Politique
Pays émergents : quelles leçons pour l’Europe ?
16.02.2009
Les pays émergents, dont le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, augurent d’un monde de plus en plus multipolaire. Leur intégration dans la mondialisation en fait des acteurs de plus en plus incontournables, quitte à faire basculer le centre de gravité de l’économie mondiale, en leur faveur.
Le phénomène des pays émergents doit avant tout être appréhendé dans le contexte de la dynamique de la mondialisation. Insufflée par les pays occidentaux dans les années 1980, sous l’impulsion de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, elle visait principalement à satisfaire les appétits des entreprises européennes et américaines, au moyen d’une libéralisation et dérégulation planétaire des marchés. La Commission européenne a d’emblée joué un rôle clé dans ce processus. Sous prétexte que la mondialisation génère richesses et bien-être au bénéfice de tous, elle s’est ainsi fait le chantre de la libéralisation tant au sein de l’Union européenne que sur la scène internationale. Cette approche idéologique, qui reste de mise dans le contexte de crise économique actuel (l’interventionnisme étatique des derniers mois se veut clairement «ciblé», «temporaire» et «intervenant au bon moment» La logique des «3 T» («timely, targeted, temporary» en anglais) constitue ainsi la trame de fond de l’action européenne, telle qu’entérinée par le Conseil européen des 11 et 12 décembre 2008 ) a contribué à l’essor des économies émergentes. Offrant par ce biais de nouveaux marchés à conquérir, elle est du pain bénit pour les entreprises des pays riches; le fait que les droits sociaux y étaient des plus rudimentaires, voire inexistants, par rapport à notre étalon occidental, leur permettant également de gonfler leur marge bénéficiaire. De même, les lois environnementales et sanitaires largement lacunaires de ces pays font le jeu des entreprises, puisqu’elles leur permettent à bon compte de délocaliser une partie de leur production la plus polluante. L’industrie européenne du cuir, qui représente environ 25% de la production mondiale, constitue à cet égard un exemple emblématique. La partie la plus polluante de cette activité, – la tannerie – s’effectue pour l’essentiel dans les pays en voie de développement, où la directive européenne sur les produits chimiques (Reach) ne s’applique pas, où il n’existe pas de traitement des effluents, qui sont directement déversés dans les rivières. En se retranchant derrière les arguments du libre-échange et des bienfaits de la mondialisation, les pays occidentalisés, et les multinationales qui y opèrent, se rendent ainsi indirectement complices d’une exploitation de la main-d’œuvre locale et de l’empoisonnement systématique de dizaines de milliers de personnes.
Modèles sociaux de l’Europe en péril
La concurrence étrangère des pays émergents, et principalement des géants asiatiques, soulève par contre de multiples inquiétudes dans le corps social : risques de délocalisation des entreprises européennes, dégradation des conditions de travail, dumping social… Mais dans un contexte économique européen marqué du sceau du consensus de Washington Le consensus de Washington, selon lequel le développement des pays suppose plus de libéralisation du commerce, de privatisation et de dérégulation, est ensuite devenu un modèle économique «clé sur porte» pour l’ensemble du monde en développement , ces menaces sont assimilables, aux yeux des institutions communautaires, à des «imperfections des marchés». Toute remise en question du credo libéral étant dès lors d’office écartée. L’Union a toutefois lancé en 2007 le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation (Fem), qui vise à apporter une aide aux travailleurs qui perdent leur emploi (Peugeot, Renault) suite à des modifications de la structure du commerce mondial. En clair, il s’agit d’un moyen commode de se dédouaner à bas pris des méfaits de la mondialisation sur les droits sociaux des travailleurs, sans changer de cap. Par ce biais, l’UE entend bien maintenir la pression sur les travailleurs dans la poursuite de la stratégie de Lisbonne, et plus particulièrement dans la mise en œuvre des «réformes structurelles» du marché du travail, axées sur une demande accrue de flexibilité. De fait, face aux menaces réelles ou supposées de la délocalisation, les travailleurs des pays industrialisés sont contraints à la docilité : soit ils acceptent d’être plus flexibles, soit ils se résignent à voir leur emploi disparaître. In fine, il en revient ainsi aux systèmes sociaux des États membres de l’Union de s’ajuster aux exigences d’une compétition globale plus acharnée, tandis que les travailleurs deviennent des variables d’ajustement à la mondialisation. Stratégie de Lisbonne : un miroir aux alouettes La stratégie de Lisbonne, qui vise à faire de l’UE «l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde», constitue le cœur du dispositif de l’UE pour faire face à la rude concurrence des pays émergents. Dans son volet externe, celle-ci mise sur l’ouverture accrue des marchés internationaux selon la logique suivante : même si les marchés occidentaux sont inondés de produits à bas prix, provenant en particulier de Chine, les pays de l’UE espèrent en contrepartie exporter leurs produits et services de haute technologie. Plus généralement, l’idée sous-jacente à la stratégie de Lisbonne est que l’Europe peut à la fois être plus compétitive que la Chine et l’Inde et résoudre le problème du chômage par la solution miracle de ses exportations «high tech», au moyen d’une stratégie européenne axée sur la formation, la promotion de la recherche et du développement, combiné avec plus de «flexibilité» des conditions de travail. Au vu de l’importance croissante du déficit commercial de l’UE envers la Chine et de l’intensification de cette tendance pour l’Europe, cette stratégie est pour le moins peu probante. Pire, elle est décalée, tant elle se méprend sur la logique économique de développement de ces pays et du processus de mutation de la division internationale du travail.
Échanges internationaux en mutation
Selon la théorie traditionnelle du commerce international, un pays se spécialise dans les produits pour lesquels il dispose d’un «avantage comparatif», imputable aux ressources naturelles, au facteur travail, capital, technologique… Ce concept de division internationale du travail, a pris différentes formes au cours du temps. Ainsi, depuis l’expansion du colonialisme européen du XIXe siècle jusqu’aux années 1970, le commerce entre pays industrialisés et les pays libérés de l’emprise coloniale consistait principalement en échange de biens manufacturés contre des matières premières et des produits agricoles. Ensuite, pour sortir du piège d’une spécialisation héritée pour la plupart de l’époque coloniale, ces pays ont eu à cœur de diversifier leurs productions. Les pays riches se spécialisant principalement dans les produits intensifs en capital et en main-d’oeuvre qualifiée (tels les produits chimiques, l’aéronautique…), tandis que les pays en voie de développement se spécialisaient dans les industries intensives en main-d’œuvre (non qualifiée) et à faible contenu technologique (vêtements, produits du cuir, jouets…). À présent, ce schéma de division internationale du travail, a également vécu. À côté des secteurs traditionnels, comme le textile par exemple, les pays émergents exportent désormais dans tous les domaines. La Chine par exemple occupe une position dominante dans de nombreux secteurs, comme les vêtements, les équipements télécoms, l’informatique, les composants électroniques, les jouets, les chaussures, les appareils électroménagers, ou les téléviseurs couleur. De même, les investissements indiens en Europe comme dans le reste du monde concernent les hautes technologies, l’énergie et la santé. De façon générale, les pays émergents ont ainsi conquis d’importantes parts de marché dans les pays industrialisés, particulièrement dans les produits à haute technologie. La spécialisation se fait désormais au niveau des variétés des produits et non pas à celui de secteurs. Autrement dit, le commerce international sélectionne, au sein des firmes, les plus productives et parmi les produits qu’elle offre, les plus performants. Au vu de la modification de la pression concurrentielle en provenance du «Sud», les pays industrialisés n’ont d’autre alternative que de miser sur les produits de haute gamme. Cette stratégie de différenciation s’avère toutefois très coûteuse. Elle nécessite du travail qualifié, une nouvelle organisation des tâches, de lourds investissements en marques et en image… C’est donc au prix d’une recherche permanente de la qualité, qui implique des efforts constants dans la recherche et l’innovation, et l’adaptation continue de la main-d’œuvre à ces nouvelles exigences, que les pays d’ancienne industrialisation pourront conserver des parts de marché face à la concurrence des émergents A. Benassy-Quéré et L. Fontagné, «Comment faire face à la concurrence chinoise», La Tribune, 23 mai 2007. Or l’UE a beau clamer que les États membres doivent augmenter leur investissement dans la Recherche & Développement à hauteur de 3% du PIB, force est de constater que les montants alloués à la recherche stagnent, pour l’ensemble des pays de l’UE, à une moyenne de 1,85%. À titre comparatif, la Chine dispose, depuis 2000, du plus grand nombre de chercheurs, derrière les États-Unis, mais devant le Japon.
Développement et spécificité culturelle
Assurée de sa supériorité matérielle, technique et scientifique jusqu’à la fin du XXe siècle, l’Europe a pris l’habitude d’imposer sa vision du monde comme le modèle d’une société « avancée » qui devait être adopté par les autres. Elle a ainsi tendance à sous-estimer qu’au-delà des similitudes, l’insertion des pays émergents dans le processus de mondialisation, et l’adoption de notre mode capitaliste d’économie de marché, s’est fait selon des paramètres culturels et civilisationnels différents des valeurs occidentales. L’Inde, dont le dynamisme de la croissance repose sur une main-d’œuvre abondante, qualifiée et peu coûteuse, constitue à cet égard un cas d’école. Qualifiée de «plus grande démocratie du monde», l’Inde jouit d’une stabilité politique et sociale d’autant plus remarquable que les inégalités, forgées dans un système de castes, se maintiennent durablement. Ce système où le décollage économique s’accommode de profondes disparités sociales, acceptées par la population, contraste avec nos sociétés occidentales, marquées depuis plus d’un demi-siècle, par le déploiement de l’État providence. Il bat en brèche le modèle occidental selon lequel le développement économique et social va systématiquement de pair. Dans le cas de la Chine, si les tensions sociales sont nettement plus palpables, le fait qu’elle ait déjà accompli sur plus d’un quart de siècle une transformation aussi profonde de son économie dans la continuité du pouvoir politique du parti communiste bouleverse la vision des Occidentaux, selon laquelle l’adoption des institutions politiques juridiques occidentales est préalable à toute réforme économique d’envergure. Si les voies d’industrialisation choisies par ces pays ne peuvent aucunement servir de modèle à suivre, notamment au regard de la gravité de la crise écologique planétaire, elles devraient toutefois davantage nous interpeller. L’émergence des pays asiatiques confirme que d’autres voies de décollage économique existent en dehors du fameux consensus de Washington. De même, ils démontrent que dans un contexte mondialisé de libre échange, la concurrence avec les pays développés sera d’autant plus ardue et déstabilisante pour les pays occidentaux que ces pays fonctionnent selon des paramètres socio-culturels étrangers aux nôtres : leurs effets étant précisément de maintenir les inégalités sociales et de la sorte, de préserver durablement leur avantage compétitif. En mésestimant les fondements culturels qui sous-tendent la diversité des formes de capitalisme, l’UE s’engouffre dans une voie sans issue. Pire, en s’obstinant à décliner religieusement le consensus de Washington dans l’ensemble des politiques de l’UE, c’est l’ensemble des systèmes sociaux qu’elle met en sursis.
Mondialisation : l’arroseur arrosé
Même si dans l’ensemble, le phénomène des multinationales reste encore largement une affaire de pays riches, les multinationales du Sud sont parties, dès les années 1990, à l’assaut du Nord, en tirant avantage de la dynamique de la mondialisation. En particulier, les firmes chinoises et indiennes se sont progressivement implantées dans pratiquement tous les pays européens. De même, le rachat d’entreprises étrangères par les multinationales du Sud, par le biais de grandes opérations de fusion-acquisition, est de plus en plus fréquent. Ces multinationales ne se cantonnent pas au secteur de l’énergie et des matières premières (le russe Gazprom, le chinois PetroChina…). Elles investissent également l’industrie (le rachat de Arcelor par Lakshmi Mittal dans le domaine de la sidérurgie), la filière automobile (l’entreprise indienne Tata Motors a racheté les marques automobiles Jaguar et Land Rover et s’apprête à lancer la voiture la moins chère du monde, la Nano), le secteur pharmaceutique (le rachat du département générique de Bayer en 2000 et de celui d’Adventis en 2004 par la firme indienne Ranbaxy) ou les services (l’entreprise chinoise Lenovo a racheté la division PC d’IBM en 2005…). Du reste, la mondialisation financière a conduit à la multiplication des «fonds souverains» fonds de placements financiers (actions, obligations…) détenus par un État , qui font des Etats émergents de nouveaux acteurs de la finance internationale… Face à l’affirmation de ces géants mondiaux, l’inquiétude grandit. Car la dynamique de mondialisation, initiée sous l’impulsion des puissances industrialisées occidentales, leur bénéficie à présent de plus en plus. Les préoccupations sont multiples. Le rachat d’entreprises étrangères par les multinationales du Sud inquiète, car les centres de décision de l’entreprise ont tendance à se regrouper dans le pays d’origine de l’entreprise acquéreuse, le plus souvent aux dépens de l’entreprise achetée. Sur le plan de la libéralisation financière, les pays de l’Union redoutent que les pays émergents utilisent les fonds souverains comme arme de politique étrangère. Plus précisément, la perspective de voir leurs entreprises stratégiques (défense, énergie, etc.) passer sous le contrôle indirect de l’État chinois ou russe par exemple (puisqu’il s’agit de sociétés d’investissement contrôlées par les États) les effrait. Dans un autre registre, l’implantation offensive des pays émergents sur le continent africain – en premier lieu la Chine –, bouscule l’«ordre ancien» en offrant une alternative à des gouvernements dictatoriaux agacés par les exigences européennes, qu’elles soient de l’ordre éthique, économique, social ou liées au principe de bonne gouvernance… Ces exemples parlent d’eux-mêmes. Il y a dans la montée des pays émergents tous les ingrédients d’un bouleversement géopolitique. Pour répondre aux défis qu’ils posent, l’Union doit au préalable faire sa propre «révolution culturelle» : elle doit en premier lieu rompre avec le dogme du «tout au marché» (et ne pas de prêter à une opération de réformes d’ordre cosmétique comme elle le fait actuellement). D’abord, parce que cette approche idéologique génère un modèle économique intrinsèquement non soutenable pour l’avenir de l’humanité. Mais aussi, parce qu’elle est simplement déphasée face à la logique économique des pays émergents. En effet, tandis que la politique industrielle de l’Union consiste essentiellement à plaider pour l’achèvement du marché intérieur, au moyen d’un désengagement accru de l’État dans la sphère économique (comme l’attestent par exemple la politique de réduction des aides d’État ou la vague de libéralisation en Europe, qui a touché l’ensemble des services publics), la Chine par exemple suit la voie opposée. L’État constitue une pièce maîtresse dudit «miracle économique chinois» : il joue un rôle actif en tant qu’investisseur et acteur financier, ou encore par le transfert de technologies et d’innovations développées dans le giron public. Il cherche à bâtir des «champions nationaux» La notion de «champions nationaux» renvoie à l’idée de «patriotisme économique» : la «nationalité» du capital détenu par les dirigeants d’entreprise ainsi que le lieu d’implantation du siège social représentant dans ce cas un enjeu politique de premier ordre , à l’inverse de l’UE qui les bannit, par le primat qu’elle accorde à la politique de concurrence. De façon plus générale, le principe de «patriotisme économique», combattu âprement par l’UE, est au cœur de la stratégie chinoise. Il répond au désir des autorités chinoises de rattraper un retard consécutif à la longue période de repli. En imposant à son peuple l’adoption d’un mode économique occidental, qui fait fi des structures sociales traditionnelles qui s’étaient maintenues pendant deux millénaires, la Chine entend régler ses comptes avec son passé, effacer l’humiliation nationale imposée jadis par les guerres de l’opium, qui ont conduit à l’ouverture forcée de l’Empire du Milieu aux appétits des puissances occidentales. Pour elle, la mondialisation représente une occasion historique pour occuper la place de grande puissance qui lui revient, et de ravir dès que possible aux Etats-Unis leur position de leader économique C. Coulomb, Chine. Le nouveau centre du monde ?, Editions de l’Aube, 2007…
Changer de cap
Après des années de croisade pour imposer le modèle néolibéral à l’échelle planétaire, l’UE en ressent petit à petit ses effets pervers. Mais il n’y a pas de fatalité. De tout temps, et en fonction de leur niveau de développement, les pays ont protégé un éventail plus ou moins vaste de leurs industries à la concurrence étrangère, que ce soit pour des raisons d’ordre économique (l’argument de l’industrie naissante, principalement invoqué par les pays en voie de développement), social et environnemental (risque de délocalisation des entreprises, dumping social et environnemental) ou encore de santé publique ou de souveraineté alimentaire. Dans un contexte mondial de concurrence exacerbée, et de prise de conscience des dangers inhérents aux dérèglements climatiques, ces préoccupations ont davantage de pertinence. Cependant, toute mesure visant à réinstaurer une hiérarchie des normes, à savoir la primauté des considérations sociale, environnementale ou de santé publique sur le commerce est d’office décriée comme «mesure protectionniste», et de ce fait, automatiquement bannie. Le débat sur l’instauration d’une taxe CO2 aux frontières, pour restaurer les conditions d’une «concurrence libre et non faussée» face aux pays émergents n’ayant pas d’obligations à l’égard du Protocole de Kyoto constitue, à ce titre, un exemple éloquent. À force de prêcher les vertus de l’idéologie libérale, l’UE en finit pour le moins à jeter le bébé avec l’eau du bain. Elle en oublie que les considérations commerciales doivent servir les intérêts citoyens, et non l’inverse… La crise écologique actuelle, dont la crise financière n’est qu’un symptôme, confirme que le consensus de Washington a vécu. Un vaste chantier attend la construction européenne : la refonte de son modèle économique.