Politique
« Nosfuturs.net, fédérateur de visions plurielles »
09.09.2022
D’où vient le projet de nosfuturs.net au départ ?
CYRIL BIBAS : Créé dans les années 1970 comme d’autres ateliers de production ou d’accueil en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB)[1.L’historique et le profil de ces structures est à retrouver sur le site de Cinéma en atelier : http://cinemaenatelier.be/.], le CVB accompagne, produit et diffuse depuis plus de quarante ans des films documentaires traitant de sujets sociaux, culturels et politiques. En proposant une série de contenus originaux et éditorialisés autour d’une thématique déployée tous les 2 ans, nosfuturs.net est un site qui prend le temps d’approfondir un sujet de société contemporain. Il s’inscrit en cela dans cette tradition d’un cinéma d’utilité sociale tout en mobilisant les outils numériques en phase avec les nouveaux usages de production et de consommation de contenus audiovisuels permis par le web.
Du côté de la création, ce désir fait aussi écho à une multiplication et à une diversité des formes documentaires qui, à côté des films unitaires tels qu’on peut en voir à la télévision ou au cinéma, se traduit par un engouement pour le podcast, pour les formats courts destinés aux réseaux sociaux ou pour des formes interactives comme le web-documentaire.
MARC JOTTARD : L’idée avec nosfuturs.net est d’explorer des futurs possibles et de les rendre imaginables. Cette volonté prospective puise son inspiration dans le présent et dans le concret en observant des initiatives et des tendances déjà en place, mais qui restent à la marge. Au départ, nosfuturs.net a aussi été pensé comme fédérateur de visions plurielles : éviter de tomber dans le piège d’un futur uniforme, que ça soit une dystopie préoccupante ou une utopie, mais documenter et confronter plusieurs versions d’avenirs possibles. Autrement dit, le site s’inspire de la science-fiction documentaire génératrice d’imaginaires capables de penser et se projeter au-delà d’un capitalisme extractif qui détruit l’humain et son environnement.
Sur le site, vous évoquez « la crise » en cours (on devrait plus sûrement parler au pluriel !) dans notre société. Est-ce pour cela que vous avez ressenti le besoin de travailler une approche « différente » du numérique ?
MARC JOTTARD : Chaque crise se traduit par une trouvaille numérique, que ce soit un hashtag, une nouvelle fonctionnalité sur une plateforme, la création de sites web. Pour moi, le numérique, c’est quelque chose de très concret, qui a ses propres codes, et qui est désormais indissociable du monde dit réel. C’est pour cette raison que la dimension numérique du projet est intimement liée aux contenus de nos diverses productions. Dans son premier volet, nosfuturs.net traite de l’atomisation du travail avec notamment le phénomène d’uberisation, du télétravail, de l’économie de plateforme… Formellement, il en découle un site à contre-courant des tendances actuelles en termes de navigation et d’expérience utilisateur·rices. Ce premier volet de nosfuturs.net peut apparaître contre-intuitif : il faut chercher un peu pour comprendre la navigation et pour en explorer les différents contenus. C’est une ergonomie à contresens d’un flat web[2.Le flat design web désigne un style graphique minimaliste.] ultra-lissé où l’on fait défiler le contenu, où l’on scroll[3.Scroller : action de dérouler les pages sur l’écran.] de manière illimitée.
CYRIL BIBAS : Il y a en effet une volonté au sein du CVB de s’approprier la transformation numérique et les nouvelles possibilités de création et de diffusion audiovisuelles qui en découlent, tout en la questionnant et l’accordant à nos valeurs : créer des contenus, des formes et des modes de diffusion innovants reste un objectif central, mais avec une attention particulière pour les créateur·ices, le public mais aussi pour l’écologie, d’où l’importance que le site soit low-tech.
À ce titre, pourriez-vous expliquer le principe du low-tech et la manière dont il s’est appliqué à la construction du site ?
MARC JOTTARD : Pour construire le site, nous avons travaillé avec le collectif LUUSE, qui s’est occupé du design et du développement. La dimension low-tech est une volonté de faire un web plus léger, qui fait appel à des technologies et ressources dimensionnées à nos besoins. Le low-tech est une autre façon de dire un internet peu énergivore, durable et accessible. Concrètement, nous avons choisi de faire un site dit « statique », c’est-à-dire que la page est la même pour tout le monde. Ça permet d’avoir une page qui s’affiche vite car elle n’a pas besoin d’être générée lors de sa visite. Dans notre cas, c’est via Pelican – un générateur de sites open-source – que le site a été créé. Le site est donc très léger et il n’est constitué que d’une page facilement éditable. Au passage, l’open-source et le mouvement du logiciel libre de manière plus générale rejoignent également la philosophie qui est derrière le projet nosfuturs.net. La typographie utilisée sur le site est aussi libre de droit.
Cette approche est à la fois technique et éthique, notamment d’un point de vue écologique : pensez-vous qu’elle doive s’inscrire dans une philosophie sociale et politique plus générale ? Dans une sorte de décélération de nos sociétés, voire, si le mot n’est pas trop lourd, de décroissance, notamment de nos besoins numériques ?
CYRIL BIBAS : Nombre d’études et rapports sont consacrés à l’impact environnemental lié à la quantité d’énergie utilisée par le secteur du numérique. Celui-ci est bien réel et en constante expansion. Il en va de même par exemple de la généralisation de la 4K et autres formats UHD (Ultra Haute Définition) des caméras ou téléviseurs. En proposant un site peu énergivore, nous nous inscrivons de fait, et à notre (toute) petite échelle, dans une logique de décélération et de prise en compte du coût écologique de notre activité en tant qu’opérateur audiovisuel.
Je pense par ailleurs que les contenus de nosfuturs.net incarnent à leur manière cette préoccupation écologique et éthique de décélération : si une forme de décroissance est visée (tout au moins pensée), elle doit aussi nécessairement passer par notre manière de travailler. Or le travail est la première thématique abordée par le site transmédia, dont le volet #2, sur les organisations collectives de travail, sortira en mai 2023 (voir l’encadré en fin d’article) : il s’agira d’une série de créations documentaires s’intéressant à d’autres façons de travailler, mais aussi de vivre, plus collectives, incarnées, avec une attention pour la qualité des échanges au travail, des productions, des services, et donc privilégiant les circuits courts voire un mode de vie généralement plus lent.
Vous indiquez ne pas vouloir « dépeindre un ‘monde meilleur’ qui ne viendra jamais » mais travailler sur des « futurs possibles ». Il semble s’agir d’une approche clairement progressiste mais vous ne vous revendiquez pas d’un bord particulier. Est-ce volontaire, et si oui, sur quelle réflexion cela repose-t-il ?
MARC JOTTARD : Je pense que le progrès et l’innovation sont indissociables de l’humain. Ensuite, le principe du documentaire, c’est de mettre en images ou en ondes des points de vue sur une réalité. La philosophie de nosfuturs.net est précisément de permettre à différent·es auteur·ices d’aborder une même thématique par des angles différents. Le site peut être perçu comme une micro-plateforme fédératrice de points de vue. Ces différentes créations sont éditorialisées par le CVB qui en est l’initiateur. Au sein même du premier volet, la thématique du travail qui vient a été déclinée selon différents angles, celui de l’atomisation du travail, d’abord, puis des nouvelles formes collaboratives de travail, pour un deuxième volet qui est en préparation.
CYRIL BIBAS : En tant qu’association pluraliste, le CVB n’est lié à aucun parti ou bord politique. Les films et contenus présents sur nosfuturs.net n’en sont pas moins engagés, comme la plupart des documentaires que nous décidons d’accompagner et de produire. Le cinéma documentaire, de par son ancrage dans le réel et le regard que porte sur lui le·la réalisateur·ice, est déjà en lui-même un processus d’engagement. Le·la documentariste donne en effet sa propre représentation du réel et non une supposée retranscription objective du monde. Comme le dit bien Patrick Leboutte[4. Patrick Leboutte est spécialiste du film documentaire, critique de cinéma et essayiste.], iel ne se borne pas à le filmer mais plutôt à « filmer le lien avec celui-ci, le rapport singulier avec le monde ». En cela, nos productions sont plutôt là pour poser des questions que pour apporter des réponses. Insister sur le pluriel (nos futurs, nos possibles) pour mieux déjouer les dérives autoritaires, totalisantes, excluantes et/ou clivantes qui menacent nos démocraties.
Depuis le lancement du projet, vous avez produit des films documentaires (comme Shift, dont nous avons parlé ici), des moyens-métrages et un podcast, organisé des conférences, des débats… Quelles expériences tirez-vous de cette première tranche thématique trans-médias ?
CYRIL BIBAS : Sur le fond, le premier volet de nosfuturs.net dédié à la thématique du travail qui vient correspond à notre objectif de vouloir proposer des contenus complémentaires et de qualité sur un sujet donné. Différentes approches/regards viennent nourrir la réflexion sur les questions liées à l’économie de plateforme et à la numérisation du travail. Nous tenons à maintenir des conférences et débats (expérience « IRL », pour In Real Life, par rapport à internaute solitaire) en parallèle de la découverte numérique du site. Nous tirons aussi des leçons du premier volet lancé le 1er mai 2021 : en terme de chemin de navigation, contrairement à la vue en paysage de la version du site actuellement en ligne, nous pensons opter pour une expérience utilisateur·ice plus simple et une autre présentation/valorisation de nos contenus.
MARC JOTTARD : C’est difficile d’innover au niveau formel. Un autre problème rencontré est le peu de sources de financement actuelles en Fédération Wallonie-Bruxelles pour des productions destinées à internet. Il n’y a pas encore suffisamment de moyens pour innover dans la web-création. Or la production audiovisuelle dépend entièrement de subsides culturels.
Vous travaillez tous les deux au CVB, une association qui produit des films doublement engagés (du point de vue politique et esthétique) : quel est votre regard sur la numérisation du secteur du cinéma, qui semble surtout toucher la grande industrie (on le voit notamment avec le poids des plateformes en ligne). Qu’en est-il à l’échelle d’un processus de production à plus petite échelle ?
CYRIL BIBAS : Travailler comme nous à la marge de l’industrie cinématographique (avec une dimension artisanale) implique malgré tout de devoir s’adapter aux évolutions technologiques. Récemment, par exemple, il y a eu des débats au sein du CVB concernant l’utilisation de la 4k : question du stockage, du coût énergétique, de l’infrastructure technique. Même si les nouvelles générations sont attirées par de nouveaux outils permettant d’autres possibilités esthétiques, les choix doivent dépendre de la nature de chaque projet.
MARC JOTTARD : Il existe heureusement des plateformes en ligne spécialisées en cinéma documentaire ou en cinéma d’auteur·ice qui leur confèrent une visibilité absolument nécessaire. Mais elles restent des niches. Ce qui m’inquiète, c’est le risque d’uniformisation des goûts et des œuvres dû au monopole de grandes plateformes de streaming, ce qui n’est jamais bon pour la diversité de la création.
POUR UNE RÉAPPROPRIATION COLLECTIVE DU TRAVAIL
Et si la démocratie ne s’arrêtait plus aux portes de l’entreprise ?
Et si les travailleur·euses n’étaient plus cantonné·es à un rôle d’exécutant·es mais participaient désormais aux décisions qui les concernent ?
Comment permettre plus de solidarité et d’autonomie face aux contraintes du capitalisme ?
Agir sur la manière dont nous travaillons nous pousse de plus en plus vers d’autres modèles : regain d’intérêt pour les coopératives, entreprises dites « libérées » ou encore sociocratie.
Traitant du « travail qui vient » sous l’angle de la réappropriation collective du travail, le second volet de nosfuturs.net sera mis en ligne au 1er mai 2023 parallèlement au lancement du prochain documentaire de Coline Grando qui revient sur l’expérience autogestionnaire du « Balai libéré » menée par des nettoyeuses à Louvain-la-Neuve dans les années 70 et 80.
Entretien réalisé par écrit dans le courant du printemps et de l’été 2022 par Thibault Scohier.