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Néolibéralisme au pays de Manneken Pis. La subversion du modèle belge

Pendant que l’État se saborde, les violons de l’assistance sociale jouent leur plus beau requiem [Jason Mavrommatis – Aboodi Vesakaran – Unsplash (Montage Politique)]
Pendant que l’État se saborde, les violons de l’assistance sociale jouent leur plus beau requiem [Jason Mavrommatis – Aboodi Vesakaran – Unsplash (Montage Politique)]

Mystification ou mouvement de fond, la révolution néolibérale a-t-elle eu lieu dans notre pays ? Il semble que l’insubmersible « modèle belge » ait finalement pris l’eau. Et pendant que l’État se saborde, les violons de l’assistance sociale jouent leur plus beau requiem.

A l’été  2020, tandis que l’économie mondiale était à l’arrêt et qu’une récession pointait du nez, Pierre Wunsch, alors nouveau Gouverneur de la Banque nationale de Belgique (bnb), mettait en garde contre les plans d’investissement trop ambitieux. L’ancien chef de cabinet de Didier Reynders se montrait particulièrement sceptique quant aux capacités de la Wallonie à investir massivement dans la transition écologique. « À 70% de dépenses publiques », rétorquait-il au climatologue Jean-Pascal van Ypersele, on est « plus proche d’un régime communiste que d’un régime néo-libéral que d’aucuns décrient ». Si les propos de l’économiste ont pu faire sourire, la réduction du néolibéralisme à la taille plus ou moins grande de l’État est pourtant monnaie courante.

Si l’on suit toujours le Gouverneur de la Banque nationale, dans un pays avec un taux de dépenses publiques de 52,1%, il serait par conséquent malhonnête de parler de néolibéralisme en Belgique. Réduit à ce seul critère, l’offensive du néolibéralisme peut alors être qualifiée de lamentable défaite dans notre pays. Voire, pour reprendre les termes du penseur organique du Mouvement réformateur, Corentin de Salle, de « mystification intellectuelle ». Mais cette approche si restrictive ne constitue-t-elle pas en elle-même la véritable mystification ? Elle témoigne en tout cas parfaitement des malentendus récurrents que suscite la notion. C’est en effet oublier que Margaret Thatcher et Ronald Reagan, les deux plus célèbres apôtres de ce libéralisme rénové, loin d’avoir drastiquement réduit le budget de l’État, n’ont pas fondamentalement altéré le niveau des dépenses (Pierson 1994). Ainsi bien que Reagan a souvent vanté les vertus d’un État minimal, il quittera la présidence des États-Unis avec une dette publique trois fois plus grande que lorsqu’il y est entré en 1981.

La « révolution » néolibérale se caractérise moins par un déclin des dépenses que par une réorientation de leurs finalités.

Cependant, si les États dépensent plus aujourd’hui qu’avant l’arrivée du néolibéralisme, ils dépensent aussi autrement. La « révolution » néolibérale se caractérise moins par un déclin des dépenses que par une réorientation de leurs finalités. L’État est par conséquent toujours là, mais son action a été profondément transformée à l’ère postindustrielle : favorable au marché et à l’investissement privé, réticente à la démarchandisation. Il s’agit, comme l’expliquent les contributions de l’ouvrage Le(s) néolibéralisme(s) en Belgique1 , d’un redéploiement et non d’un retrait. Celui-ci prendra de nombreux visages, qui vont de la transformation des administrations par le New Public Management, à la substitution des statuts de la fonction publique par des formes contractuelles d’emploi. En effet, la privatisation pure et simple n’est qu’une des nombreuses modalités par laquelle l’action de l’État se conforme aux impératifs du marché.

Le pouvoir d’achat contre la démocratie

Cette néolibéralisation « à la belge » a fait l’objet d’assez peu de recherches. Pourtant, le petit État consociatif n’a pas échappé à la vague de ce « nouveau » libéralisme triomphant au tournant des années 1980, transformant tant son modèle social que son architecture institutionnelle. Cette lente mutation ne va dès lors pas manquer d’affecter certaines des caractéristiques les plus singulières dudit « modèle belge ». À côté de la substitution du contrôle de l’inflation au plein emploi comme objectif central de la politique économique et de la part croissante que prend la compétitivité dans les stratégies de développement, l’on peut également noter la profonde reconfiguration du modèle social, le déclin des capacités de l’État à infléchir des évolutions économiques désormais globalisées, ainsi que la fragilisation de la concertation sociale par le recours croissant à une conception technocratique de la politique.

D’un État politisant les besoins, on passe à un État n’agissant que sur la distribution des revenus, altérant par conséquent les conditions du marché plutôt que d’en réduire l’emprise sur la société.

En matière d’inégalités, c’est la manière même de concevoir une politique sociale qui fera l’objet d’une profonde reconfiguration. Si les keynésiens construisaient des routes et des ponts pour relancer la demande, les néolibéraux vont préconiser les crédits d’impôts aux ménages pour stimuler leur liberté de consommateurs. Si les premiers socialisent les revenus à des fins collectives, les seconds cherchent à garantir le pouvoir d’achat.

D’un État politisant les besoins, on passe à un État n’agissant que sur la distribution des revenus, altérant par conséquent les conditions du marché plutôt que d’en réduire l’emprise sur la société. Les besoins, et par conséquent la direction de l’investissement, sont donc privatisés. Se dessinent alors deux horizons pour le social : l’un, collectif, promouvant les services publics et la sécurité sociale et l’autre, des transferts monétaires. Se substituent aux grands programmes publics visant le plein emploi, des ajustements fiscaux compensant ex post les inégalités créées par la dérégulation de la sphère économique. L’État vise par conséquent à garantir un niveau minimal d’existence tout en accentuant la compétition économique entre les individus.

Produire des pauvres, leur faire la charité

En Belgique cette nouvelle conception du social sera particulièrement marquée par les politiques d’austérité des années Martens-Gol (1981-1988) et leur promotion d’une politique ciblée sur la pauvreté au détriment d’une politique à visée universelle. Tout en dérégulant la sphère du travail et réduisant la portée des droits sociaux, le gouvernement va promouvoir et rehausser à plusieurs reprises le montant du minimex, fraîchement créé en 1974, deux ans avant la modernisation des centres publics d’aide sociale (CPAS). Cette séquence s’illustre, à partir des années 1980, par des mesures de limitation des dépenses de sécurité sociale. Ainsi, une plus grande sélectivité est appliquée notamment en matière de chômage (augmentation du stage d’attente pour les jeunes, introduction de la catégorie « cohabitant »), tandis qu’une lutte accrue contre la fraude sociale sera mise en place ainsi qu’une limitation des cotisation sociales.

D’un système censé accueillir uniquement ceux qui passent entre les mailles du filet, les CPAS deviennent un système palliant les failles grandissantes de l’État fédéral.

Parallèlement, les gouvernements libéraux vont cependant amplement promouvoir l’assistance et l’idée d’un filet de sécurité minimal. Ainsi, alors que les allocations de sécurité sociale ne sont plus indexées, le minimex est constamment augmenté et promu  : de 5% en 1983 puis de 2% chaque année jusqu’en 1987. Sur la même période, le nombre de minimexés explose, passant de 8538 ayant droits en 1975 à presque 50000 en 1988. D’un système censé accueillir uniquement ceux qui passent entre les mailles du filet, les CPAS deviennent un système palliant les failles grandissantes de l’État fédéral, en recueillant les factions déqualifiées d’un salariat précarisé. Comme le note Xavier de Beys, alors conseiller adjoint au directeur général de la Ligue des familles, si « à première vue, les mesures prises dans le cadre des pouvoirs spéciaux s’apparentent exclusivement à une vision comptable ayant comme objectif principal l’équilibre financier du système », une analyse approfondie démontre qu’il s’agit alors de promouvoir « une philosophie nouvelle de la protection sociale »2.

Cette politique mènera le sociologue Jan Vranken à distinguer ce qu’il nommera la politique « directe » et la politique « indirecte » en matière de pauvreté. Par politique « indirecte », il fait référence à la manière dont les politiques en matière de travail, de santé ou de logement affectent les pauvres en amont de la production des inégalités. La politique « directe » est au contraire sélective, se focalisant directement sur les pauvres en compensation, une fois les inégalités produites. Ainsi, les « mesures restrictives en matière de sécurité sociale (politique indirecte) ont été « compensées » par l’élargissement du minimex (politique directe) »3. En d’autres termes, poursuit Vranken, « le processus de production de la pauvreté peut tourner à plein régime, et la politique (directe) de lutte contre la pauvreté n’aura jamais assez de mains et de moyens pour remédier à ses effets ».

Cette approche va pourtant perdurer au cours des décennies suivantes, accentuant sur le plan économique et social des mesures très radicales de mise au travail, de réduction des dépenses, de dérégulation de la sphère économique, tout en ayant, sur le côté, une politique sociale résiduelle – vision qui sera d’ailleurs théorisée par les économistes de l’École de Chicago comme une « politique sociale sans État social ». Les mesures contre la pauvreté se déploient alors en marge des politiques économiques, sans jamais les remettre en cause ni les affecter. Cela fera de ladite « lutte contre la pauvreté » la politique sociale privilégiée de l’ère néolibérale.

Le service public comme service privé

Ce retrait d’un État dirigiste se marquera également dans l’appel croissant à la sous-traitance qui va caractériser l’action publique. L’État dépense toujours autant, mais délègue à d’autres une part croissante de ses missions, créant ce que certains ont nommé un « Léviathan par procuration »4. En Belgique, bien que le sujet soit encore relativement peu investigué, cela va de l’externalisation de tâches aussi régaliennes que le traitement des demandes de Visas Schengen par des entreprises privées, telles que Visabel, à la privatisation de la gestion des parkings dans certaines villes ou à la gestion de maisons de transition pour détenus par des acteurs privés.

L’État dépense toujours autant, mais délègue à d’autres une part croissante de ses missions.

Aujourd’hui, c’est également le secteur social qui commence à être touché. Ainsi, la gestion de centres de sans-abris ou d’accueil de demandeurs d’asile est désormais ouverte à des entreprises de sécurité, telles que G4S. L’État supervise et établit des contrats de gestion, mais il ne s’agit plus de fonctionnaires au sens propre qui réalisent, sur le terrain, l’action publique. Cela met en jeu naturellement de nombreuses considérations éthiques, quant à la formation de ces agents, mais également vis-à-vis des pratiques de ces entreprises, dont la principale ambition reste la rentabilité et non une vocation désintéressée de service public.5

Cette dynamique d’« ONGisation » des problèmes sociaux permet à l’État d’agir à distance, par le biais de subventions aux associations, tout en dépolitisant, sur le terrain, des situations résultant de sa propre inaction.

À cette privatisation commerciale de l’action de l’État s’ajoute le déploiement croissant d’ONG se substituant à l’État sur le terrain social. Le recours, par exemple, à des organisations humanitaires durant la crise sanitaire fut particulièrement frappant. Cette dynamique d’« ONGisation » des problèmes sociaux, particulièrement visible aujourd’hui dans le domaine de l’accueil des demandeurs d’asile, permet par conséquent à l’État d’agir à distance, par le biais de subventions aux associations, tout en dépolitisant, sur le terrain, des situations résultant de sa propre inaction.

Le présent article est une adaptation de la conclusion du livre collectif coordonné par Damien Piron et Zoé Evrard, Le(s) néolibéralisme(s) en Belgique, Louvain-la-Neuve, ed. Academia, 2023.

Des entreprises qui décident pour l’État

On pourrait naturellement ajouter à cette privatisation de l’action de l’État, le recours croissant par le public à des sociétés de consultance, afin de définir la nature même de ses interventions. Tant en matière de réforme de l’enseignement en communauté française, de développement de la SNCB ou de gestion de crise, le pouvoir politique belge se repose de moins en moins sur les connaissances de sa propre administration ou de ses scientifiques. Dans ce cas, c’est la capacité même de l’État à agir de manière autonome qui est mise en cause.

À force de déléguer à d’autres acteurs le soin d’agir et de penser en son nom, l’État semble désormais incapable de le faire par lui-même. Comme l’ont récemment noté Rosie Collington et Mariana Mazzucato  : « un service gouvernemental qui sous-traite tous les services qu’il est chargé de fournir peut être en mesure de réduire les coûts à court terme, mais il finira par coûter plus cher en raison de la perte de connaissances sur la manière de fournir ces services, et donc sur la manière d’adapter l’ensemble de ses capacités pour répondre aux besoins changeants des citoyens »6. L’État est, ajoutent les deux économistes, « infantilisé » et de moins en moins capable de mobiliser ses ressources propres. L’idée qu’il peut s’engager dans de grands programmes de travaux publics ou d’investissements pour diriger par lui-même une transition – écologique, par exemple – tend alors à s’effacer du discours politique dominant. Une vision technocratique du social se substitue ainsi à la concertation et au débat démocratique.

À force de déléguer à d’autres acteurs le soin d’agir et de penser en son nom, l’État semble désormais incapable de le faire par lui-même.

Il n’est dès lors pas surprenant que la « néolibéralisation », en Belgique comme ailleurs, ait nourri la défiance du public vis-à-vis du politique. Brouillant la frontière entre public et privé, c’est, comme en a témoigné la gestion du coronavirus, la légitimité de son action qui est mise en question au sein de la population. Plutôt que d’être perçue comme la garante de l’intérêt commun, la classe politique est désormais systématiquement soupçonnée d’être au service d’intérêts particuliers. En ce sens, le néolibéralisme défait à la fois la démocratie libérale et sape les sources de sa légitimité.

Le point d’orgue populiste

Dans ce que certains auteurs appellent la « post-démocratie »7, la participation massive des partis des syndicats et des organisations de la société civile cède lentement la place à la frustration et à l’apathie politique. En un sens, c’est la capacité qu’avait la société de définir collectivement ses besoins qui s’est lentement évanouie, vidant de sa substance la démocratie de masse qui a caractérisé l’ordre keynésien. Le déclin des corps intermédiaires, promu activement par le néolibéralisme, a donc non seulement aggravé le fossé entre les citoyens et la classe politique, mais également nourri l’essor du populisme. En ce sens, faire l’histoire du néolibéralisme en Belgique, c’est également se doter des outils nous permettant de mieux saisir notre présent et les enjeux qui le traversent.