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Opinion. Le débat piégé de la laïcité, ou défendre les vertus de l’abstention de « signes » à l’école

Ismael Paramo Unsplash
Ismael Paramo Unsplash

Face aux déclarations récentes de la ministre Valérie Glatigny et face à la propagande raciste qui continue d’être orchestrée à l’encontre des musulmans et musulmanes de Belgique, Jean Leclercq, professeur de philosophie (UCL), souhaite défendre une position laïque.

Est-il vraiment opportun d’orienter chaque question sur le port des signes, singulièrement religieux, dans l’espace scolaire, vers la seule confession musulmane et de la réduire à un problème d’exclusion et de discrimination ?

Y aurait-il une obsession conduisant à une focalisation sur une seule détermination religieuse, au point d’occulter tous les autres médiums des multiples manifestations d’une identité religieuse ? Ne serait-il pas risqué d’assimiler voire réduire une croyance, dans sa temporalité longue, à une seule de ses manifestations, au point de laisser penser que seul ce qui se montre pose question, notamment en matière de valeurs éducatives ? En somme, pourquoi seulement le voile musulman, et pas toutes les autres modalités de l’orthopraxie et de l’orthodoxie religieuses ?

Premier point : arrêter de se focaliser sur l’Islam

Dans ce carré interrogatif, je voudrais sonder les effets de cette tendance à la focalisation sur un seul phénomène, d’autant que c’est encore et toujours le corps des femmes qui est utilisé, au point de devenir le lieu d’un redoutable rapport de force et de domination, capable de se montrer par l’invention objective d’un dispositif normatif inégalitaire, qui procède par disparité et infériorisation. Dit autrement, je voudrais dépasser ces dispositifs dont certains relèvent de tentatives de réduction et d’essentialisation des femmes, surtout quand ils sont des paravents – et pour certains des épouvantails agités – empêchant de porter la question dans son véritable lieu de résolution : l’école. Et singulièrement l’école – comme institution publique dont la fréquentation est obligatoire – et ses missions, puis corollairement l’école dans son rapport à la religiosité dont le signe n’est qu’un épiphénomène.

Dès lors, si c’est bien la nature intrinsèque de l’action scolaire qu’il faut prendre en compte, alors il est légitime de poser une question déterminante : tant pour le maître que pour l’élève, convient-il, ou pas, de s’identifier ou de se laisser identifier par la forme religieuse de son existence ?

Ce faisant, on aura d’abord désamorcé une difficulté évoquée plus haut : le traitement spécifique et surdéterminé du corps des femmes par les monothéismes, cesse d’être la question centrale, manipulée de part et d’autres, et un refuge bien pratique pour ceux et celles qui entendent se décharger sur elles des véritables questions en matière de politique scolaire et éducative. Désaxer la question rendra ainsi à chacun et chacune la possibilité d’une autonomie propre, distincte de l’hétéronomie intrinsèque aux monothéismes.

Penser l’espace de l’école comme extra-ordinaire

Ensuite, on pourra se concentrer sur la juste problématique : celle de cet espace particulier, dont la fréquentation est rendue légalement et politiquement obligatoire. Mais un espace qui est aussi celui d’une école qui ne doit pas se confondre avec l’espace public global. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il trouve sa raison d’être au gré d’un double principe de différenciation et de séparation positives, pour permettre l’exercice de la raison critique et l’émancipation individuelle et collective. Ensuite, parce qu’il doit être, en raison de son caractère obligatoire, radicalement inclusif, en sorte que chaque école devrait être a priori laïque, si elle prétend accueillir celui-là même qui n’a aucune conviction et aucune croyance.

C’est sans doute à ce niveau fondamental que pourrait se justifier cet espace propre, capable de permettre à chacun de s’abstraire, pour un temps, de ses assignations sociales, religieuses, ethniques ou culturelles. Dans ce cas, l’école serait un lieu littéralement « extra-ordinaire », ne relevant en rien d’une micro-société ou d’un espace de service voire de consommation, pour des usagers qui viendraient s’y montrer et a fortiori s’y exhiber ou s’y manifester.

Mais on tiendra aussi fermement au fait que si l’école n’est pas le lieu de monstration de ses appartenances ou de ses identités, elle n’est pas non plus le lieu du reniement voire de la négation de ses appartenances et identités multiples. Ce sera donc une logique d’abstention et pas d’interdiction qui sera mise en œuvre, avec au moins deux exigences.

D’une part, ce principe d’abstention doit valoir pour tous les signes (politiques, religieux et dits « philosophiques »), en sorte de ne plus sombrer dans le fantasme de la pulsion scopique arbitraire évoquée plus haut. D’autre part, il n’est nullement question de s’en prendre à des croyants et croyantes, voire de tolérer des discriminations ou des exclusions, car il faut rendre à l’école la pleine respiration et la paix sociale dont elle a besoin pour être une école qui rassemble et non pas qui uniformise.

Abstention et non pas négation

On l’a compris, cette dynamique fondée sur une abstention – et non une négation – permet d’organiser un espace où il est possible d’apprendre à se construire de façon autonome, en ayant la force de se mettre à distance, même pour un temps, de ce que l’on (se) dit de soi-même et des autres. En somme, une école – entité limitée dans le temps et l’espace – où, parce que l’on y apprend les pouvoirs de l’abstention, on y préserve la liberté de conscience, tout en évitant qu’elle ne soit accusée, par les uns, de prosélytisme et, par les autres, d’atteinte à la liberté religieuse.

Si ce dispositif est mis en place, sur un plan global, l’abstention permettra de ne jamais assigner ou essentialiser son professeur, et d’éviter des appréhensions, des empathies ou des antipathies, en somme tous ces processus inévitables d’auto-discrimination. Sur un plan plus spécifique, toutes les formes ostensibles de chaque orthopraxie religieuse (ne procédant pas en outre d’un dispositif équitable) pourront être neutralisées, sans pour autant porter atteinte à ceux qui se réclament de cette orthopraxie et à ceux qui entendent n’en relever aucunement voire la contester, même pour des raisons religieuses. En réalité, ce faisant, l’école ne deviendra pas un espace de nature religieuse, obligé de se positionner, en faveur ou pas, face aux dispositifs spécifiques de la conscience religieuse.

Contre un double piège

Dès lors, j’ai l’intime conviction qu’il importe de soustraire l’enceinte de l’école obligatoire à une double éventualité, indirecte certes, mais possible : donner raison à ceux qui veulent imposer le port de signes convictionnels et laisser croire que l’école aurait une vertu d’appréciation des dispositifs de la croyance. Ce qui ultimement serait très dangereux pour la liberté de croire – ou de ne pas croire – et pourrait faire de l’École un espace de contrôle et de régulation des formes de la vie religieuse.

Bref, on demandera à l’école d’être un lieu d’abstention et d’exercice de la liberté et de la raison critiques. Ni plus. Ni moins ! Un lieu où l’enseignant n’a vraiment de pertinence que quand il « enseigne », c’est-à-dire quand il fait signe vers un autre que lui-même par et grâce au contenu des savoirs. Un lieu où il n’est pas nécessaire de s’autojustifier et où la neutralité effective garantit que l’on reste bien dans un dispositif d’éducation et pas de séduction.

Ce ne sont donc pas des identités et assignations multiples, heureuses ou malheureuses, des acteurs de l’espace scolaire dont il doit être question et qu’il faudrait ou bien justifier, ou bien rendre compréhensibles et acceptables voire tolérables. Non, ce qui est en jeu ce sont des savoirs et des apprentissages objectifs qui doivent se transmettre, dans un espace qui, en raison de ses missions, doit être protégé et préservé.

Il faut donc avoir le courage d’intelligemment légiférer en ces matières, mais en prenant soin de faire porter la focale sur l’efficience la plus positive d’une loi : non pour s’opposer aux formes de la croyance, mais pour rendre enfin l’école à ses missions fondamentales.