Politique
« Nous ne sommes pas en république bananière, mais… »
20.01.2011
Qu’on la prenne par n’importe quel bout, la pauvreté a systématiquement une influence – néfaste – sur tous les droits (enseignement, famille, santé, culture, citoyenneté) des enfants. Dans un pays dit développé comme la Belgique, dans certains domaines, la situation est inacceptable.
En novembre 2010, la Convention internationale des droits de l’enfant Convention internationale des droits de l’enfant (Cide), 20 novembre 1989 a fêté ses 21 ans. Quel bilan tirez-vous à l’occasion de cet anniversaire ? Quelles avancées mettre à son crédit, par exemple ? Bernard De Vos : Tout d’abord, nous n’avons pas attendu 1989 pour nous intéresser aux droits de l’enfant. Déjà au début des années 1920, la Déclaration de Genève La Déclaration des droits de l’enfant, dite Déclaration de Genève, adopté le 26 septembre 1924 par l’Assemblée de la société des nations reconnaissait aux enfants une série de droits. Ce fut ensuite une lente évolution. La grande nouveauté introduite par la Convention de 1989 est qu’elle rajoute une série de droits professionnels, le droit à l’expression et le droit à la participation. Il s’agit de deux droits qui sont parmi les moins bien respectés à l’heure actuelle. Pourtant, on voit bien que pour toute une série de thématiques, le fait que les jeunes puissent exprimer leur opinion est très important si l’on veut avoir des relations constructives avec eux. Il faut faire en sorte que les enfants ne soient pas exclus de l’échange d’opinions, de la participation et de la collaboration. Pour le reste, on ne peut pas être complètement satisfait de l’application de la Convention en Communauté française de Belgique, particulièrement en ce qui me concerne : nous ne sommes pas une république bananière, malgré qu’il reste de nombreux sujets de préoccupation. Pourtant, au niveau de la pauvreté, le tableau n’est pas très reluisant. Y a-t-il un droit dans la Convention qui résiste à l’épreuve de la pauvreté ? Bernard De Vos : Honnêtement, il n’y en a pas. Quand on regarde d’un peu plus près, on peut dire que face à certaines réalités, il n’y a pas un seul article de la Convention qui transcende la pauvreté. Le droit à la santé par exemple : on constate que des enfants sont interdits de soins dans des hôpitaux parce que leurs parents ont contracté des dettes, on observe que certaines familles éprouvent des difficultés pour acheter des lunettes à leurs enfants. La Convention est très claire, elle entend imposer des obligations en fonction des standards, en fonction des capacités des pays. La Belgique est un pays riche et industrialisé, qui se veut civilisé. Pourtant, on ne parvient pas à offrir le minimum. Des enfants doivent plisser les yeux en permanence pour voir ce qui est écrit au tableau. On pensait que c’était une époque révolue. En travaillant à ce fameux rapport.« Dans le vif du sujet. Rapport relatif aux incidences et conséquences de la pauvreté sur les enfants, les jeunes et leurs familles », Délégué général de la Communauté française aux droits de l’enfant, novembre 2009. Rapport disponible sur .www.dgde.cfwb.be... remis l’an dernier, on s’est toutefois rendu compte que c’était une réalité quotidienne.
Qu’en est-il des autres droits ? Bernard De Vos : Prenons un autre domaine : le droit à l’éducation. Bien sûr, les enfants vont à l’école. Bien sûr, tant l’obligation scolaire que l’ouverture des écoles à tous les enfants sont normalement garanties. Mais on se rend bien compte que des enfants sont honteusement relégués dans l’enseignement spécialisé alors qu’ils ne souffrent d’aucun handicap particulier. Mais ils sont turbulents, ils ont parfois un retard culturel et pédagogique important dû à leur milieu de vie. Plutôt que d’y remédier, on opte pour la solution de facilité : l’enseignement spécialisé, qui ne s’est jamais aussi bien porté que ces dernières années. Mais si l’on fait le lien, notamment à Bruxelles, entre le niveau socioéconomique des enfants et ce type d’enseignement, on comprend que, globalement, l’enseignement spécialisé à Bruxelles est un enseignement de pauvres, issus notamment de l’immigration. Ce sont des réalités vraiment inacceptables, d’autant plus que l’on sait parfaitement bien que ces relégations vont se poursuivre plus tard. Raison pour laquelle la Convention internationale dit qu’il faut assurer l’instruction et l’enseignement à tous les enfants et inciter un maximum d’entre eux à s’orienter vers l’enseignement supérieur Voir Art. 28 de la Cide (NDLR). Or ce dernier droit n’est pas du tout garanti. Aujourd’hui, pour accéder en première année de baccalauréat, il vaut mieux être né dans une famille riche avec des parents instruits. Un tel constat ne devrait plus être d’actualité en 2011. Encore un autre domaine : le droit de vivre en famille, un droit fondamental. De fait, beaucoup de parties prenantes contestent que ce droit soit correctement garanti aux enfants puisqu’on observe une corrélation entre un niveau socioéconomique faible et le nombre de placement dans l’enseignement spécialisé. Pour ce qui est du droit à l’accès aux loisirs, à la culture, aux jeux, tous ces droits sont forcément affectés par la précarité et la pauvreté. Quant aux nouveaux droits (droits à la participation citoyenne et à l’expression), il est clair que les milieux les plus pauvres sont peu sollicités, au contraire des publics plus privilégiés, composés de jeunes qui savent parler, qui peuvent tenir une conversation ou qui possèdent parfois à un niveau intellectuel supérieur. Dans votre rapport, l’école est décrite comme un « ascenseur social en panne ». Pourquoi ? Bernard De Vos : L’école n’arrive plus aujourd’hui à permettre aux enfants d’espérer, à travers leur scolarité, accéder à un statut meilleur ou supérieur à celui de leurs parents. Ce qui était pourtant dans le passé une quasi garantie offerte par l’école, surtout dans les milieux populaires. Celui qui allait à l’école allait améliorer son statut social. Aujourd’hui, non seulement l’école ne gomme pas les différences sociales, mais en plus, il semble qu’elle les accentue parfois. C’est vraiment un constat très inquiétant. On se trouve dans un schéma qui écrase les plus faibles. Et les enfants des milieux populaires ne sont pas les mieux armés pour faire face : en effet, les codes de l’école sont principalement créés par des personnes (enseignants ou membres de la communauté éducative) majoritairement issues de la classe moyenne, voire de la classe supérieure. Aujourd’hui, l’école est basée sur des valeurs telles que la compétition, l’échec, le redoublement, l’exclusion. Les valeurs comme la solidarité, la réussite, le non-redoublement, autant d’éléments d’un modèle inclusif, ne sont pas valorisées. Bref, en 2011, on fait encore l’école comme on la faisait il y a une cinquantaine d’années, sans prendre en considération son manque de débouchés sur un emploi ou sur une formation supérieure qui amènera à l’emploi. Il y a 36 raisons de réformer fondamentalement l’école, notamment en faveur des moins privilégiés, souvent des enfants issus des classes populaires. Mais on se contente de faire des réformes cosmétiques qui ne permettent pas de reposer les questions essentielles de l’école : qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui apprendre ? qu’est-ce que c’est aujourd’hui enseigner ?
Autre élément que vous soulignez : la famille. Comment concilier, d’un côté, la nécessité d’accompagnement des familles en situation de pauvreté, voire de précarité et, d’un autre côté, la garantie du plein épanouissement des familles ? Souvent, les services qui interviennent sont perçus comme intrusifs, contrôleurs… Bernard De Vos : Je pense qu’il faut imaginer des structures, qu’on appelle des structures de « holding » relativement souples qui permettraient de se situer « sur le seuil ». Le seuil d’une maison est un endroit où l’on peut mettre à l’abri celui qui n’en a pas. C’est Robert Redeker qui en parlait dans un article intitulé « L’accueil, un geste politique » Article paru dans Libération le 22 janvier 2002. (NDLR)… Le seuil, c’est l’idée d’aller à la rencontre d’une personne en difficulté, une personne qui n’a pas d’abri, afin de lui offrir un toit tout en lui laissant la liberté d’entrer ou de sortir de cet abri. La personne est reçue « sur le seuil », c’est ça qui est très important. On a de plus en plus de dispositifs extrêmement intrusifs, notamment des dispositifs d’urgence et de crise pour les familles. Je pense que, parfois, quand il y a des risques pour les enfants, il faut pouvoir être déterminé en matière d’intervention sociale. Donc, quand les indicateurs de risques ou de danger sont trop forts – et ça ne concerne pas que les milieux pauvres – il faut parfois mettre résolument l’enfant en sécurité. Concernant les familles des classes populaires, je pense que cette mise à l’écart est faite plus rapidement. Pour ne pas « disqualifier » ces familles, il faut leur permettre de venir rencontrer le service social « sur le seuil », avec une possibilité d’entrée et de sortie. C’est ainsi qu’une relation de confiance peut se créer. C’est donc une structure de holding qui doit s’adapter aux évolutions de la relation. En outre, j’aime faire la distinction entre pauvreté et précarité. La pauvreté renvoie à la privation, à l’indigence, la précarité à l’insécurité. L’insécurité est liée notamment à une série de violences sociétales (comme par exemple la discrimination, la ségrégation…) qui viennent se greffer à la pauvreté initiale. La précarité, c’est donc un ensemble d’éléments et pas simplement la pauvreté. Quand je dis qu’il faut être près des personnes précarisées, c’est parce que ces personnes ont vraiment besoin d’être soutenues. Les personnes pauvres vivent souvent avec des systèmes « D » Les systèmes « D » réfèrent aux systèmes de débrouille. Voir « Dans le vif du sujet. Rapport relatif aux incidences et conséquences de la pauvreté sur les enfants, les jeunes et leurs familles », op. cit., p. 41. (NDLR)… Elles ne sont pas forcément plus malheureuses, mais ce qui est inquiétant, c’est leur précarité. Le débat sur la maltraitance et la pauvreté n’a aucune raison d’être. Une personne pauvre, une famille pauvre, un couple pauvre n’a aucune raison d’être plus facilement qu’un autre maltraitant par rapport à son enfant. C’est une question complètement absurde. Ces derniers temps, vous êtes beaucoup monté au créneau à propos de la problématique de l’accueil. Pourquoi ? Bernard De Vos : Nous connaissons une situation qui est vraiment abjecte. Nous avons des moyens humains, financiers et techniques qui permettent de mettre ces personnes à couvert, au chaud quand l’hiver est là. Et on voit des familles avec trois, quatre enfants – dont certains sont déjà malades – camper comme des malheureux, des crève-la-faim dans une grande gare, au vu de tout le monde, sans qu’il n’y ait de réelle préoccupation, si ce n’est les préoccupations hygiénistes ou de salubrité d’un bourgmestre qui leur ordonne de sortir alors qu’il gèle dehors. Il y a là un manque de cohérence. Chacun sait qu’il y a des bâtiments vides qui peuvent être réquisitionnés en urgence. Sur ce dossier, la responsabilité de l’État fédéral, qui est extrêmement lent, est engagée. C’est une responsabilité de tout gouvernement, qu’il soit en affaires courantes ou pas.
Mais en attendant, qu’elle que soit la faute, qu’elle que soit l’opinion politique qu’on peut avoir sur l’accueil des personnes demandeuses d’asile, des sans-papiers, on ne laisse pas des gens dans la rue. Ni des enfants ni des adultes. Mais a fortiori, des enfants doivent être doublement protégés. Ils ont besoin d’une attention redoublée de notre part. J’ai envie de solidarité de terrain. Les bourgmestres ont tous sur leur territoire des bâtiments vides qu’ils peuvent réquisitionner dans de telles situations d’urgence. Cette réflexion est donc indépendante de toute conception politique ou philosophique qu’on peut avoir de l’accueil des étrangers. À moins 20 °C, on ne se pose plus ces questions-là, on abrite, et puis c’est tout. Un dernier mot à propos du droit à la participation citoyenne. Quels en sont les enjeux ? Bernard De Vos : Quand on parle de participation citoyenne, il ne s’agit pas de participation à des débats, mais bien de participation à la vie réelle. Si on estime qu’aujourd’hui, on vit dans une société qui devient de plus en plus duale, avec d’un côté des « insérés » et de l’autre côté des « non-insérés » ou des « jamais insérés », si on dit que c’est une forme de ségrégation, il faut pouvoir dire où est la ligne de démarcation. Pour moi, l’utilité sociale constitue cette limite. Certains jeunes sont considérés comme étant « potentiellement utiles socialement » et vont donc être éduqués. Dès lors, via l’école, les mouvements de jeunesse, les mouvements d’éducation, leurs familles, ces jeunes vont être incités à avoir une réflexion citoyenne, à mener une action citoyenne. À l’école, ils vont travailler sur des opérations de solidarité ; dans les mouvements de jeunesse, ils vont aller couler des dalles en béton en faveur de la mobilité des personnes handicapées. Il y a, dans les écoles, de plus en plus de cercles citoyens, des activités de volontariat (qui sont d’ailleurs bien implantées en Communauté française). D’un autre côté, on considère que ces jeunes ne sont plus « potentiellement utiles socialement » et on met en place pour eux des logiques extrêmement sécuritaires pour les maintenir dans leurs quartiers. On les maintient sous cloche. Le message institutionnel qu’on leur donne en leur disant « ne vous mêlez pas de la société dans laquelle vous vivez » et « vivez entre vous et foutez-nous la paix » est d’une rare violence. C’est ce message qui provoque des violences et autres émeutes dans certains quartiers, des difficultés pour vivre ensemble. Donc quand je parle de participation, il s’agit de participation par des paroles mais aussi par des actes. Et tous ceux qui ont approché des jeunes de quartiers difficiles, issus des milieux les plus défavorisés, et qui ont dit « on va vous proposer un projet citoyen où vous allez pouvoir faire quelque chose pour « autrui » », se sont heurtés à un mur d’incompréhension de la part de ces jeunes. Sauf qu’une fois que ces jeunes commencent l’expérience, ils ne veulent plus la lâcher ! Ils se disent : « Je sers à quelque chose ». Mais, aujourd’hui, on est en train de fabriquer des gamins à qui on dit : « Vous ne servez à rien. Occupez-vous de vos affaires. » Or, à mon sens, personne ne vit heureux sans société autour de lui et sans implication dans cette société. Propos recueillis par Stephan Backes.