Culture
« Pour nous, l’oubli » : raconter les femmes révolutionnaires
03.02.2023
Louise Michel, Alexandra Kollontaï et Dolores Ibárruri. Ces trois femmes ont œuvré à différents moments de l’histoire pour l’émancipation et la justice sociale. Elles reprennent vie dans le spectacle de la compagnie Les Souffleuses de Chaos. Mis en scène par Marion Pillé, la pièce est intitulée Pour nous, l’oubli et se joue jusqu’au 12 février à Bruxelles. Elle interroge notre méconnaissance des combats menés par les femmes au sein des mouvements révolutionnaires. De nombreuses conquêtes sociales ont été obtenues grâce à la mobilisation des travailleuses et ouvrières, une mobilisation occultée et qui tombe dans l’oubli.
Avec beaucoup de pédagogie et d’humour, les trois actrices, Noémi Knecht, Florelle Naneix, Tiphaine van der Haegen, retracent les bases de l’analyse marxiste, les différentes injustices mises au jour et les contextes qui ont mené à trois moments révolutionnaires.
Plongée dans trois révolutions
Louise Michel est l’une des figures de la Commune de Paris, du nom de ce gouvernement insurrectionnel qui, contre le gouvernement « versaillais » du président Adolphe Thiers, met en place, de mars à mai 1871, dans la capitale française, une organisation fondée sur la démocratie directe, et permet plusieurs avancées sociales : le divorce est facilité, l’école devient gratuite et obligatoire pour les garçons comme pour les filles, l’Église et l’État sont séparés et la citoyenneté est ouverte aux étrangers. Les femmes ont joué un grand rôle dans la Commune, dont Louise Michel qui prendra les armes pour la défendre sur les barricades.
1917, en Russie. La famine fait rage. Le 8 mars, pour la Journée internationale des femmes, les femmes de Petrograd manifestent pour réclamer du pain et la paix. Elles sont bientôt rejointes par les hommes. C’est le début de la révolution russe, qui conduira au renversement du régime tsariste, puis en octobre de la même année à la prise de pouvoir par les bolcheviks et à l’installation d’un régime d’inspiration communiste. Dans ces événements troublés, la féministe révolutionnaire Alexandra Kollontaï devient membre du premier gouvernement de Lénine, où elle veillera à toujours défendre la place des femmes.
La Guerre d’Espagne voit s’opposer de 1936 à 1939 les républicains, situés à gauche et à l’extrême gauche de l’échiquier politique, et les nationalistes, orientés à droite et à l’extrême droite et menés par le général Franco (qui finiront par l’emporter). Quand cette guerre civile éclate, en juillet 1936, la militante communiste Dolores Ibárruri défend la république avec le slogan resté célèbre ¡No pasarán!, « Ils ne passeront pas » , prononcé au balcon du ministère de l’Intérieur. Elle tiendra de nombreux autres discours durant la guerre civile, s’adressant autant aux hommes qu’aux femmes.
Donner une juste place aux femmes
À l’aide de dialogues bien documentés, les actrices redonnent une juste place à ces femmes. Le propos est soutenu par la scénographie créée par Florian Huet qui peut sembler dépouillée au premier coup d’œil mais s’avère redoutablement efficace. Dans le fond de scène, des tréteaux accueillent au fur et à mesure les concepts et mots-clefs expliqués par les actrices (patriarcat, bourgeoisie, prolétariat, etc.). Deux tables sur roulettes, se déplaçant d’un bout à l’autre de la scène, cachent des caisses en bois d’où sortent des avions en papier, des pièces d’échecs et des origamis qui rejouent des moments difficiles de l’histoire mais surtout des portraits, d’abord des trois révolutionnaires mentionnées plus tôt, bientôt suivies de nombreuses autres femmes, que les actrices nous présentent en explicitant leur pensée. Ainsi, d’une manière particulièrement émouvante, le bord de scène se retrouve petit à petit rempli de portraits de femmes qui ont participé à différentes révolutions.
Une redécouverte de l’histoire encore bien nécessaire car, et ce n’est plus un secret, la contribution des femmes envers la société a été largement invisibilisée dans l’histoire. Et s’il nous reste peu de traces des femmes révolutionnaires, c’est peut-être parce qu’elles ne rentraient pas dans les petites cases des stéréotypes genrés. « On dénie ou on minimise systématiquement leur capacité à avoir un rôle public et de leadership. Toutes les femmes qui ont été dans la transgression, que ce soit des écrivaines, des artistes, des scientifiques etc. ont souvent été invisibilisées ou ridiculisées pour avoir osé “imiter les hommes”. […] Les structures auxquelles elles ont fait face les ont décrédibilisées parce qu’elles remettaient en question des schémas de pensée selon lesquels les hommes sont dehors et les femmes à la maison, à s’occuper des enfants et du foyer », explique Valentine Sebile, contributrice au livre collectif Ni vues ni connues [1.Collectif Georgette Sand, Ni vues ni connues, Pocket, 2019.].
Un rôle minimisé, voire caricaturé
Les femmes qui participent aux mouvements révolutionnaires vont également être largement caricaturées, notamment dans les médias. Prenons l’exemple des femmes de la Commune, les communardes, qui vont être affublées du terme « Pétroleuses », qui qualifie uniquement les femmes accusées d’avoir employé du pétrole pour allumer des incendies, en 1871, lors de l’écrasement de la Commune par les Versaillais. Pourtant, aucune femme n’a jamais été reconnue coupable d’incendie criminel délibéré lors des procès qui ont suivi la Commune. Le mythe de la pétroleuse aurait en réalité fait partie d’une campagne de propagande orchestrée par les hommes politiques versaillais, qui s’amusaient à dépeindre les Parisiennes de la Commune comme destructrices et barbares, en réaction aux prémices d’émancipation offerts par ce mouvement insurrectionnel, comme le montre l’historien Gay Gullickson.
« La figure de la pétroleuse est une représentation de la femme insurgée forgée depuis le camp d’en-face, qui embarque à la fois le genre et la classe, et sert à disqualifier la participation des femmes à l’événement : les voilà, par ce mot, réduites à un rôle de destructrices, le tout rehaussé d’une foule d’images du corps de la femme. […] Le pétrole a pu être envisagé dans le répertoire militant, on en trouve des traces. Mais pourquoi davantage les femmes ? », questionne d’ailleurs la journaliste Chloé Leprince, à l’origine de la réédition du livre d’Edith Thomas, Les Pétroleuses [2. E. Thomas, Les Pétroleuses, Gallimard, 2021 (1963).]. Justine Huppe, chercheuse au département des langues de l’ULiège, note[3. J. Huppe, Pétroleuses ou Mariannes des barricades ?, Liège Musées, 20 avril 2021.] : certain·es relèvent que « cette représentation de mégère ou de furie vise à dénier aux femmes une capacité d’indignation et d’action proprement politique, comme on l’avait déjà fait avec les tricoteuses de 1793 et comme on le fera encore avec les membres féminines d’Action directe ou de la Fraction Armée Rouge près d’un siècle plus tard. Cette stratégie visant à expliquer l’action des femmes à partir de leur bêtise, de leur irrationalité, de leur émotivité ou de tout autre motif relevant du droit commun est bien illustrée par les stratégies judiciaires mises en œuvre à propos des 1050 femmes passées devant le 4e conseil de guerre. Elle poursuit : Deux types de logiques ont été mises à l’œuvre dans les jugements rendus : les femmes dont la participation à l’insurrection ne faisait aucun doute ont été plus durement punies que les hommes (elles sont surreprésentées parmi les sanctions les plus lourdes), tandis que le tribunal a été nettement plus clément envers les femmes lorsque les faits qui leur étaient reprochés n’étaient pas parfaitement attestés ou lorsqu’ils pouvaient s’expliquer par des motifs non-politiques (le dépit, l’amour, l’influence d’un tiers, etc.). Autrement dit, la justice de l’époque a pris soin de rappeler aux femmes les hiérarchies de genre et la bonne distribution de la puissance dans l’espace public. »
La chercheuse estime également que le feu joue un rôle : « Dans les caricatures qui en ont été faites comme dans les rumeurs qui l’ont consacrée, la pétroleuse subvertit la domesticité paisible dans laquelle la plupart des camps politiques continuent de vouloir cantonner les femmes : détournement du feu du foyer et du pétrole de la lampe pour détruire la cité, inversion scandaleuse de la maternité lorsqu’elles transportent le liquide inflammable dans des boites de lait ou, pire encore, lorsqu’elles entraînent leurs petites filles dans leurs méfaits, comme le raconte à l’époque un article du Figaro. La littérature a elle aussi contribué à faire circuler le portrait de ces femmes tour à tour pathologisées, criminalisées et animalisées […]. »
Au présent
Résultats ? Alors que les femmes ont vraisemblablement participé à toutes les révolutions (quand elles ne les ont pas initiées), aujourd’hui, leur présence dans des mouvements révolutionnaires continuent à interroger ou à (d)étonner, par exemple lors des Printemps arabes en 2011 ou lors de la révolution iranienne toujours en cours. Lors du soulèvement populaire au Chili, de 2019 à 2021, les femmes étaient au cœur de la contestation, un rôle qui est encore trop peu raconté, mais qui commence à être mis en avant, notamment dans le documentaire Mi pais imaginario (2023) du réalisateur Patricio Guzmán. En 2014, la place Maidan à Kiev, en Ukraine, devient le centre de la révolte et de l’aspiration pro-européenne « Euromaidan ». Des barricades sont montées. « Lors des affrontements, la répartition traditionnelle s’impose toutefois de nouveau : certains “chefs” demandent aux femmes de se retirer de la “zone des combats”, tout en continuant à approvisionner le lieu en pavés et masques protecteurs. Ainsi, au XXIe siècle, la présence des femmes sur les barricades et sa représentation, qu’elle participe d’une lutte révolutionnaire ou militaire, continue d’être prisonnière des assignations de genre », souligne quant à elle l’historienne Sylvie Aprile dans sa recherche Femmes et barricades.
À rebours de ces représentations, la pièce de théâtre Pour nous, l’oubli rappelle que des femmes, souvent issues des milieux populaires, ont permis de faire pencher la balance à certains moments de l’histoire. La pièce permet d’ailleurs réfléchir au présent, en se terminant sur ce qui ressemble bien au début d’un quatrième moment révolutionnaire : Bruxelles, en 2023…
Le spectacle se joue à la Comédie royale Claude Volter jusqu’au 12 février 2023.
(Les photos dans l’article ont été prises par Yves Martens-Honoré le 26 janvier 2023.)