Politique
Mutation de l’antiracisme
14.01.2015
L’antiracisme européen s’est construit en l’absence physique des populations extra-européennes qui n’arrivèrent que dans les années 1960. Il a été pris au dépourvu par la montée, au sein de ces populations, de revendications « identitaires ». Mais aujourd’hui, un certain paternalisme antiraciste n’est plus supportable.
L’histoire de l’antiracisme moderne commence à la Libération. Mais il y a une préhistoire, puisque le racisme, au sens large, ne date pas d’hier. Dans son acception « biologique », il existe depuis que l’homme blanc a été confronté aux peuples « indigènes ». La fameuse controverse de Valladolid (1550) trancha que les Indiens d’Amérique avaient bien une âme. Ce qui n’empêcha par la suite ni l’esclavage ni la colonisation. Après la Révolution française, il faudra encore attendre plus d’un siècle et demi pour que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne soit plus seulement « for White only ».
Pendant ce temps, à l’intérieur de ses frontières, l’Europe était confrontée à la différence religieuse. Elle se focalisait sur un seul groupe : les Juifs, dont la présence est attestée sur tout le continent européen. Ce groupe fut partout, à des degrés divers, victime de discriminations voire de violences. Mais on pouvait y échapper par la conversion. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’anti-judaïsme chrétien fit place à un antisémitisme à base raciale, auquel il était impossible d’échapper. Cette nouvelle forme pathologique de haine des Juifs s’exprima lors de l’affaire Dreyfus (1894-1906) qui divisa la France en deux. L’affaire Dreyfus traça les contours de l’antiracisme contemporain dans l’espace culturel français. Issu d’une vieille famille alsacienne, Dreyfus était un militaire patriote jusqu’au bout des ongles. Rien dans son apparence ne le distinguait des autres officiers. Sa religion était volontairement discrète, la Révolution française ayant émancipé les Juifs avec la contrepartie qu’ils abandonnent leurs particularismes trop visibles. Cette exigence plus ou moins explicite d’assimilation restera la marque de l’antiracisme à la française. En 1928, en réaction à la montée de l’antisémitisme nazi, naîtra en France la Ligue internationale contre l’antisémitisme. La Lica, qui ne fut jamais vraiment internationale, deviendra Licra en 1932 par l’adjonction du « r » de « racisme ». Mais elle conservera jusqu’en 1979 son sigle « Lica », marque que la lutte contre l’antisémitisme demeurait la première préoccupation de l’organisation antiraciste pionnière.
Une douce assimilation…
En 1945, la révélation de l’ampleur des crimes nazis va universaliser la conscience antiraciste au sein d’une communauté internationale en voie de constitution. Ainsi, on peut lire dans le préambule de la convention créant l’Unesco[1.Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture.] que les causes de la Seconde Guerre mondiale se trouvent dans « l’exploitation de l’ignorance et d’un préjugé : le dogme de l’inégalité des races et des hommes ». Le principe de l’égalité de « tous les êtres humains » sera finalement inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Cette évolution aboutira en France à la création du Mrap[2.À l’origine : Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix. Aujourdhui : Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.] , notamment à partir d’anciens membres de la Licra pour qui le champ de l’antiracisme devait absolument s’élargir à la question coloniale et à ses conséquences. À l’image du Mrap, le Mrax[3.Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.] pris forme petit à petit en Belgique francophone pour y devenir l’association antiraciste de référence. Fait caractéristique : le Mrax comme le Mrap ont été créés et auront été longtemps animés par des personnalités juives issues de la Résistance et de sensibilité communiste. L’histoire singulière de cette gauche juive cosmopolite ni religieuse ni sioniste confirma le cadre philosophique de l’antiracisme « à la française » : on mettra en avant la commune humanité et le creuset démocratique qui devrait conduire à une lente et douce assimilation sans contrainte. Cette caractéristique est bien datée. En 1966, quand le Mrax a pris sa forme actuelle d’association sans but lucratif, l’immigration extra-européenne est à ses débuts[4.Les conventions belgo-marocaine et belgo-turque qui ouvrent la voie à l’immigration de travailleurs de ces deux pays ont été signées en 1964.]. Les nouveaux migrants qui arrivent alors massivement du Maroc et de Turquie ne disposent d’aucune arme pour défendre leurs droits, n’ayant ni la nationalité belge, ni une connaissance suffisante de la langue, ni une position socio-économique solide qui leur permette de prendre des risques. Or, leur nombre croissant ainsi que leur visibilité va alimenter un racisme qui visera désormais principalement les immigrés de culture et de religion musulmanes. Ces derniers auront bien besoin, pour s’en défendre, de l’engagement de la partie la plus éclairée de la société d’accueil. Celle-ci mettra naturellement en œuvre son logiciel universaliste-intégrateur, sans pouvoir se départir du paternalisme inhérent à cette position.
Années 1970 : le retournement
En 1974, la crise économique mit fin aux possibilités d’ascension sociale des « immigrés du travail » dont beaucoup se retrouvent coincés dans les strates inférieures de la pyramide sociale. Puis, dans les années 1980 et 1990, de nouveaux acteurs émergent. Une nouvelle génération « issue de l’immigration » est née belge et a grandi immergée dans la culture de ce pays. Elle dispose des armes qui manquaient à la génération précédente pour prendre son sort et ses luttes directement en main. Mais le contexte a changé. La perspective de l’égalité sociale s’est éloignée, favorisant la montée de revendications de type identitaire. Ce phénomène a été bien analysé par la philosophe américaine Nancy Fraser : les groupes dominés le sont souvent à plusieurs titres et leur chemin d’émancipation combine des « luttes de redistribution » et des « luttes de reconnaissance ». Il y a un lien entre les deux : les luttes de reconnaissance prennent d’autant plus de place que les luttes de redistribution n’aboutissent pas. Cette nouvelle affirmation d’une jeunesse émancipée issue de l’immigration du travail va transformer le champ de l’antiracisme contemporain. Le désir, totalement légitime même s’il ne s’exprime pas toujours selon les règles de la bienséance académique, de cette jeunesse de ne plus déléguer la défense de ses intérêts à des « Blancs » sympathiques débouchera sur quelques conflits de légitimité dont les convulsions du Mrax furent un symptôme. Pour ne rien arranger, l’affirmation musulmane va s’imposer comme une forme de résistance culturelle à une assimilation vécue comme un renoncement. Difficile à avaler pour la gauche antiraciste « blanche » qui s’est toujours battue contre les dogmes religieux. Lui demander de soutenir des « luttes de reconnaissance » musulmanes, c’est pour beaucoup un pont trop loin. La vieille alliance antiraciste de la Libération n’y survivra pas. La longue crise du Mrax suggère que cette forme organisationnelle de l’antiracisme « à la française », basée sur l’affiliation d’individus conscientisés, a vécu. Il importe désormais de reconnaître le rôle prépondérant des groupes concernés, selon le vieux principe féministe « Ne me libère pas, je m’en charge ». Le mouvement antiraciste doit se réinventer en se déployant selon deux axes convergents : d’une part, à travers des associations de minorités ethnoculturelles qui prennent en charge la lutte pour leurs droits, d’autre part, à travers des grandes organisations démocratiques progressistes (comme les syndicats) qui inscrivent la lutte contre les discriminations à l’intérieur d’un champ plus large de luttes pour l’égalité. Mais le chemin pour y arriver est encore long. Une première version de cet article a été publiée dans l’Agenda interculturel (Centre bruxellois d’action interculturelle) de septembre 2014.