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Passer l’arme à gauche ?

A la surprise générale, y compris celle des associations requérantes – la Ligue des droits de l’Homme et la CNAPD (Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie), le Conseil d’État a décidé, ce 29 octobre, de suspendre l’octroi de cinq licences d’exportation d’armes vers la Libye, accordées par le ministre président wallon Rudy Demotte à la Fabrique nationale de Herstal. L’arrêt se fonde sur arguments de forme : les licences ont été octroyées par le ministre président le 8 juin, soit le lendemain des élections régionales, dans une période qui, certes, ne correspond pas encore à la définition juridique des affaires courantes – celles-ci ne commencent qu’après démission du gouvernement, soit, en l’occurrence le 23 juin. Toutefois, comme le rappelle l’arrêt du Conseil d’État, «aucun contrôle parlementaire ne pouvait s’exercer sur l’activité .du gouvernement. pendant la période où le parlement n’était pas en mesure de se réunir» et donc «ce gouvernement, à l’instar d’un gouvernement démissionnaire, peut uniquement expédier les affaires courantes», ajoutant finalement que «par la difficulté qu’a connue leur élaboration et par leur impact politique notoire souligné à l’audience, les actes attaqués ne relèvent pas de la routine ou de la gestion journalière de la Région». On ne reviendra pas ici sur «la difficulté qu’a connue leur élaboration» : ses vicissitudes et ses conflits d’intérêt en sont en effet remarquablement retracées dans un article d’Hugues Dorzée (Le Soir du 9 octobre), résultat d’un minutieux et trop rare travail d’investigation, qui parvient à jeter quelque lumière dans ce dédale obscur. Tellement obscur, d’ailleurs, que – c’est relativement peu connu – les deux associations requérantes ne connaissaient pas précisément le contenu des actes qu’elles ont attaqués devant le Conseil d’État, le gouvernement wallon refusant de les rendre publics ! Si à ce stade, le Conseil d’État suspend la décision pour des motifs de forme, son arrêt revêt cependant un double intérêt supplémentaire. D’une part, il reconnaît l’intérêt à agir des deux associations requérantes – dont on notera au passage que les syndicats sont représentés au sein du conseil d’administration de l’une des deux, la CNAPD. D’autre part, il contient indubitablement des éléments de fond exprimés avec une ironie morbide, voire assassine, plutôt inhabituelle pour la plus haute juridiction administrative du pays On trouvera l’intégralité de l’arrêt sur le site du Conseil d’État : http://www.raadvst-consetat.be/arr.php?nr=197522.. : «Considérant que la circonstance qu’une partie des armes qui restent à livrer sont des armes d’apparat destinées non à tirer, mais à être exhibées au cours de cérémonies, n’empêche pas qu’elles puissent aussi être utilisées dans leur fonction première ; que pour le destinataire d’un projectile, il importe peu qu’il ait été tiré avec une arme de luxe ou une arme standard ; que le fait qu’une autre partie de ces armes soit qualifiées tantôt de «non létales», tantôt de «à létalité réduite» n’empêche pas qu’elles soient des engins utilisables pour une répression; que dans le chef des personnes contre lesquelles ces armes pourraient être utilisées en violation de leurs droits fondamentaux, ce préjudice est, de par leur seule nature d’armes, d’une gravité extrême; que s’il est vrai que ces armes pourraient aussi servir à la protection de convois qui acheminent de l’aide humanitaire vers la région du Darfour, aucune certitude n’existe quant à l’emploi que son destinataire en fera effectivement; que la possibilité qu’elles servent à commettre des violations de droits fondamentaux existe au moins à l’état de risque; que ce risque suffit à justifier la suspension de l’exécution des actes attaqués.» On le voit, les termes de l’arrêt ne se limitent pas à l’invocation des affaires courantes et peut laisser présager que les licences octroyées par le ministre président Demotte le 12 novembre pour remplacer les licences annulées pourraient connaître le même sort, en cas de nouveau recours Ces nouvelles licences ne portent plus que sur deux des cinq livraisons contestées ; au moment de l’arrêt du Conseil d’État, trois des cinq livraisons – dont la licence d’exportation a été suspendue – avaient déjà été effectuées.

Solidarité intergouvernementale

Au-delà de ses vicissitudes judiciaires, l’affaire a immédiatement pris un tour politique. La pièce s’est plutôt jouée en coulisses, ses acteurs rechignant à intervenir trop ouvertement sur un «dossier pourri» condensant – et surdramatisant – l’antique dilemme entre éthique et emplois. C’est d’ailleurs cette antienne – crûment énoncée par Robert Collignon «Entre 1500 emplois et l’éthique, je choisis l’emploi» (Le Matin, 17 avril 1998) – qu’a ressortie Rudy Demotte au moment de justifier le nouvel octroi de licences. Peu importe, semble-t-il, que ce dilemme ait été gravement exagéré, et que le nombre de 400 emplois cités par les syndicats ne résiste pas à une analyse, même superficielle, des chiffres. On se demande en effet comment le futur contrat avec la Libye, actuellement en cours de négociation, pourrait pèserait en même temps moins d’un dixième du chiffre d’affaires et près du tiers des emplois de la FN Herstal. A l’heure d’écrire ses lignes (15 novembre), aucun mandataire politique n’a encore pris le risque de les contester. Pas plus que les partenaires gouvernementaux Ecolo et CDH n’ont décidé que ce dossier soit suffisamment important pour justifier de briser la solidarité gouvernementale, se retranchant chacun derrière la compétence exclusive du ministre président dans l’octroi des licences. Reste que cette compétence semble brûler les doigts de ceux qui l’exercent et finira par faire figure de véritable «patate chaude» politique, refilée du Fédéral aux Régions – une demande wallonne visant à s’affranchir des velléités pacifistes flamandes jugées trop zélées – puis, en Région wallonne, de la ministre en charge des relations internationales vers la ministre-présidence.

Un insupportable chantage

Alors, pétard mouillé, cette livraison d’armes ? Simple saga pour juristes, permettant de préciser jurisprudentiellement le périmètre de la notion d’affaires courantes ? Inutile sursaut droit-de-l’hommiste inaudible en ces temps de crise ? On ose espérer que non et que, derrière les courbes rentrantes politiques, se profile une véritable amélioration réglementaire partiellement promise dans la Déclaration de politique régionale. Outre un – assez ironique, désormais – engagement à «soutenir activement les processus internationaux contre la prolifération des armes légères initiés en Afrique», celle-ci évoque en effet la nécessité de revoir la composition et le fonctionnement de la Commission d’avis chargée de se prononcer sur l’opportunité de l’octroi des licences D’après l’article cité d’Hugues Dorzée, seule la voix prépondérante du président de ladite commission, Philippe Suinen, étiqueté PS, avait permis de faire pencher l’avis de la Commission du côté de l’octroi , et s’engage surtout à «exiger de la part des entreprises le respect strict des procédures avant tout engagement définitif». Ceci relève moins du simple bon sens qu’on ne pourrait l’imaginer. La FN avait en effet déjà, non seulement signé le contrat avec la Libye – incluant des astreintes d’un montant inconnu en cas de défaillance –, mais même entamé la production des armes concernées, avant même l’octroi des licences, plaçant ainsi les autorités de la Région – qui sont aussi, rappelons-le son unique actionnaire – devant un insupportable chantage. Par-delà, les désaccords fondamentaux qui opposent les protagonistes de cette saga, chacun reconnaît que ce n’est en ni à quelques ONG ni au Conseil d’État de se prononcer sur la légitimité de l’octroi de licence d’exportations d’armes ou sur le caractère plus ou moins savoureux du pays de destination de celles-ci. Les interventions nouvelles de ces acteurs n’ont été rendues possibles – et nécessaires – que par l’enchevêtrement obscur et incestueux des acteurs publics et privés de cette affaire. Si, au-delà de son épilogue ponctuel, elle devait déboucher sur une clarification et une publicité des procédures et critères de décision, permettant de mettre un terme à la politique du fait accompli et du pied dans la porte, elle n’aurait pas été tout à fait inutile. Mais pour le destinataire libyen d’un projectile, il importera sans doute peu de le savoir…