Politique
Peut-on sauver la modernité radicale d’Anthony Giddens ?
07.03.2012
On peut poser deux regards sur cette démarche intellectuelle. On peut y voir avant tout l’officialisation d’une « trahison » des valeurs historiques du mouvement ouvrier (en particulier l’étatisme et l’égalitarisme) et la justification d’une idéologie du renoncement ou de l’impuissance. On peut y voir aussi un effort, après le triomphe de l’ultralibéralisme reagano-thatchérien, pour proposer une réponse aux transformations sociales qui, dans les sociétés euro-américaines, rendaient de plus en plus fragiles les mécanismes de solidarité instaurés dans l’immédiat après-guerre. On n’aura pas l’ambition ici de régler cette question qui restera sans doute à jamais indécidable. On va s’intéresser à ce qu’on peut considérer comme le fondement théorique de la troisième voie : la théorie de la modernité radicale, et, en particulier, la description que fait le sociologue de la « condition de l’individu » dans les sociétés de modernité radicale. La synthèse présentée ici ne prétend pas à la fidélité parfaite et elle est truffée d’illustrations personnelles : les textes de Giddens sont touffus et tous les commentateurs s’accordent sur l’idée qu’il doit être interprété autant qu’expliqué. À défaut d’être garantie conforme, on espère que l’interprétation proposée ici donnera au lecteur des éléments pour aller plus loin et se faire son propre avis.
1. Une théorie de la modernité
Sur un court laps de temps entre 1990 et 1991, Giddens produit quatre textes décisifs sur la modernité Les conséquences de la modernité (1990), Reflexive modernization (1991), avec Ulrich Beck et Scott Lasch, Modernity and self identity (1991), La transformation de l’intimité (1991). On est alors en plein débat intellectuel sur la « postmodernité », débat qui sort largement du cadre des chercheurs professionnels pour toucher le « grand » public cultivé. En particulier, en France, Jean-François Lyotard publie La condition postmoderne (1979) et Gilles Lipovetski, L’ère du vide (1983). Aux États-Unis, Scott Lasch publie Sociology of postmodernism (1990). Il y a une infinité de discussions, parfois féroces, autour de cette notion, mais on peut au moins tracer une espèce de schéma directeur : alors que les sociétés pré-modernes avaient établi une sorte de « transcendance du passé » (autour de la religion, qui renvoie sans cesse à la primauté des moments fondateurs) et que les sociétés modernes avaient inversé cette logique en une « transcendance du futur » (par l’émancipation, sinon garantie, du moins toujours possible), la postmodernité serait le moment où plus aucune transcendance ne fait sens. S’il n’y a plus de point de vue qui domine les autres, c’est « la fin des grands récits », le triomphe du relativisme, ou à tout le moins, la fin de la tonalité « optimiste » qui avait caractérisé la modernité. Sans aller plus loin dans cette discussion, qui a produit une bibliothèque entière, il semble légitime de penser que deux sociologues européens, en particulier, vont contribuer à réorganiser les lignes un peu autrement : Ulrich Beck autour de sa Société du risque (Risikogesellschaft, 1986) et Anthony Giddens avec sa notion de « modernité radicale » (High modernity ou late modernity – voir les quatre textes de la note 1). Ce qui fait l’originalité de la position de Giddens, c’est qu’il refuse l’idée même de « postmodernité ». Pour lui, tout le processus de développement de la modernité, depuis les fondateurs que sont Francis Bacon et René Descartes, est un processus de substitution du savoir réflexif au savoir traditionnel. Le savoir réflexif est, par définition, un savoir qui abolit les certitudes. Les « grands récits » centrés sur le futur ne sont pour lui, au fond, pas vraiment modernes. Ils procèdent de ce qu’il appelle une « alliance de la modernité et de la tradition », un ralentissement, en quelque sorte, dans la modernisation de la vie sociale Que l’on peut supposer lié à l’émergence notamment de la question sociale, qui se réglera provisoirement par une forte institutionnalisation (États interventionnistes, puissance syndicale, négociations collectives…)… Au fond, il n’est pas interdit de penser (opinion très personnelle) qu’il y a dans cette vision une réminiscence de Marx : là où ce dernier voyait dans la croissance des forces productives le moteur premier de la modernisation, Giddens met en évidence le développement de la réflexivité. Par rapport à l’idée de « postmodernité », cela représente quasiment une inversion de la perspective : la croissance de l’incertitude n’est pas la négation de la modernité mais son accomplissement, sa déliaison progressive d’avec ce qui restait de tradition dans les sociétés dites « modernes ».
Ce processus ne se développe évidemment pas dans un monde sans structure : Giddens insiste au contraire sur les grandes dimensions structurantes des sociétés modernes, qui sont l’industrialisme, la surveillance, la militarisation et le capitalisme. Mais toutes ces dimensions sont affectées par le mouvement de la réflexivité qui « colore » toute la vie moderne. Ainsi, par exemple, la science elle-même, qui fut « le » savoir de référence pendant tout le XIXe siècle et une grande partie du XXe, est centralement affectée : les controverses deviennent de plus en plus le mode « normal » de relation de la science à la société. Là encore, il s’agit de l’accomplissement de la logique scientifique elle-même qui est de ne produire que des connaissances révisables (en ce sens, Giddens est finalement poppérien Karl Popper est un philosophe autrichien (1902-1994). Dans son livre le plus célèbre, La logique de la découverte scientifique (1934), il insiste sur le fait que la démarche scientifique consiste fondamentalement à essayer de prendre en défaut nos théories scientifiques (principe de falsification), dont la « vérité » est toujours provisoire ). À travers les textes de cette époque, le sociologue s’attache à décrire la « condition humaine » propre à la modernité radicale, dont on ne retiendra ici que les aspects les plus saillants.
Le « désencastrement » des systèmes sociaux
Par « désencastrement », il faut entendre le fait que les systèmes sociaux sont découplés des lieux et des temps « concrets » dans lesquels vivaient les sociétés traditionnelles. La vie moderne est largement médiatisée par des « systèmes abstraits ». L’exemple le plus évident pour nous est bien entendu le monde virtuel d’Internet. Mais bien avant cela (puisque les textes cités ici datent des années 1990 !), on peut penser à l’argent, qui réorganise à la fois l’espace (il nous permet de nous procurer des biens ou services produits à l’autre bout du monde) et le temps (nous ne sommes pas tributaires de la disponibilité immédiate de ce que nous voulons nous procurer). Les « systèmes abstraits » médiatisent complètement notre relation au monde vécu, mais ne se rappellent à nous que lorsqu’ils font défaut (une coupure d’électricité, une conduite de gaz qui explose, ou, plus prosaïquement, une chaudière qui se met en panne). Pour Giddens, ces systèmes abstraits sont à la fois « déqualifiants » et « requalifiants ». D’une part, ils nous amènent à dépendre constamment d’artefacts sur lesquels nous n’avons pas prise : songeons, par exemple, à la proportion d’objets d’usages courants que nous sommes susceptibles de réparer, s’ils tombent en panne (à peu près zéro). Mais en même temps, ils nous requalifient parce qu’ils nous donnent accès à des compétences nouvelles permises par ces mêmes artefacts : il suffit d’imaginer la fluidité et la complexité des communications permises par les nouvelles technologies.
La réorganisation de l’espace et du temps
Cette transformation découle directement de la précédente : le lointain et le proche, que ce soit dans l’espace ou dans le temps, perdent de leur signification. Un journal télévisé, par exemple, produit un effet de « collage » qui enlève toute profondeur spatiale ou temporelle aux événements. Le marqueur de cet effet est l’ex- pression « sans transition » : elle nous permet de mettre sur le même pied, comme par magie, la victoire du club de football local, un accident de car dans un lieu proche, un attentat à Bagdad, un tsunami au Japon. Bagdad ou Fukushima nous deviennent ainsi plus « concrets », plus intégrés à notre « monde vécu » que ce qui arrive à la plupart de nos voisins dont, le plus souvent, nous ne savons rien. Giddens rappelle sous quelle forme, il y a à peine plus d’un siècle, étaient présentées aux États-Unis les informations en provenance d’Europe : « Un bateau est arrivé cette semaine de France. Il nous apprend que… ». Les informations venaient « en paquets » et avec un mois de retard. À l’inverse, on peut rappeler cette anecdote récente : lorsque le pasteur d’une micro-paroisse de Floride menace devant les médias de brûler un exemplaire du Coran, le lendemain, il y a une manifestation et des morts à Kaboul. La Floride est entrée dans le « monde vécu » d’une partie significative des Afghans. Pour Giddens, c’est d’ailleurs cette réorganisation du lointain et du proche qui, plus encore que les interconnexions économiques, permet de comprendre ce que la globalisation change dans nos vies.
La sociologie au cœur de la modernité
La réflexivité croissante projette la sociologie au cœur de la modernité en même temps qu’elle en fait un savoir instable. Le processus visé ici par Giddens est que nos relations sociales sont réorganisées à la lumière des connaissances scientifiques qui s’accumulent sur la société. Son exemple paradigmatique est le mariage : se marier aujourd’hui, dans les sociétés modernes, est un acte profondément différent de ce qu’il était il y a six ou sept décennies, parce que le candidat au mariage dispose de l’accès à un immense savoir non seulement sur le mariage lui-même (combien de temps il dure en moyenne dans sa propre société, comment progresse le taux de divorce…) mais aussi sur la sexualité masculine et féminine, sur les pratiques de procréation et leurs effets démographiques…
Il s’engage dans une relation réflexive dont le projet est lui-même partiellement façonné par tous les savoirs accumulés dans les sciences sociales. Ce qui est dit du mariage peut s’appliquer à toutes les pratiques sociales : il existe aujourd’hui un savoir cumulé considérable sur les manières dont les humains travaillent, communiquent, croient, se nourrissent, se logent, se lient les uns aux autres, et cela dans tous les contextes et toutes les sociétés. Ces connaissances transforment les pratiques elles-mêmes de sorte que les savoirs sont falsifiés aussitôt que produits. La sociologie occupe donc une place spécifique dans le processus de modernisation réflexive : elle alimente la société en informations et ce faisant devient elle-même productrice de transformations.
Le risque comme « manière d’être au monde »
Giddens s’inspire partiellement de la notion de risque reprise à son ami Ulrich Beck, mais, à nouveau, dans une perspective résolument « anti-catastrophiste ». Il insiste, non sur le fait que la vie serait aujourd’hui intrinsèquement plus risquée que dans les sociétés traditionnelles (c’est tout le contraire : un nombre considérable de facteurs létaux ont été réduits ou éradiqués, ce qui explique la croissance de l’espérance de vie) mais sur le fait que notre relation à l’avenir est constamment pesée en termes de risques. On est donc très loin du « destin », du « fatum » des anciens pour qui les choses étaient de toute façon écrites. Le risque est même, dans nos sociétés, institutionnalisé : il est la contrepartie nécessaire de cette notion éminemment moderne d’« opportunité ». Le risque est donc délibérément cultivé, il structure notre projection dans le futur. C’est ce que nous dit de manière explicite le fameux slogan de la loterie nationale : « Tous ceux qui ont gagné ont joué ». Autrement dit, « si vous voulez gagner, jouez ». Mais, ajoute aussitôt, Giddens, il y a des externa- lités : l’interdépendance fait que l’on peut perdre sans avoir joué. Les crises financières à répétition (qui sont largement postérieures, bien sûr, aux textes utilisés ici) sont l’illustration quasi-apocalyptique des effets de l’ « institutionnalisation » du risque comme mode d’appréhension du monde.
Le projet réflexif et auto-référentiel du soi
Dans la foulée de ce qui précède, il apparaît facilement que notre identité personnelle ne peut échapper à la réflexivité. Giddens insiste (après bien d’autres) sur l’idée du « soi » comme « narration » : ce qui donne une identité personnelle stable à l’individu, c’est le travail de construction et de reconstruction du récit de sa propre vie. Pour fonctionner, ce travail nécessite une forme de « sécurité ontologique », un sens de la réalité du monde, en somme, qui s’enracine, dès la petite enfance, dans la construction des routines. Mais dans un monde où précisément, la réflexivité s’étend partout, les routines sont plus fragiles : elles ne peuvent plus s’appuyer sur un contenu moral « transcendant », elles sont « moralement vides ». La construction du soi devient elle-même un processus réflexif, un processus « auto-référentiel » qui ne trouve sa légitimité qu’en luimême. L’absence de référentialité externe, de valeurs « transcendantes » incarnées par des institutions fortes nous laisse devant l’obligation constante de contrôler réflexivement la construction de notre propre « histoire » personnelle. Nous sommes sans cesse amenés à choisir, mais ne pas choisir n’est pas une option : « We have no choice but to choose ». À la lumière de ce qui précède, mais aussi des points précédents, on voit qu’on ne peut pas limiter la portée de cette description à une simple « euphémisation » de la description d’un monde de capitalisme mondialisé. Il est vrai que le sociologue britannique s’intéresse peu aux inégalités et aux différences de conditions sociales. Il cherche plutôt à mettre en évidence ce qu’il y a de commun, d’essentiel en quelque sorte, dans l’expérience de la modernité radicale. Le processus de modernisation réflexive lui apparaît comme un progrès (quoi qu’il soit peu explicite sur ce sujet) dans la mesure où il nous « libère » des contraintes institutionnelles et cognitives de la tradition. Mais cela ne conduit pas à un monde idéal. L’effacement des contraintes traditionnelles laisse la place à une « contrainte de choix » : l’individu est sans cesse amené à prendre des décisions et à en supporter le poids, dans un environnement de risque permanent. La réflexivité a évidé les contextes sociaux denses qui donnaient une assise morale à nos choix pour faire de notre vie elle-même un projet « auto-référentiel ». Giddens va plus loin : le processus de contrôle réflexif peut s’emballer pour devenir obsessionnel (névrotique, dit-il). L’exemple qu’il prend est celui de l’anorexie mentale : elle est, une « pathologie du contrôle » dans laquelle le désir de se contrôler aboutit à l’auto-anéantissement.
2. Politiques d’émancipation et « politiques de la vie »
Les éléments qui décrivent, pour Giddens, la société de modernité « radicale », font système : ils se renvoient mutuellement l’un à l’autre. Mais c’est sur la place du « soi » (donc de l’individu) que le sociologue amorce sa vision de ce que doit être le « futur de la politique radicale ». Dès 1991, donc dix ans avant « la troisième voie » il oppose ce qu’il appelle « emancipatory politics » et « life politics ». La « politique d’émancipation » est ce qui a structuré le champ politique dans la « première » modernité : l’enjeu des conflits politiques était l’émancipation des hommes de la tradition et de la transcendance (les libéraux), de la domination réciproque (les socialistes et les communistes) ou, au contraire, le rejet de la modernité (les conservateurs). Sa description de la modernité, réflexive, auto-référentielle et « désencastrante » explique pourquoi de nouvelles questions, de nature plus « existentielles », intègrent l’agenda politique : les questions de genre et de liberté sexuelle, la bioéthique, le rapport à la nature et à l’environnement, les limites de la technologie, le rap- port au corps (et à l’usage qu’on peut en faire), et même les droits des animaux. Ces questions ne peuvent être aisément formatées dans les seuls termes de l’émancipation. Elles ont plutôt trait aux dilemmes existentiels auxquels la tradition donnait des réponses simples et dont la modernité réflexive laisse le poids à l’individu : « L’émergence des politiques de la vie .…. résulte de la centralité du projet réflexif du soi dans la modernité radicale, couplée à la nature contradictoire de l’extension des systèmes auto-référentiels de la modernité. La capacité à adopter des modes de vie librement choisis, un bénéfice fondamental généré par l’ordre “post-traditionnel” est en tension, non seulement avec des barrières à l’émancipation, mais avec tout une gamme de dilemmes moraux » Modernity and Self Identity, p. 231. (Voir bibliographie)…
Certes, Giddens insiste sur le fait que les politiques d’émancipation n’ont pas épuisé leur rôle et qu’il faut croiser les préoccupations émancipatrices avec les questions existentielles. Dans le même ouvrage il écrit d’ailleurs « life chances condition life style choices » : les positions sociales déterminent les choix de mode de vie. Mais il ajoute aussitôt que « les choix de mode de vie sont activement utilisés pour renforcer la distribution des positions sociales ». Le message est clair : nous ne sommes pas égaux, mais nous sommes suffisamment libérés de la tradition pour que nos choix influencent de manière décisive notre condition sociale. L’inégalité sociale n’est jamais absente des travaux de Giddens, mais elle est ramenée aux « marges » du raisonnement, qui est centré sur la transformation des structures de la modernité et sur ce que cela implique en termes de « monde vécu ». On peut donc lui reprocher d’avoir fait des classes moyennes occidentales le paradigme générique de « l’individu » dans la modernité radicale. Pour autant, on peut nier que les dilemmes existentiels induits par la modernité radicale se répandent aujourd’hui dans toute la population, non seulement d’Europe et des États-Unis, mais, via la globalisation, d’une grande partie du monde. On peut donner raison au sociologue anglais sur le fait que cette modernité émancipe et fragilise à la fois. Ce qu’il occulte, c’est qu’elle émancipe et fragilise de manière radicalement différente selon les positions sociales, ce qui l’amène à surévaluer l’aspect optimiste de cette évolution.
3. Peut-on faire un usage critique de la « modernité radicale » ?
On peut attaquer cette vision, et on ne s’en est pas privé, sur le fait qu’elle « entérine » l’individualisation croissante de la société et qu’elle fait peser sur l’individu la responsabilité principale de son destin : la « modernité réflexive » accomplirait ainsi le miracle de la « transmutation » de la social-démocratie en une forme de libéralisme social, aveugle aux déterminismes sociologiques et aux inégalités. La critique est nécessaire mais elle manque une partie essentielle de l’analyse. On peut en effet rééquilibrer la démonstration de Giddens en montrant comment la déconstruction des points d’appuis normatifs asservit davantage qu’elle libère. On peut alors détourner sa théorie des intentions de l’auteur pour en faire un instrument de critique en soi : l’anorexie, « pathologie du contrôle réflexif » devient sa vérité première. On rejoint alors « l’autre » critique du capitalisme, celle de l’École de Francfort, d’André Gorz, d’Ivan Illich, qui, au-delà de la domination et de l’inégalité, pointe le caractère compulsif de l’ordre moderne, incarné dans « l’accumulation pour l’accumulation ». Il y a dix ans, l’auteur de ces lignes a tenté de montrer dans un petit ouvrage Marc Jacquemain, La Raison névrotique, Labor, 2002. Disponible sur le net : .http:// hdl.handle.net->http://hdl.handle.net. que l’on pouvait lire la modernité radicale de Giddens comme le moment où le processus « prométhéen » de développement de la raison « s’emballe » pour se débarrasser de tout ce qui est extérieur à lui-même. C’est l’autoréférentialité des systèmes sociaux et du « soi » lui-même décrite plus haut : en l’absence de point de références normatif issus de la tradition, le jugement devient incertain, et la tentation est forte de le remplacer par le calcul. Si on lit la modernité radicale de cette façon, elle ne fait que prolonger ce que disait Max Weber il y a un siècle sur le caractère inéluctablement compulsif du capitalisme : l’accumulation pour l’accumulation n’est qu’une forme spécifique de l’obsession du contrôle réflexif, de la calculabilité et de « l’optimisation ». Comme le disait remarquablement André Gorz, « la mesure quantitative comme substitut du jugement de valeur rationnel confère la sécurité morale et le confort intellectuel suprême : le Bien devient mesurable et calculable » Dans Métamorphose du travail, quête du sens, Paris, Éditions Galilée, 1998. Ce côté « névrotique » de la modernité radicale, qui en constitue chez Giddens la possible dérive pathologique, peut être replacé au coeur de sa dynamique : le côté absurde de « l’accumulation pour l’accumulation », c’est la forme économique du « contrôle réflexif » sans butoir. Si on accepte cette lecture, très certainement à rebours des intentions de l’auteur, alors la « modernité radicale » change de valence : de solution, elle devient problème. Mais lire la société contemporaine à partir de la catégorie de « modernité » plutôt que de la catégorie de « capitalisme », permet de mettre le doigt sur une difficulté majeure de la critique historique du capitalisme, celle du mouvement socialiste et communiste : elle partage avec son adversaire la prémisse essentielle qui est l’intuition prométhéenne. Cette idée n’est pas développée chez Giddens, mais elle découle assez naturellement de sa description.
On peut donc, selon la formule consacrée, « utiliser Giddens contre Giddens » : non pour tenter d’adapter le débat politique aux conditions de la « modernité radicale » mais pour montrer comment celle-ci façonne au plus profond nos manières d’être au monde et sert de socle au succès du capitalisme. On peut certes tenter de « réduire les dégâts » du capitalisme contemporain autant que possible, et ce projet, qui est commun au libéralisme social, à la social-démocratie et à l’écologie « mainstream », n’est certainement pas à mépriser. Mais si l’on garde pour horizon la possibilité de « sortir du système », alors il faudra très probablement aller plus loin et revenir sur la difficulté du projet prométhéen de la modernité : l’idée, centrale pour définir la « condition moderne », qu’il n’y a pas de barrière que l’inventivité humaine ne puisse franchir et que le monde entier est « à conquérir » est aussi le cœur de la vision capitaliste du monde. L’auto-référentialité (le fait que ni l’individu, ni les systèmes sociaux ne puissent plus trouver de justifications en dehors d’eux-mêmes) est ce qui affranchit le « juggernaut » capitaliste de toute contrainte. Si l’on garde l’ambition d’aller vers « d’autres mondes », il faudra très probablement suivre les philosophes, économistes et sociologues, de plus en plus nombreux, qui remettent au centre de leurs analyses la confrontation de l’homme moderne à la « finitude », non seulement finitude du monde mais finitude « existentielle » telle que la définit par exemple Christian Arnsperger. Ce n’est pas le projet de Giddens, mais la description qu’il fait de la modernité radicale peut s’avérer précieuse pour mener ce travail. La sociologie de Giddens nous offre des outils que nous pouvons utiliser dans une autre perspective que la sienne.