Histoire • Idées
Nous sommes le Parti de Gramsci ! Découvrir le communisme démocratique du PCI (1 /2)
14.05.2024
Hugues Le Paige a accordé à la revue Politique un long entretien autour de son livre « L’héritage perdu du PCI : une histoire du communisme démocratique » (Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2024.). Dans cette première partie, l’auteur revient sur le parcours singulier de ce qui fut l’un des plus puissants partis communistes d’Occident, et la place singulière qu’y occupe la pensée d’un de ses plus emblématiques représentants, Antonio Gramsci.
Tout d’abord, merci beaucoup pour cet ouvrage passionnant ! On vous connaît pour un ensemble d’ouvrages et de documentaires qui retracent notamment l’histoire du Parti communiste italien et de la gauche italienne. Comment est né ce long compagnonnage ?
Hugues Le Paige : Mon intérêt remonte à la fin des années ’60. La situation en Italie est particulièrement dynamique sur le plan politique et social. 1968 implique fortement la classe ouvrière italienne. C’est « l’automne chaud ». Pendant deux ans, elle vit une période quasiment insurrectionnelle dans les usines. Les ouvriers, particulièrement les jeunes ouvriers qui venaient du Sud, se révoltent au sujet des conditions de travail. Mais ils mettent aussi en avant des revendications qualitatives, de type « réformes de structure », ce qu’ils appellent « le contrat », dont un contrôle des travailleurs sur les investissements. Une grande différence par rapport à d’autres pays européens est que les organisations syndicales se sont littéralement insérées dans le mouvement. Elles ont « cavalcare la tigre » (chevaucher le tigre), comme le dit l’expression.
Le PCI avait délégué la direction politique aux syndicats, contrairement au Parti communiste français par exemple. Par ailleurs, le Parti communiste italien, et les organisations syndicales, celui de la métallurgie, en particulier avec Bruno Trentin, ont fait preuve d’une attitude positive à l’égard de la gauche extraparlementaire, active et foisonnante, qui était présente dans les entreprises et agitait beaucoup le milieu ouvrier. Il y a donc ce parti étonnant, différent, qui depuis son origine a marqué cette différence, tant dans son mode de fonctionnement interne, que dans son développement idéologique, à partir de la pensée de Gramsci.
Dans son autobiographie, Alain Badiou explique qu’il a découvert la classe ouvrière en Belgique. De manière similaire, peut-on dire que vous êtes allé chercher le communisme en Italie ?
En ce qui concerne le Parti communiste, « il n’y a pas photo ». Après l’heure de gloire de la résistance, très vite, le Parti communiste de Belgique s’est rétréci et n’a été déterminant que dans un certain nombre de conflits sociaux, à travers ses militants présents dans les organisations syndicales. La Belgique est donc fondamentalement différente de l’Italie, où le PC a exercé une sorte d’hégémonie culturelle sur la société. En 1947 à son apogée, le PCI comptait 2.257.000 membres. Et il en maintiendra une bonne partie, puisque même au moment de son autodissolution en 1991, il en compte encore 1.500.000 ! Au sommet de sa popularité et du nombre de voix qu’il recueille, il dépasse les 30%, pas loin de la démocratie chrétienne. Il la dépasse d’ailleurs en 1984 aux élections européennes, après la mort de Berlinguer.
On parle beaucoup de Gramsci aujourd’hui. Il est à la mode. De nombreux ouvrages paraissent sur sa pensée. Celle-ci a-t-elle vraiment influencé la politique concrète du PCI ?
Je réponds catégoriquement oui ! C’est un peu anecdotique, mais à la fin des années 1970, l’un des slogans que l’on entendait dans les manifestations communistes était : « nous sommes le parti de Gramsci, Togliatti, Longo et Berlinguer ! » La pensée de Gramsci a continué à véhiculer, influencer, et même à dicter la ligne de conduite du Parti communiste italien. D’une part, il y a cette volonté de débat, d’ouverture, et du rôle donné aux intellectuels, qui ne sont pas considérés comme une simple vitrine, mais comme des partenaires à part entière. Gramsci les considérait même comme les organisateurs de la lutte de la classe ouvrière. Cette importance du débat a permis au Parti communiste italien d’échapper largement, disons, à la structure stalinienne, même s’il a connu évidemment cette période.
Gramsci est sans doute le seul penseur marxiste a avoir vraiment réfléchi à une conquête du pouvoir, en un sens socialiste, dans les pays occidentaux.
Il y a aussi cet autre point, fondamental : la distinction établie par Gramsci entre « guerre de mouvement » et « guerre de position ». Il est sans doute le seul penseur marxiste à avoir vraiment réfléchi à la conquête du pouvoir, en un sens socialiste, dans les pays occidentaux. Ainsi, la révolution d’octobre 1917, qu’il soutient absolument – comme il soutient le pouvoir bolchévique –, n’était possible, selon, lui, que par la prise du pouvoir d’une manière frontale et violente. Parce que, dit-il, il n’y avait pas d’autre voie possible, pas de société civile. En revanche, en Occident, la société civile est importante et le combat doit donc se mener aussi sur ce plan-là.
Contrairement à ce que certains ont pu dire en instrumentalisant Gramsci, la rupture révolutionnaire doit et peut se produire, mais il existe un combat en dehors du « combat frontal ». Comme il le dit : « il faut arracher casemate après casemate ». C’est-à-dire se battre contre ce qu’impose la classe dominante à travers le consentement, par son idéologie. Et ce sera, au fond, toute la ligne politique du PCI, quelle que soit la tendance à l’intérieur du parti. Mais ce n’est pas seulement un combat culturel. C’est à partir de cet apport que Berlinguer développera sa pensée et son action.
Enrico Berlinguer est au centre de votre ouvrage. Comme secrétaire du PCI, il va vraiment porter ce parti, et avancer l’idée de « compromis historique » (alliance entre le PCI et la démocratie chrétienne). Pourriez‑vous nous réexpliquer en quoi consistait exactement ce compromis, parfois incompris, et le sens qu’il pouvait avoir à l’époque ? Tout d’abord, est-ce aussi un héritage de la pensée de Gramsci ?
Le compromis historique est-il dans le prolongement de la pensée de Gramsci ? Cela mérite débat. On est sans doute plus dans la continuité de Togliatti. Mais il y a toujours, inspiré de Gramsci, ce souci absolument vital de s’adresser aux masses catholiques. La transformation de la société ne pourra se faire qu’avec la classe ouvrière, qui est encore partie prenante du mouvement catholique et chrétien, et qui n’est pas associée aux communistes et aux socialistes. Dans ce sens-là, on peut dire que c’est encore un héritage de Gramsci. Une instrumentalisation a été faite du compromis historique, la résumant à une alliance électorale entre la démocratie chrétienne, le parti communiste et le parti socialiste. Certains ont défendu cela, mais nous quittons alors la pensée Gramsci.
Pour le compromis historique, on peut considérer que l’idée remonte déjà à Togliatti, cette alliance avec le mouvement chrétien, en tout cas avec la classe ouvrière. Je pense qu’un des apports les plus originaux, rarement relevé de Gramsci, c’est justement l’importance qu’il va accorder à la question catholique. C’est une sorte d’obsession chez lui.
Il y a justement cette citation de Berlinguer dans votre livre : « il y a deux partis catholiques en Italie. Tâchons d’être le premier. »
Voilà ! C’est une boutade, mais qui dit exactement la situation et ce qu’il en pense. Rien à faire, l’Italie, c’est le Vatican. Les communistes italiens sont baptisés, ils sont souvent enterrés avec une messe. Cela fait partie du substrat. Et c’est vrai que, quand naît le Parti populaire, le premier parti d’expression politique du mouvement catholique, Gramsci affirme que c’est presque révolutionnaire. Selon lui, cela sortira le monde paysan de son individualisme vers une action collective. Et cela finira par la victoire des socialistes et des communistes, parce qu’ils se rendront compte de leur véritable intérêt.
Et donc, en 1973, formulation du « compromis historique ». Le contexte est important.
Le contexte dans lequel apparaît le compromis historique n’est pas neutre, c’est vrai. C’est au lendemain du coup d’État au Chili, lorsqu’Allende est renversé par Pinochet. Berlinguer publie alors ses fameux trois articles pour expliquer le concept de « compromis historique ». N’oublions pas qu’il y a encore, à l’époque, trois régimes fascistes en Europe : l’Espagne, le Portugal et la Grèce. Et que l’Italie elle-même a connu des tentatives coups d’État. De plus, il y a une volonté de déstabilisation politique, à la fois de la part de l’extrême droite et des services secrets américains. Par conséquent, l’obsession des communistes à ce moment-là – que l’on trouve aussi dans la manière dont ils ont voulu défendre la Constitution de 1948 –, c’est que l’antifascisme doit toujours être présent, parce qu’il existe une menace réelle.
Mais ce compromis se soldera par un échec…
Le problème, c’est que ce compromis historique n’aura pas de partenaire. D’une part, les socialistes (PSI) s’en défient. Dans un premier temps, parce que les socialistes ont peur d’une alliance qui les mettrait tout à fait de côté, entre les deux grandes forces de la politique italienne. Ensuite, parce qu’ils se lanceront dans une modernisation quasiment sociale libérale, avec Bettino Craxi, dont la seule volonté est d’exercer le pouvoir et d’utiliser les mêmes méthodes que la démocratie chrétienne, pour devenir l’axe majeur de la politique italienne. C’est donc un échec. Et l’erreur de Berlinguer, qu’il n’a pas véritablement admise, mais qu’il remettra en cause dans la dernière partie de sa vie, c’est d’avoir pensé que des forces suffisamment importantes existaient au sein de la démocratie chrétienne pour se renouveler, et créer une alliance.
À l’époque, il faut préciser qu’il existe aussi un veto américain absolu sur toute participation des communistes au pouvoir. Les Américains le disent clairement : plus aucune aide à l’Italie si les communistes participent au pouvoir ; sortie de l’OTAN, plus d’aide financière, et plus d’aide militaire. Ils considèrent que l’Italie a une frontière commune avec la Yougoslavie. L’Italie est donc vue comme un pays-frontières. Il est donc exclu que les communistes aillent au pouvoir.
Après l’échec du compromis historique arrive la dernière période de Berlinguer. Que peut-on retenir de ce « dernier Berlinguer », innovant, auquel vous vous intéressez également ?
Au fond, Berlinguer revient d’abord sur l’échec du compromis historique. Il se rend compte du fait que le Parti s’est éloigné des ouvriers. Et il choisit donc, pourrait-on dire, de retourner vers la classe ouvrière, en soutenant notamment une grève à la Fiat, qui sera un échec. C’est probablement la pire période sur le plan des rapports de force mondiaux. Mais Berlinguer tente quelque chose d’unique : construire une alternative à la mondialisation et à l’ultralibéralisme, qui est en train de s’installer de manière dominante et absolue.
Que propose-t-il ?
Il propose trois choses. Tout d’abord, retourner vers la classe ouvrière. Ensuite, construire une nouvelle alliance. Berlinguer répond au problème majeur qui reste celui de la gauche européenne aujourd’hui : comment construire une alliance entre la classe ouvrière, qui est encore partiellement protégée, et les groupes précaires, qui ne le sont pas du tout, les petits boulots, les mouvements de jeunes pacifistes, les jeunes. Une grande importance est donnée au rôle des femmes. Il considère en effet qu’il n’y a pas de révolution possible, si les femmes ne sont pas un élément moteur de la révolution. Le troisième pilier sera le développement de ce qu’on pourrait appeler une pensée « préécologique », à une époque où elle n’a pas encore de traduction politique en Italie. Il va développer un concept d’austérité, mais non pas au sens de l’austérité capitaliste, telle qu’on la connait. C’est une austérité clairement exprimée comme étant anticapitaliste. Cela signifie un autre mode de fonctionnement de la société. Il est le premier, au sein de la gauche traditionnelle, à poser la question de « comment produire et que produire ? », tout en maintenant le niveau d’emploi tel qu’il est, et même en le développant.
Propos recueillis par Martin Georges.