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« On ne peut plus rien dire » : l’arnaque rhétorique démasquée par Thomas Hochmann

« On ne peut plus rien dire » aux Éditions Anamosa – Montage Politique
« On ne peut plus rien dire » aux Éditions Anamosa – Montage Politique

Dans un petit ouvrage percutant, le juriste Thomas Hochmann démonte avec rigueur les discours victimaires et réactionnaires autour de la liberté d’expression. Face aux cris d’orfraie de celles et ceux qui se disent bâillonné·es, l’auteur rappelle un principe fondamental : être contredit n’est pas être censuré. En s’appuyant sur le droit européen, Hochmann recentre le débat et souligne combien la lutte contre les discours de haine et la désinformation est non seulement légitime, mais nécessaire pour protéger cette liberté qu’on dit défendre.

Lors de la soirée du passage à l’an 2020, dénonçant tous ceux qui se plaignaient déjà alors de ne plus pouvoir rien dire, la militante féministe Irène Kaufer chantait « Ouin, ouin, on peut plus rien dire … Ouin, ouin, on peut même plus rire … Ouin, ouin, la moindre blagounette … elles nous grimpent sur la crête ». 

Il ne faut pas plus de 72 pages et quelques arguments bien sentis au professeur de droit public Thomas Hochmann pour remettre les choses à l’endroit dans ce qui reste une torsion rhétorique de la réalité du concept de liberté d’expression. Elles sont légion, ces derniers mois, ces publications à prix tout petit pour dénoncer les instrumentalisations réactionnaires de principes et idées qu’on pensait universels, mais surtout pour les déconstruire et être force de proposition afin d’ouvrir des pistes dont les forces progressistes peuvent s’emparer pour ancrer leurs discours face aux discours délétères des droites, qu’elles soient extrêmes ou moins (même si elles ont la fâcheuse tendance, ces derniers temps, à se rapprocher dangereusement).

On pense évidemment à la collection « Le mot est faible » chez Anamosa, mais aussi à l’indispensable On ne peut pas accueillir toute la misère du monde dans la même maison ou encore au nécessaire Résister de la journaliste Salomé Saqué. Et tout récemment, à la publication du militant et communicant politique Jérôme Van Ruychevelt intitulée Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires et distribuée gratuitement dans le réseau des librairies indépendantes belges. 

Contradiction n’est pas censure

Tout ça pour dire qu’en un peu moins de cent pages, Thomas Hochmann nous explique que ce n’est pas tant qu’ils (notez que nous maintenons ici le masculin universel à escient) ne peuvent plus rien dire, comme ils s’en plaignent, mais qu’ils ne peuvent plus rien dire sans être contredits … et c’est là que ça les chiffonne. Car, affirmons-le d’emblée, la liberté d’expression ne consiste pas en un droit absolu de dire tout et n’importe quoi ! Cette liberté s’exerce dans le cadre strict du droit, lequel, qu’il soit belge, français ou européen (la situation juridique aux États-Unis, notamment, étant différente, l’auteur se concentre sur le cas européen), s’oppose aux discours de haine et autres campagnes de désinformation. Et pour la préserver, il convient de l’encadrer. Car, si tout le monde pouvait énoncer tout et n’importe quoi sans craindre une quelconque mise en garde ou sanction, cela aboutirait à son effondrement. En effet, la répression des discours haineux et autres fake news par les autorités nationales et européennes permet de protéger les intérêts des citoyen·nes.

Le credo des réactionnaires et de l’extrême droite étant la capture de l’espace médiatique pour y propager des flots de contre-vérités, il n’est pas étonnant que ces personnes affirment que leur liberté est restreinte.

Ainsi, « La Cour européenne des droits de l’homme assure une protection importante à la discussion politique, aux propos qui touchent à des débats d’intérêt général. Mais elle est intraitable à l’égard du racisme et de l’intolérance. (…) C’est là que réside le cœur de la conception européenne de la liberté d’expression : non pas dans la protection des propos qui ‘heurtent, choquent ou inquiètent’, mais dans leur lutte contre ceux qui ‘propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine’ ». 

On peut tout dire … dans le respect du droit

En outre, la liberté d’expression a également pour corollaire le droit de recevoir des informations. Le credo des réactionnaires et de l’extrême droite étant la capture de l’espace médiatique pour y propager des flots de contre-vérités toutes plus énormes les unes que les autres, il n’est pas étonnant que ces personnes affirment que leur liberté est restreinte. Faisant une nouvelle fois appel au droit européen, l’auteur affirme que « [La liberté d’expression] inclut en effet, comme le précise expressément la Convention européenne des droits de l’homme, le droit de ‘recevoir des informations’. Ce droit est menacé par le flot de contre-vérités, de manipulations et de ‘faits alternatifs’. Lutter contre ce phénomène, c’est protéger à la fois le droit du public de recevoir des informations et celui de former et d’exprimer des opinions sur une base factuelle partagée ». Tout est dit ! 

Critiquer, s’opposer, appeler au boycott, toutes ces attitudes sont des mises en œuvre de la liberté d’expression, et à ce titre, ne sont jamais empêchées.

En quelques lignes et en mobilisant le droit, Thomas Hochmann tord le cou aux discours victimaires de tous ceux qui se plaignent de ne plus pouvoir rien dire. Car tant que l’on respecte le droit, on peut effectivement tout dire. 

Critiquer, s’opposer, appeler au boycott, toutes ces attitudes sont des mises en œuvre de la liberté d’expression, et à ce titre, ne sont jamais empêchées. Qu’elles suscitent des réactions, cela fait partie du jeu ! Critiquer une personne avec laquelle on est en désaccord, ce n’est pas l’annuler, ni l’effacer et encore moins la faire disparaître, quoi qu’ils en disent, contrairement à la censure qui consiste à, effectivement, empêcher une personne de s’exprimer. Cette nuance prend toute sa force lorsqu’il est question de liberté d’expression.

Ce sont toutes ces nuances que Thomas Hochmann met en avant et, ce faisant, il permet de recadrer le débat et de replacer les choses dans leur contexte. Ainsi, affirme-t-il, « La complainte des pseudo-censurés ne doit pas tromper. Les espaces d’expression qui leur sont consacrés n’ont jamais été aussi nombreux, et ce dont ils se plaignent le plus souvent, c’est d’avoir été contredits. En accaparant l’invocation de la liberté d’expression, l’extrême droite s’efforce de dissuader les efforts de contrecarrer son entreprise de haine fondée sur le mensonge. Mais les organes compétents peuvent appliquer sans sourciller les règles qui encadrent l’expression publique : la répression de ces discours ne constitue pas une menace pour la liberté d’expression mais contribue plutôt à la protéger. (…) L’extrême droite a transformé la liberté d’expression en slogan, pour couvrir des propos qui n’ont rien à voir avec elle et délégitimer les règles juridiques qui l’encadrent ».

Il est interdit d’injurier, de provoquer à la violence ou encore de diffamer, mais lutter contre les discours de haine ne menace pas la liberté d’expression, quoi qu’en pensent les réactionnaires … l’auteur en apporte la preuve concrète et fondée sur le droit, une parole nécessaire qui permet de recentrer le débat sur l’essentiel, à savoir l’importance de l’information sourcée et du débat démocratique. Car contrairement à ce qu’affirment ceux qui la brandissent à tour de bras dans un fascinant retournement, protéger le débat démocratique n’est pas une atteinte à la liberté d’expression, mais bien une manière d’en prendre soin.