aussi des membres de la grande bourgeoisie. De plus, parmi les victimes du néolibéralisme, certaines vont voter à gauche, d’autres vont voter à l’extrême droite, et il y en a surtout – beaucoup – qui vont s’abstenir. Enfin, rien ne permet de penser que les électeurs de gauche basculent à l’extrême droite. Le «gaucho-lepénisme» n’existe pas. Les enquêtes de Nonna Mayer[6.N. Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002.] et Florent Gougou[7.F. Gougou, « Les ouvriers et le vote Front national. Les logiques d’un réalignement électoral », in S. Crépon, A. Dézé, N. Mayer, dir., Les Faux-semblants du Front national, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.] l’ont démontré. Mais rien ne permet de penser non plus que les électeurs d’extrême droite basculent à gauche, même lorsque la gauche se dit populiste. Seulement 3% des électeurs de Marine Le Pen en 2012 se sont reportés vers Jean-Luc Mélenchon en 2017 et, inversement, seulement 3% des électeurs de Mélenchon sont allés vers Marine Le Pen. La France insoumise a progressé parmi les électeurs ouvriers, certes, mais moins que le Front national. En fait, les ouvriers de droite ont fini de se reporter vers l’extrême droite, parmi ceux qui votent, et les ouvriers de gauche qui continuent de voter se sont reportés sur la France insoumise. Mais la plupart des ouvriers ne votent pas. Or rappelons cette phrase de Jean-Luc Mélenchon lorsque Florian Philippot a quitté le Front national : «Les électeurs du FN qui sont fâchés mais pas fachos, venez avec nous, parce que nous, on défend les salariés.» Il y aurait donc des électeurs du Front national qui, finalement, seraient tout à fait compatibles avec la France insoumise. Je crois que c’est faux. La première détermination du vote d’extrême droite, c’est la xénophobie.
Arthur BORRIELLO : Quand Chantal Mouffe dit qu’il ne faut pas laisser le monopole du populisme à l’extrême droite, elle veut dire qu’il faut, comme l’extrême droite, adopter une stratégie de dédiabolisation et d’extension de l’impact électoral. L’extrême droite française a tiré, avant tout le monde, les leçons de la logique populiste. Elle a renoncé à une forme de sectarisme et de dogmatisme (ceux de Jean-Marie Le Pen) pour s’ouvrir à d’autres questions, pour n’être plus seulement le parti des bourgeois racistes qui n’aiment pas que des immigrés s’installent dans leur quartier, pour s’adresser aussi à l’ouvrier qui a perdu son travail et pour se situer sur un terrain où la gauche ne recrute plus depuis trente ans, parce qu’elle n’est plus capable de donner corps à une culture politique.
La volonté première du populisme de gauche est d’appliquer la même stratégie, afin de sortir d’une marginalité à laquelle nous condamne la tradition de la gauche radicale. Une partie de l’électorat du Front national est probablement récupérable, parce que les identités politiques ne sont pas figées et qu’il est possible de répondre à la frustration des gens par un autre discours. Mais je ne crois pas que ce soit l’objectif essentiel. Podemos le dit très clairement : l’objectif, c’est d’occuper l’espace laissé vide par la social-démocratie historique, de réinventer le projet de cette social-démocratie dans d’autres termes. Partout où un parti populiste de gauche important s’impose en Europe, le point commun, c’est bien la situation moribonde
du parti socialiste.
Eric FASSIN : L’idée que la gauche aurait peur d’apparaître xénophobe ne me paraît pas fondée. Ce fantasme a été alimenté notamment par la Gauche populaire[8.Réseau d’élus et de militants proches du PS français qui plaident pour une meilleure prise en compte des attentes et des valeurs des catégories populaires.]. Elle fustigeait le «politiquement correct» qui, à gauche, empêcherait de critiquer les étrangers. Mais c’est le contraire ! Quelle a été la politique de François Hollande par rapport aux migrants ? J’ai l’impression que, chez les socialistes et les sociaux-démocrates, le discours dominant a été, depuis des années, un discours xénophobe.
L’idée de la «construction d’un peuple», au fond, ressemble un peu à celle de Terra Nova (think tank social-libéral du PS français), qui prônait, avant l’élection de 2012, «l’abandon des classes populaires». En effet, par la «cristallisation d’affects communs» (Mouffe), il s’agit d’inclure les classes moyennes voire des gagnants de la mondialisation dans un front majoritaire où le conflit capital/travail n’est plus central et où on prend les gens « comme ils sont », en relayant leurs demandes disparates. Populisme de gauche et social-libéralisme, même combat ?
Arthur BORRIELLO : Effectivement, dans le projet populiste, la tâche fondamentale est de «construire un peuple», c’est-à-dire de construire une forme d’identification politique qui dépasse le clivage capital/travail, bien qu’elle puisse (et qu’à mon sens elle doive) l’inclure également. Il s’agit de relayer différentes demandes présentes dans la société et qui ne peuvent être ramenées, comme le voudrait la conception marxiste classique, à un principe premier positif qui serait leur dénominateur commun. Leur dénominateur commun est, en fait, négatif : c’est «l’autre», c’est le groupe ou la structure qui frustre ces demandes sociales de leur satisfaction. Ce qu’il y a de commun entre ces revendications (environnementales, de genre, sociétales, socio-économiques), c’est le fait qu’elles sont frustrées par une classe politico-économique polluante, machiste, raciste et cupide.
Pour le dire dans les termes de Laclau, ces demandes, si différentes qu’elles puissent être par ailleurs entre elles, sont rendues équivalentes par leur commune opposition aux responsables de leur frustration.
Je suis d’accord avec l’idée que la construction d’un tel peuple est la tâche politique principale actuellement, d’où mon ralliement (globalement, mais avec certaines réserves) à l’idée d’un populisme de gauche. Cependant, l’une des difficultés politiques majeures de cette perspective est la suivante : que construire, avec une telle coalition, en cas d’accession au pouvoir ? En fait, la théorie du populisme proposée par Laclau et Mouffe souffre d’un biais formaliste. En définissant le populisme comme une «pratique articulatoire» indépendante du contenu spécifique constituant le matériau de cette articulation, le risque est d’avoir beaucoup de difficulté à faire émerger un programme commun et à le mettre en application le jour de l’accession au pouvoir. Plus la logique populiste est poussée à son paroxysme formel, plus l’unité du «peuple construit» est créée par l’opposition à l’adversaire, moins elle est façonnée par la référence à des caractéristiques positives partagées (à un programme politique que partagent différents groupes en raison de la position qu’ils occupent dans la société), plus cela permet d’étendre ce que Laclau et Mouffe appellent la «chaîne d’équivalences», c’est-à-dire l’espace potentiel de l’appel électoral.
Mais cela risque aussi de faire coexister au sein d’un même projet politique des demandes contradictoires et des obédiences opposées, qui risquent d’éclater au grand jour au moment de l’accession au pouvoir. C’est le dilemme auquel Podemos s’est trouvé confronté au moment du choix entre la ligne proposée par Iglesias et celle proposée par Errejon. Iglesias proposait une stratégie plus ancrée à gauche, très antagonique, très offensive vis-à-vis du PSOE et ouverte à une alliance avec Izquierda Unida («Gauche unie»), la gauche radicale marxiste, avec l’idée de maintenir les liens avec les mouvements sociaux et d’éviter une institutionnalisation trop forte du parti, qui s’apparenterait à un «ramollissement». Errejon, lui, était pour un investissement accru du parti dans le travail institutionnel et parlementaire, un adoucissement de son discours, une ouverture plus grande à une association avec le PSOE, considérant que le plus important, c’était sa capacité à étendre son influence électorale, à sortir de la position marginale de la gauche radicale et d’avoir une possibilité réelle d’accès au pouvoir.
En fait, il y a un arbitrage permanent dans le populisme de gauche, non pas entre une forme de droitisation et une forme de gauchisation, mais entre le contenu (le projet politique et social) et la façon dont il est articulé (la logique populiste) ; cela dit, comme l’un et l’autre opèrent à des niveaux distincts, ils ne sont pas forcément incompatibles. Il est possible de s’appuyer sur une culture politique de gauche tout en tentant d’articuler ses contenus dans une logique populiste, d’opposition nous/eux. Je pense que la France insoumise et Podemos ont, jusqu’à présent, réussi à trouver un équilibre intéressant.
Eric FASSIN : Quant à la comparaison – en forme de provocation – avec Terra Nova, le seul point commun, c’est la logique de coalition. La note de Terra Nova disait : «Puisque nous avons perdu les classes populaires, recherchons une alliance entre les femmes, les diplômés, les minorités, tout ce qui ressemble à une société “moderne”.» Comme elle entérinait le renoncement aux classes populaires, cette note a été unanimement condamnée à gauche, à juste titre. Mais la Gauche populaire se contentait de dire le contraire : «Il faut choisir les classes populaires plutôt que les minorités.» J’ai critiqué ces deux positions symétriques, qui avaient en commun, à mes yeux, une vision du monde sociologiquement fausse et politiquement néfaste, à savoir qu’il y aurait d’un côté les minorités et de l’autre les classes populaires. C’est sociologiquement faux, puisque les minorités sont surreprésentées dans les classes populaires, et c’est politiquement dangereux puisque cela revient à dire que – pour utiliser une formule brutale – «le peuple est blanc».
La stratégie du populisme de gauche, c’est aussi la coalition. Mais la comparaison s’arrête là. L’ouvrage que Chantal Mouffe a publié avec Iñigo Errejon s’intitule, en espagnol, Construir pueblo. En français, Construire un peuple. Par exemple, un peuple de gauche par opposition à un peuple de droite. Mais la traduction peut être aussi Construire LE peuple. Dans l’opposition entre eux et nous, si nous c’est «le peuple» et si eux c’est «la caste», eh bien, «la caste» ce n’est pas beaucoup de monde et «le peuple» c’est presque tout le monde. Dire cela alors que, aux élections, c’est souvent la droite qui l’emporte, me paraît manquer de réalisme. Dans Gauche, l’avenir d’une désillusion, je proposais plutôt de construire un peuple, mais un peuple de gauche. Sinon, on a un peuple doublement indifférencié, idéologiquement et sociologiquement. Je partage la critique postmarxiste que vous rappeliez : il n’y a pas de traduction sociologique immédiate qui ferait que, selon sa classe, on vote de telle ou telle manière. Oui, il y a des ouvriers de droite et des ouvriers de gauche. Les ouvriers sont des sujets politiques comme les autres. Il n’y a donc pas lieu d’avoir de la compassion à leur égard lorsqu’ils votent pour l’extrême droite…
L’exaltation du sentiment national est-elle l’expression de cette compassion ?
Eric FASSIN : Jean-Luc Mélenchon ne dit pas «nos ancêtres les Gaulois» mais «nos ancêtres les sans-culottes». Ce n’est pas une définition ethnique, c’est une définition politique de la nation. Laclau et Mouffe ont encouragé Mélenchon à jouer de cette symbolique nationale. Pour eux, c’était une sorte de position gramscienne. Selon moi, c’est fondé sur l’idée que le peuple en aurait assez de la droite et de la gauche et s’investirait davantage dans une symbolique des émotions nationales. C’est en partie vrai, mais veut-on accompagner ce mouvement ou le combattre ? Un des dangers de la stratégie populiste de gauche, c’est qu’elle accompagne l’effacement de la différence entre la droite et la gauche et le ralliement de beaucoup de forces politiques à une rhétorique et à une stratégie populistes. Si tout le monde joue la carte du populisme, c’est le contraire d’un «créneau». S’il y a un «créneau» stratégique, aujourd’hui, c’est peut-être d’affirmer l’opposition droite-gauche. Je sais bien que ce n’est pas ainsi que les gens pensent actuellement, mais l’enjeu est précisément de transformer la manière dont ils pensent, puisque c’est cela qui fait que la droite est aujourd’hui majoritaire un peu partout.
Arthur BORRIELLO : C’est là un point crucial. Par exemple, dans la description que font Laclau et Mouffe de la situation italienne dans l’immédiat après-guerre, ils constatent que les communistes et la démocratie chrétienne se disputaient la référence à Garibaldi et aux symboles de l’unification nationale. Une lutte politique et idéologique s’engageait sur la signification de ces symboles, on essayait de les investir d’un sens plutôt que d’un autre. Voilà la clé de l’utilisation de drapeaux ou de symboles de la nation ou de la patrie dans le populisme de gauche, plus que le constat du fait que les gens en ont assez de la distinction gauche/droite et se rattacheraient plus facilement à un drapeau national qu’à un drapeau rouge.
Pour moi, adopter une stratégie populiste au départ d’un positionnement originel de gauche radicale (c’est la trajectoire de Mélenchon, du Front de gauche à la France insoumise) n’implique en rien une droitisation du discours, même lorsque les symboles nationaux sont revendiqués. Adopter une logique populiste à partir d’un socle idéologique de gauche, c’est reconnaître l’hégémonie politique, idéologique et culturelle conquise par la droite néolibérale et conservatrice, mais c’est refuser la marginalité à laquelle cette droite nous condamne en monopolisant certains symboles sur lesquels elle est dominante, ce qui oblige la gauche à ne manier que des symboles éculés, qui ne parlent qu’aux 5% déjà convaincus et qui sont discrédités auprès du reste de l’électorat. C’est proposer de contre-attaquer sur le terrain idéologique en essayant de se réapproprier les symboles que la droite a fait siens, mais dont on peut transformer le sens.
Cela peut paraître contre-intuitif, et pourtant, c’est là que se situe, selon moi, une grande part du génie politique de ces nouveaux mouvements. En refusant de considérer que certains thèmes et termes sont nécessairement «de droite», et au lieu de les abandonner à la droite qui en fait la pierre angulaire de son hégémonie, on tente de les réinvestir et on engage la lutte pour la récupération de leur potentiel mobilisateur. Mais ce faisant, on ne les prend pas tels quels, dans la signification très excluante, xénophobe, raciste que leur donne l’adversaire. Outre le nationalisme de Mélenchon, citons aussi l’investissement du signifiant patriotisme par Podemos. Quand il utilise le mot patriotisme, Podemos l’associe à la solidarité interindividuelle et intergénérationnelle, au souci d’égalité entre citoyens. Ainsi, il peut pointer le Parti populaire comme antipatriote, au sens de «corrompu, favorisant l’accroissement des inégalités dans le pays». Le réinvestissement de ces symboles, la redéfinition de notions comme la frontière nationale, le peuple, le patriotisme, c’est un chemin beaucoup plus prometteur sur le plan de l’efficacité de la lutte politico-idéologique.
Eric FASSIN : Ce n’est pas exactement cela qui se passe avec la France insoumise. Il n’y a pas que l’évocation des sans-culottes, il y a aussi le discours sur l’immigration. Comparons les deux discours de Mélenchon à Marseille, en 2012 et en 2017. Sur la plage du Prado en 2012, c’est un discours lyrique : «Nous sommes un seul peuple qui tournoie, tantôt espagnol, tantôt arabe, tantôt berbère, tantôt italien, tantôt grec, tantôt français…» Un seul peuple, qui n’est pas un peuple national. En 2017, on observe une minute de silence pour les morts en Méditerranée, ce qui veut dire qu’on déplore que des étrangers meurent ; ce n’est donc plus : «nous sommes un seul peuple». La ligne revendiquée aujourd’hui par la France insoumise en matière d’immigration, c’est, bien sûr, d’accueillir, mais quand même, beaucoup, de faire en sorte que les gens n’éprouvent pas le besoin de quitter leur pays. Ce qui n’est pas radicalement différent de ce qu’on entend ailleurs.
Il y a deux stratégies possibles face à l’hégémonie idéologique et culturelle de la droite. Celle que vous avez décrite consiste à se battre sur le terrain de l’adversaire mais en proposant une version différente des notions mobilisées. Cette stratégie, je ne m’y oppose pas, je la pratique souvent lorsque j’interviens publiquement. Mais il y a une autre stratégie, qui est de changer les sujets de discussion. L’hégémonie, c’est imposer de quoi on parle. D’accord pour dire que la nation n’est pas, par essence, de droite : de manière générale, il n’y a pas d’essence en politique. Mais il y a des contextes. Dans le contexte actuel, entrer dans la question de l’identité nationale (lancée naguère par Nicolas Sarkozy), même pour proposer une autre vision de la nation, c’est quand même parler de la nation, c’est-à-dire utiliser les termes de ses adversaires Cette stratégie ne change pas vraiment les termes du débat. La question politique essentielle, c’est : «Que fait-on après l’élection ?» Or la stratégie [de la France insoumise] a été pensée entièrement en fonction de la représentation électorale et pas du tout en fonction d’une autre dimension politique, celle des mouvements sociaux.
Le populisme, en pensant un peuple, rend plus difficile de penser autre chose qui serait, par exemple, des minorités agissantes. Bien sûr, la majorité, c’est décisif quand on parle d’élections. Mais la politique ne se joue pas seulement avec des élections. Je crois qu’il est important de penser la différence entre les logiques de minorités agissantes et les logiques de majorité électorale. En Espagne, à la base de Podemos, il y a non seulement le mouvement social des Indignés, mais aussi les municipalités [Barcelone, Madrid]. Ce sont des confluences, des alliances, qui permettent à Podemos d’exister au niveau municipal : c’est une logique très différente de celle qui est déployée dans le contexte français. Il n’y a pas eu, en France, un mouvement social qui s’est transformé ensuite en une force politique. Il s’agit plutôt d’une force politique qui essaie de devenir, éventuellement, un mouvement social.
Arthur BORRIELLO : Je ne suis pas convaincu que, dans le cas de Podemos, ce serait un mouvement social qui se serait transformé en mouvement politique. La vague des Indignés était déjà largement retombée au moment où un groupe d’universitaires a décidé d’utiliser la fenêtre d’opportunité de ce mouvement social, avec ses nouvelles formes de langage, pour créer un mouvement politique. Beaucoup des difficultés de Podemos sont justement liées à la possibilité de maintenir un pied dans le mouvement social et un pied dans la dimension institutionnelle, à ce rapport entre la dimension «verticale» et la dimension «horizontale». Et je constate ici, nettement, une limite de la vision populiste. Dans ses derniers écrits, Chantal Mouffe affiche un certain mépris pour des mouvements sociaux qui n’ont pas une ambition «verticale» de prise de pouvoir. Elle parle d’une manière très dure de Occupy Wall Street aux États-Unis ou d’autres mouvements sociaux dépourvus de cette ambition hégémonique qui est, pour Laclau et Mouffe, la définition même du politique. Par exemple, en France, «Nuit debout» ou les mouvements contre la réforme de la «loi travail». À mon avis, ce mépris est une grave erreur. Sur ce sujet, il faudrait se tourner plutôt vers d’autres sources d’inspiration, comme Jacques Rancière[9.Jacques Rancière (°1940) est un philosophe de l’émancipation et de l’égalité, intéressé par les marginaux de la pensée et la parole des exclus. Cf. Aux Bords du politique, Paris, Folio, 2003.].
Bien sûr, la dimension «verticale» est fondamentale pour un projet politique alternatif à l’hégémonie actuelle, et le souligner a été un apport crucial de Laclau et Mouffe. Mais en même temps, à trop tirer sur cette corde de la «verticalité», on finit par perdre ce qui fait l’originalité et l’intérêt de cette théorie. À savoir, précisément, la capacité d’universaliser les demandes particulières dans la société, c’est-à-dire de permettre une expression de demandes sociales qui étaient jusqu’à présent inécoutées.
Eric FASSIN : Cela me renvoie à un aspect paradoxal de la pensée de Chantal Mouffe : la référence à Carl Schmitt[10.Le juriste et philosophe Carl Schmitt (1888-1985) adhère au parti nazi en 1933. Il ne reniera jamais totalement cet engagement mais plaidera que l’hitlérisme et le génocide sont les fruits indirects du libéralisme bourgeois. Sa philosophie politique est surtout antilibérale : il considère notamment que la délibération parlementaire rend impraticable toute décision radicale. Principaux ouvrages (en français) : Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988 ; La Notion du politique et Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992.]. Qu’il n’y ait pas de malentendu : Mouffe n’a pas de sympathie pour le versant nazi de Schmitt ! En revanche, ce qu’elle dit explicitement, c’est qu’elle trouve souvent les références sur lesquelles s’appuyer du côté de penseurs de droite, parce qu’ils sont antilibéraux ; or, à mes yeux, c’est un problème. Moi, je ne suis pas antilibéral, je suis anti-néolibéral. J’estime très important de distinguer la critique du néolibéralisme économique de la critique du libéralisme politique.
La gauche, à mon avis, ne doit pas se définir contre le libéralisme, parce qu’aujourd’hui l’État n’est pas toujours notre ami : il est un instrument fondamental dans les politiques néolibérales. Que fait-on quand on défend Cédric Herrou[11.Cédric Herrou a été poursuivi pour avoir aidé des migrants à franchir clandestinement la frontière franco-italienne et pour les avoir hébergés dans sa ferme.] contre les abus de l’État ? On s’appuie sur les droits humains, sur les libertés fondamentales. Je pense que le recul des mouvements sociaux, c’est aussi le recul d’une conception plus libérale de la politique, qui s’intéresse aux droits, aux libertés, et pas simplement à constituer une représentation politique collective. Il ne faut pas tomber dans le piège de croire que les droits et libertés seraient en quelque sorte «la ruse du marché». Or je pense qu’il y a une tentation, à gauche, de le croire. Cela va de pair avec la méfiance envers les revendications minoritaires, dont on dit qu’elles vont toujours distraire des véritables enjeux. Alors que, selon moi, faire de la politique, c’est essayer de partir de ce que disent ces groupes sociaux, ces collectifs, ces mouvements.
Arthur BORRIELLO : Lorsque Mouffe attaque la théorie libérale de la démocratie, elle ne vise pas du tout la conception des libertés individuelles que l’on trouve dans le corpus libéral. Elle vise les fondements théoriques de deux formes de pensée : celle de Habermas[12.Jürgen Habermas (°1929) a proposé une «théorie de l’agir communicationnel» (1981) selon laquelle l’espace public permet une revitalisation de l’État de droit par la délibération constante et publique des individus. Voir notamment (en français) L’Espace public, Paris, Payot-Seuil, 1992.], avec sa théorie de la démocratie délibérative, et celle de Giddens et Beck[13.Anthony Giddens (°1938) a défini et popularisé avec Tony Blair le concept de « troisième voie ». Ulrich Beck (1944-2015) a développé dans La Société du risque (Paris, Aubier, 2001) l’idée que, dans une société modelée par les changements technologiques et industriels, la question centrale devient celle de la répartition du risque.] avec les théories de la société du risque. Ce sont les deux sources d’inspiration théorique de la « troisième voie ». Je ne pense pas que la référence à Schmitt soit foncièrement antilibérale et de droite. Pourquoi aller chercher dans ce corpus théorique-là ? Parce qu’il renvoie à des définitions ontologiques radicalement différentes de la politique.
Selon Habermas, sur le terrain politique, il n’y a pas de conflit qui ne soit, en définitive, soluble dans la raison, une raison délibérative, une raison communicationnelle. Pour déconstruire cette conception consensuelle de la démocratie, il faut réaffirmer le caractère absolument irréductible du conflit : l’indécidabilité fondamentale du social, le fait que même le choix des conditions de possibilité d’une discussion rationnelle est déjà un sujet de conflit politique.
Eric FASSIN : Sur ce point, Marx serait une ressource possible aussi.
Arthur BORRIELLO : Chez Marx, cette question du conflit et de l’antagonisme est considérée comme dérivée des rapports de production. Dans la pensée marxiste, on peut imaginer une société totalement réconciliée, une société dans laquelle la «classe universelle», le prolétariat, aurait pris le pouvoir et aurait donc supprimé les dernières conditions de possibilité de la division politique et de l’exploitation. Des auteurs comme Lefort[14.Claude Lefort (1924-2010) a dénoncé le totalitarisme et promu un socialisme non autoritaire. Ce qui caractérise la démocratie, pour lui, c’est l’institutionnalisation du conflit et son irréductibilité.], Rancière, Laclau et Mouffe partagent au contraire une reconnaissance de la primauté ontologique fondamentale du politique, entendu comme un antagonisme irréductible et non comme dérivé d’une position dans le champ des rapports de production. Ils remontent aussi à l’idée de Machiavel qu’il y a toujours une division entre ceux qui veulent dominer et ceux qui ne veulent pas l’être.
Eric FASSIN : Pourquoi dès lors ne pas aller chercher ses références du côté de Lefort ou de Castoriadis[15.Cornelius Castoriadis (1922-1997) a proposé un projet de société visant à l’autonomie individuelle et collective, une démocratie «radicale».], c’est-à-dire d’une pensée antitotalitaire, ce qui est une manière d’imaginer un libéralisme, ou même un antilibéralisme, mais de gauche ? Mais laissons de côté Chantal Mouffe. Mon problème, c’est la gauche aujourd’hui. Doit-on reproduire éternellement l’opposition entre une «première gauche» sensible aux questions sociales et une «deuxième gauche» qui serait davantage du côté des libertés ? Il faut récuser une telle alternative et essayer de penser une gauche qui ait à la fois un pied dans les mouvements sociaux classiques (syndicaux, notamment) et un pied dans d’autres mouvements ; une gauche qui ne renonce pas à la classe pour penser les questions minoritaires, mais qui ne renonce pas aux politiques minoritaires pour se cantonner à la classe.
Arthur BORRIELLO : Je récuse l’idée qu’il y aurait dans le populisme de gauche une tentation illibérale ou un manque d’attention aux demandes minoritaires. Il faut rappeler que l’unité de base de la pensée d’Ernesto Laclau, c’est la demande sociale. Il cite l’exemple d’un quartier dans lequel des demandes sociales ne sont pas satisfaites par l’ordre institutionnel existant : l’eau courante, l’électricité… Toutes ces demandes particulières, d’habitude, sont traitées individuellement par cet ordre institutionnel. À partir du moment où elles rencontrent soit l’indifférence, soit l’opposition ou la répression de l’ordre institutionnel existant, elles finissent par avoir quelque chose en commun. Et l’une d’entre elles peut s’universaliser et dépasser sa dimension particulière pour devenir le symbole de la frustration de toutes les autres.
Introduction, propos recueillis et retranscrits par Jean-Jacques Jespers.
(Imagine de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; Chantal Mouffe lors d’une conférence à l’Université de Boston en avril 2017, photo réalisée par le Center for the Study of Europe Boston University.)