Stratégie • Société
Peut-on (vraiment) débattre en démocratie consociative ?
20.06.2022
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).
De manière idéale, débattre implique plusieurs personnes engagées dans un échange d’opinions sur un sujet précis. Les participant∙es y exposent chacun∙e à leur tour des points de vue, écoutent également les autres interventions, et y réagissent ensuite de manière constructive, c’est-à-dire qu’il ne devrait y avoir d’obstruction. En effet, la flibuste parlementaire ou le comportement de troll[1.Nuire aux échanges en suscitant une controverse.] qu’on connaît surtout sur les réseaux sociaux risquent de polluer et de bloquer les échanges.
Il paraît vain de participer à un débat sans chercher à convaincre pour rallier d’autres personnes. On peut ainsi faire le lien entre le débat et la notion d’influence en politique selon Robert Dahl. De manière très schématique, on peut dire que A a de l’influence sur B, si B agit de manière différente à ce qu’il aurait fait sans l’intervention de A. Débattre n’a de sens que si on croit pouvoir convaincre un interlocuteur ou une interlocutrice de changer d’avis.
Petit pays, longtemps divisé en trois mondes sociologiques (socialiste, catholique et libéral), la Belgique garde encore aujourd’hui des vestiges de son organisation consociative. Ces piliers, composés d’une série d’associations intermédiaires comme les mutuelles ou les syndicats pour ne citer que les plus visibles, étaient en quelque sorte chapeautés par les partis politiques dits traditionnels.
La démocratie consociative vise, dans les pays fortement segmentés (pensons également à la Suisse et au Liban, par exemple), à partager, disperser et limiter le pouvoir entre ces segments. Chacun dispose alors d’une forte autonomie pour les tâches qui lui sont dévolues, mais la participation du plus grand nombre est requise pour prendre les décisions impliquant la société dans sa globalité. Représentation proportionnelle, coalitions, autonomie des segments et droit de veto sont les principales caractéristiques de ce mode de fonctionnement politique qui repose sur la recherche du consensus. Cette organisation du pouvoir, dont on dénonce régulièrement l’opacité et le caractère chronophage, a pour but de garantir la stabilité de l’édifice démocratique dans des sociétés particulièrement divisées.
Aujourd’hui, les associations et organisations liées aux piliers restent, mais la relation aux partis s’est effritée. On passe désormais sans difficulté d’une école officielle à la mutualité chrétienne et on vote plus pour des partis hors piliers. Néanmoins, la culture politique est bien ancrée et le fédéralisme actuel s’est établi sur des bases consociatives également. De tout temps, on a souligné la prédisposition des élites politiques belges à la négociation. Aujourd’hui, la recherche du compromis est encore de mise, même si le clash fait partie de la panoplie du communiquant en politique. On négocie toujours discrètement et au finish, de nuit le plus souvent, et on aboutit à des accords dont tout le monde sort simultanément gagnant et perdant.
Le débat parlementaire
Traditionnellement dans un dispositif consociatif, le Parlement est le lieu ultime du débat politique. Les propositions et projets de loi y sont déposés, débattus et votés. Parmi les éléments venant conforter l’hypothèse d’une crise de la démocratie figure le rôle limité des parlementaires qui sont régulièrement vus comme des presse-boutons. Ainsi, selon cette lecture, le Parlement serait devenu une simple chambre d’entérinement. En réalité, le travail parlementaire s’étend bien au-delà du vote des lois et des débats. Il faut néanmoins reconnaître que le débat est régulièrement réduit à sa plus simple expression.
La partie la plus visible du débat politique se déroule au Parlement, que ce soit en commission ou en séance plénière. Ce n’est pourtant pas l’endroit où le débat peut être le plus effectif. Au contraire, les discussions organisées à ce niveau ont plutôt comme but de recueillir un certain écho médiatique, pas vraiment de convaincre d’autres parlementaires.
Il est évident que la Chambre des représentants belge ne constitue pas une version moderne de l’agora de la Grèce antique. Le débat y est généralement cadenassé par les partis politiques. Les textes soumis au vote parlementaire sont validés, le plus souvent, majorité contre opposition. Même la retransmission des débats, à la télévision ou sur le web (avec possibilité de regarder en différé) n’aura pas permis de galvaniser les parlementaires, ni le public d’ailleurs, à l’exception de la commission « Verwilghen » sur les disparitions d’enfants.
Dans une démocratie consociative, le débat va plutôt se produire à différents niveaux du pilier, avant d’arriver au Parlement. De nos jours, les échanges au sein des associations et groupes de pressions (liés aux piliers ou en-dehors de ceux-ci) ou des partis (traditionnels ou non) sont sans aucun doute plus animés qu’à la Chambre et permettent d’élaborer une position commune à l’organisation concernée. Cela peut déboucher sur la rédaction d’un mémorandum ou d’une note de revendications et ainsi guider la position des partis à l’écoute de ces associations, ou sollicités par celles-ci. En général, quand une thématique arrive à l’agenda du Parlement, c’est qu’elle a déjà fait l’objet de nombreuses discussions en amont, au sein de différents collectifs et, évidemment, au sein des partis eux-mêmes, sans parler du traitement médiatique.
Une expertise au service des parlementaires
Au Parlement, les personnes intervenant dans les débats sont de deux sortes. D’un côté, les parlementaires ont, logiquement, un rôle-clef, à savoir celui de voter les lois. De l’autre côté, les membres du Parlement peuvent faire appel à des personnes réputées pour leur expertise sur le domaine traité. Le règlement de la Chambre (art. 28) permet ainsi aux commissions de prendre l’avis « de personnes ou d’organismes extraparlementaires » en précisant bien que cet avis est purement consultatif et non contraignant, et doit être « de nature à éclairer [les] délibérations ».
En commission, les expert∙es sont auditionné∙es de manière contradictoire. En réalité, l’équilibre des auditions est assuré en amont lors de la sélection de ces personnes. En effet, la liste des personnes auditionnées doit être validée par la commission qui les entendra, c’est-à-dire qu’une majorité des parlementaires y siégeant doivent marquer leur accord, ce qui peut donner lieu à différents marchandages et arbitrages pour satisfaire le plus grand nombre.
Désormais le jeu politique est plus ouvert qu’à l’époque où les trois familles traditionnelles faisaient la pluie et le beau temps sur la politique belge. Le nombre d’expert∙es à consulter a ainsi suivi l’évolution du paysage politique. On ne peut plus se contenter d’auditionner trois académiques issus des universités libres, catholiques et d’État pour couvrir le spectre des sensibilités politiques. En outre, il faut désormais également prendre en compte l’équilibre linguistique, indépendamment des compétences et de l’expertise des personnes sollicitées.
On connaît la polémique qui a entouré la désignation des expert∙es dans le cadre des débats sur la vaccination obligatoire en janvier dernier. À force d’accommoder toutes les sensibilités, il semblerait qu’on soit arrivé à un moment où la crédibilité des débats pourrait être remise en cause du fait de la désignation d’expert·es contesté·es. Notons cependant que la controverse autour de la désignation de Geert Vanden Bossche tient probablement autant à ses opinions sur la vaccination contre le covid-19 qu’au parti, le Vlaams Belang, qui a proposé d’inclure son nom dans la liste.
Toujours est-il que cadrer le débat en veillant à la composition du panel auditionné devrait permettre de garantir la sérénité et la bonne tenue des échanges, mais également leur crédibilité. Si l’on revient à Dahl et à sa définition de l’influence, il s’agit pour les parlementaires de tenter de convaincre leurs collègues, mais aussi (surtout ?) les citoyens et les citoyennes. À une époque où la crise de la démocratie est régulièrement soulignée, il paraît essentiel de convaincre le grand public, tant sur le bien-fondé de la décision qui sera finalement prise par les parlementaires, que sur la pertinence et l’intérêt des travaux parlementaires sur lesquels reposent, en partie, notre démocratie.
Majorité-opposition
Une démocratie consociative ne peut fonctionner qu’avec un nombre limité de segments. L’organisation belge avec trois piliers permettait d’éviter les jeux à somme nulle typiques d’un système bipolaire, tout en ne multipliant pas les acteurs.
À l’heure actuelle, avec la fragmentation du paysage politique et la perte de vitesse des familles politiques traditionnelles, un grand nombre de partis participe au pouvoir. S’il y a 7 partis impliqués dans la coalition fédérale actuelle, on en dénombre pas moins de 12 représentés au Parlement. Bien entendu, tous n’ont pas la même importance ni les mêmes privilèges (pensons à la reconnaissance comme groupe parlementaire et des avantages qui en découlent), si l’on se réfère aux rapports de force en termes de sièges. Cependant, cette situation multiplie le nombre d’interventions, ce qui est évidemment susceptible d’enrichir les débats, mais également de ralentir la prise de décision.
La multiplication des partis politiques augmente l’instabilité de la coalition gouvernementale. L’accord de gouvernement a notamment pour fonction de limiter les incertitudes et interférences potentielles qui pourraient mettre à mal la majorité. La plupart des sujets qui arrivent au Parlement ont déjà été réglés entre partenaires, au moment de la négociation de l’accord gouvernemental ou ponctuellement quand le sujet arrive à l’agenda. Les seuls éléments dissonants sont généralement apportés par l’opposition. Au bout du compte, quelle que soit la qualité du débat, le vote se fait majorité contre opposition, selon le principe de la discipline de groupe. On la retrouve également dans l’exercice du contrôle du gouvernement par le Parlement. En réalité, le rôle principal des parlementaires de la majorité est d’assurer la stabilité du gouvernement. Par conséquent, cela limite drastiquement l’exercice du débat.
Débattre en Belgique fédérale consociative
La structure fédérale développée en Belgique connaît une forte tendance consociative elle aussi. Ce n’est pas surprenant, car fédéralisme et consociationalisme reposent sur des principes similaires : division du pouvoir entre les segments, autonomie de ceux-ci pour les compétences qui leur reviennent, coalition large pour les décisions qui impliquent l’ensemble des segments et droit de veto.
Le seul élément absolument incompatible avec la démocratie consociative est d’ailleurs à la source de tous les blocages et crises politiques de nos jours : la bipolarité Nord-Sud qui donne lieu aux fameux « problèmes communautaires » sur lesquels aucun débat ne semble possible. Bien que la Belgique compte deux types d’entités fédérées, chacune au nombre de trois (sans compter les commissions communautaires bruxelloises), le mécanisme de décision politique au fédéral s’articule autour des deux groupes linguistiques reconnus à la Chambre. En effet, contrairement à d’autres systèmes fédéraux, la validation d’un texte législatif ne requiert pas l’approbation d’une majorité de Régions et/ou de Communautés. Seuls les groupes linguistiques (francophone et néerlandophone) disposent d’un droit de veto. Ainsi, le vote de lois spéciales requiert une majorité dans chaque groupe linguistique ; actionner le mécanisme de sonnette d’alarme également.
Pourtant, le droit de veto typique en démocratie consociative n’est pas un droit de blocage pur et simple. Au contraire, dans un cadre consociatif, après des débats internes au sein des partis et des négociations entre les partis, plusieurs segments finissent par s’associer et par trouver un terrain d’entente, tandis que la bipolarité tournera à l’affrontement.
Cette organisation en deux blocs linguistiques a également pour conséquence de limiter les débats politiques entre le Nord et le Sud du pays. Il n’existe pas de parti national, à l’exception du PTB-PVDA, et les circonscriptions électorales sont strictement réparties de part et d’autre de la frontière linguistique. Même si des débats médiatiques sont parfois organisés pour le « show » en opposant des candidats et candidates des deux rôles linguistiques, il n’y a que peu d’opportunité pour les partis d’un côté de se présenter de l’autre. Les quelques tentatives de récolter des voix dans l’autre Communauté n’ont jamais été couronnées de succès électoral.
Par ailleurs, il n’est pas exceptionnel dans le dispositif fédéral belge que les débats se tenant à un niveau de pouvoir aient un impact sur les discussions et décisions prises à un autre niveau. Des choix de partenaires de négociations ou des discussions sur certains sujets au fédéral peuvent avoir un impact positif (facilitation) ou négatif (pollution) sur des débats impulsés au sein d’entités fédérées, ou inversement. Le fait de lier des négociations relève probablement plus du caractère particratique de la Belgique que d’un quelconque effet du fédéralisme ou même du consociationalisme.
La liberté du débat politique
Les politologues ou les journalistes ont pu croire que la longue crise politique de 2010-2011 constituerait une opportunité pour le Parlement : l’occasion unique pour celui-ci de prendre le pas sur le gouvernement. On s’est répété la même chose lors de la mise en place d’un gouvernement minoritaire, d’abord avec Charles Michel, ensuite avec Sophie Wilmès à sa tête. Finalement, plus que jamais la discipline politique a prévalu et a cadenassé le débat.
Les seuls domaines dans lesquels les parlementaires peuvent être relativement libres de débattre et de voter selon leur conscience correspondent aux « questions éthiques ». Encore qu’il faut mettre un bémol. En effet, le CD&V a expressément demandé que l’enjeu de l’allongement du délai prévu pour l’avortement ne soit pas abordé au Parlement et en a fait « une affaire de gouvernement » à l’été 2020. Dans ce cas, le débat n’est pas cadenassé ; il est purement et simplement empêché.
Un problème particratique ?
Bien qu’un certain nombre de ces constats soient transposables à d’autres pays, la Belgique connaît un cadre particulier pour le débat politique. Ce n’est pas tant l’organisation du Parlement (la Chambre des représentants essentiellement) qui diffère, que la nature même du système politique.
Finalement, on doit se poser la question de qui cadenasse le débat au Parlement ? Est-ce lié à la démocratie consociative ? C’est évidemment probablement le cas, mais ce serait nier le rôle spécifique et prépondérant pris de nos jours par les présidents de partis en Belgique. Pour ne prendre qu’un seul exemple évoqué récemment[2. A. Dive, « Faut-il obliger les présidents de parti à siéger à la Chambre ? », in La Libre Belgique, 11 mars 2022, en ligne.], les présidents de partis de la majorité fédérale polluent aujourd’hui beaucoup le travail politique en se répandant en interviews dans les médias plutôt qu’en intervenant dans les débats à la Chambre, car ils n’y sont pas élus. Cela viendrait conforter la perception d’inutilité relative du Parlement et réduire ainsi les possibilités de débat parlementaire.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 3.0 ; représentation des trois communautés du système fédéral belge, réalisée par Knorck Vascer en octobre 2008.)