Politique
Philosopher plus vite que son ombre : Lucky Luke et la politique
01.07.2019
La figure de Lucky Luke et tout ce qu’elle charrie d’imaginaire sur le Far West, les cow-boys, la colonisation du continent Américain, l’éradication progressive des amérindien-ne-s… tout cela permet à Pierre Ansay d’évoquer les grandes fractures-polémiques de la pensée politique actuelle. On y trouverait par exemple un affrontement entre un modèle de libéralisme articulé autour de l’État de droit et la médiation et un autre modèle plus proche du laisser-faire libertarien. Le personnage de Lucky Luke incarne, comme l’explique l’auteur, « une figure du libéralisme existentiel américain » (p.166).
En comparant la BD avec d’autres productions dessinées, comme Astérix, il peut également mettre en lumière l’opposition entre une société républicaine et une société communautarienne (à entendre non dans un sens péjoratif et superficiel mais dans celui développé par un courant de la philosophie américaine, voire par exemple Walzer). On croise au fil des pages Spinoza, Hobbes, La Boétie, Kant, Bergson, Deleuze et Guattari, Nietzsche, Marx, Foucault, Elias, Orwell, Levy-Strauss, Clastres, Perelman ou encore McIntyre, Nodzick, Nussbaum (liste non exhaustive). C’est une des forces et des faiblesses de l’ouvrage : ratisser large mais ne jamais s’appesantir sur une pensée particulière. Le lectorat en nourrira peut-être une certaine frustration.
Un parallèle entre la culture du saloon et celle des Maisons du peuple
Pierre Ansay revient aussi sur la question de la mémoire, ouvrière ou colonisatrice. Faisant un parallèle entre la culture du saloon et celle des Maisons du peuple, il se penche sur le rôle et les modes de la socialisation populaire. L’existence entre le XIXe siècle et le XXe de ces lieux de rencontre, de débats et de vie a en partie structuré le mouvement ouvrier et participé de ses conquêtes. Le sujet est d’autant plus intéressant qu’il entre en résonance avec ces nouvelles formes d’expression politique réinventées par les zadistes ou les gilets jaunes. Qu’on parle de la Maison de la résistance de Bure ou des ronds-points sur lesquels ont fleuri de petits villages contestataires, on revient toujours à la création d’un espace de socialisation collective – geste politique et démocratique entre tous.
L’auteur consacre également un chapitre à la question amérindienne et à son traitement par Morris et Goscinny et se montre, à raison, très critique. Si Lucky Luke est une incarnation de la justice, il se positionne toujours comme un arbitre à l’intérieur de son propre camp ; s’il fait preuve de pitié ou de compassion pour les « peaux-rouges », c’est toujours avec paternalisme. La caricature fait partie des registres classiques de la bande-dessinée, elle devient gênante quand elle s’applique à des peuples confrontés à leurs ethnocides. Pierre Ansay décrypte les différents albums en les remettant dans leurs contextes historiques respectifs ; l’effet est glaçant. Ce sont ces passages qui offrent à mes yeux les meilleurs moments du livre.
Dans un monde idéal, Lucky Luke serait feuilleté par des étudiant-e-s ou des curieux/ses, désirant approfondir leurs connaissances ou combler leur appétit philosophique. Dans notre réalité, il est difficile de définir le lectorat d’un ouvrage si particulier, trop bondissant pour développer une approche conceptuelle complexe et trop référencé pour être parfaitement didactique et ouvert au quidam ne s’étant jamais frotté à une œuvre de Spinoza ou de Deleuze. S’il est des intéressé-e-s, ce seront sans doute les flâneurs, les dilettantes, ceux qui ont encore le temps d’errer en lecture ; comme des cow-boys dans le temps distendu des grands espaces.