Politique
Moslim zijn in Vlaanderen (Être musulman en Flandre)
13.11.2020
Depuis 1974, l’essentiel des nombreuses questions qui touchent à la diversité culturelle de nos sociétés sont traitées différemment au Nord et au Sud du pays. Dans un premier temps, les Régions s’étaient vues confier la compétence de la « politique d’accueil des travailleurs immigrés », avant de passer la main aux Communautés en 1980, lors de la deuxième réforme de l’État, lorsque l’appellation officielle de la compétence est devenue la « politique d’accueil et d’intégration des immigrés[1.Loi spéciale du 8 août 1980.] ».
Tout au long des années 1980, les politiques ne différeront que très peu entre le Nord et le Sud. Sauf sur un point : là où les politiques francophones laissent le champ libre à l’administration sans trop se soucier de la question, le gouvernement flamand va, dès 1981, rédiger des beleidsnota (« notes de politiques publiques »), qui définissent le cadre des politiques à mener, parmi lesquelles le soutien aux zelforganisaties (les associations d’immigré·e·s et de leurs descendant·e·s), tandis que, du côté francophone, on met l’accent sur le social et on se méfie des particularismes culturels et associatifs.
Confrontées à partir de 1988 à la montée en puissance du Vlaams Blok, les autorités flamandes réagiront en intensifiant leur politique multiculturaliste et « interventionniste[2.Par opposition au « laissez-faire » qui caractériserait les politiques francophones, selon Ilke Adam, « Une approche différenciée de la diversité ? Les politiques d’intégration des personnes issues de l’immigration en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles (1980-2006) », in J. Ringelheim (dir.), Le droit et la diversité culturelle, Bruxelles, Bruylant, 2011.] ». La diversité culturelle sera valorisée et les personnes issues de l’immigration seront désormais définies commes des « minorités ethnoculturelles[3.Décret « relatif à la politique flamande envers les minorités ethno-culturelles » du 28 avril 1998.] ». En 2002 est créé le Minderhedenforum (Forum des minorités) qui regroupe aujourd’hui plus de 1800 zelforganisaties, de Bruxelles et de Flandre, regroupées en 18 fédérations et dont la fonction est, notamment, de représenter les minorités ethnoculturelles auprès des autorités, qui considèrent cette structuration comme un facteur de cohésion sociale.
Un passé nationaliste et catholique
Sans doute influencée par les Pays-Bas voisins, cette ouverture flamande à la diversité culturelle dispose en propre d’un puissant ressort : le mouvement flamand, qui s’est donné comme objectif de forger une identité nationale flamande dans une Belgique qui la niait, ne savait que trop bien l’importance de la culture d’origine pour permettre à l’individu de se tenir droit. À cela s’ajoute le rôle déterminant joué pendant toute cette période par le CVP (comme s’appelait le CD&V avant 2001). Omniprésent dans la société avec ses milliers d’organisations de base, cette émanation de la démocratie chrétienne a toujours été favorable à une intervention « subsidiaire » de l’État, chargé surtout de soutenir les initiatives de cette société civile que les néerlandophones appellent middenveld (littéralement : « champ du milieu »).
Cette politique connaîtra un frein lors de la décennie suivante où, le CVP étant renvoyé dans l’opposition, les nouvelles majorités mettront en sourdine le soutien aux initiatives culturelles des minorités, dans la foulée d’un mouvement général de réduction des dépenses et donc des subsides dans le secteur social.
Depuis, ces deux tendances coexistent, dans la sphère politique comme dans la société : d’un côté, les traditions d’ouverture à l’expression culturelle des minorités héritées du mouvement flamand qu’entretiennent encore le CD&V et l’actuel ministre-président Geert Bourgeois, pourtant membre et fondateur de la N-VA ; de l’autre, l’Open VLD et le courant désormais majoritaire de la N-VA qui subit la pression du Vlaams Belang et semble de plus en plus obnubilé par la lutte contre le radicalisme islamique et contre les migrants illégaux.
Mais ces deux tendances se retrouvent autour d’un objectif commun : une gestion volontariste de la diversité et de l’intégration est nécessaire pour construire une identité nationale en Flandre. Dès la décennie 1980, celle-ci s’est montrée désireuse de disposer de plus de compétences, dans cette matière comme dans toutes les autres. D’un seul élan ont été mobilisés plusieurs instruments destinés à créer un sentiment national, et donc un « nous » inclusif dans lequel toute la population devait pouvoir se retrouver : « L’identité et la diversité culturelle sont les deux faces d’une même médaille qui amènent une communauté à l’ouverture, à la tolérance et à la cohésion[4.Déclaration de politique générale du gouvernement flamand du 22 juin 1995.]. »
Ainsi, de façon constante, l’administration flamande a mis en œuvre des « plans de diversité » volontaristes, très différents de ceux qui peuvent exister du côté francophone. Pour elle, la notion de « diversité » inclut naturellement la diversité culturelle. Et, aujourd’hui, une des métaphores de cette diversité est le foulard des musulmanes. Cela se traduit par des campagnes de communication très explicites.
Présence musulmane
En Flandre comme partout ailleurs, les questions relatives à la « gestion de la diversité » se sont infléchies à cause de l’hypertrophie discursive de la « question musulmane ». Dans cette région, la population « d’origine musulmane » compterait environ 350 000 personnes, surtout à Anvers et au Limbourg, soit 5,5 % de la population flamande, sur quelque 800 000 pour toute la Belgique[5.Soit proportionnellement plus qu’en Wallonie (4,9 %) mais beaucoup moins qu’à Bruxelles (23,6 %). Source : site de Jan Hertogen, 5.5.2017.].
Depuis une quinzaine d’années, la scène médiatique flamande a intégré la participation d’intellectuels d’origine arabo-musulmane ou turque qui ne renient pas cet héritage et s’en montrent à l’occasion solidaires. Aussi bien De Standaard que De Morgen ont accueilli dans leurs colonnes Tarik Fraihi, Mohamed Talhaoui, Rachida Lamrabet, Salahettin Kocak, Nadia Fadil, Dyab Abou Jahjah ou Yasmien Naciri. Les prises de position dans le débat public sont extrêmement vives et illustrent bien la vitalité du concept de laïcité inclusive. Une grande partie du monde associatif militant s’exprime lui aussi dans ce sens, qu’il s’agisse du mouvement antiraciste Kif Kif ou de Hart boven Hard, dont le texte de vision sur la diversité est particulièrement clair[6.Par comparaison, Tout autre chose est quasi muet sur ces questions.].
Les polémiques autour de la présence du foulard dans la sphère publique apparurent au grand jour en 2007 avec la décision de Patrick Janssens, bourgmestre socialiste d’Anvers, d’interdire le port de signes religieux pour les membres du personnel communal en contact avec le public. Cette disposition fera école dans presque toutes les communes et villes de Flandre, à l’exception de quelques-unes comme Louvain et Gand (qui l’adoptera plus tard pour y renoncer en 2013, suite à une pétition d’initiative populaire)[7.En Wallonie et à Bruxelles, toutes les communes interdisent de tels signes pour l’ensemble de leur personnel, qu’il soit en contact ou non avec le public.]. À la veille des élections communales de 2012, le SP.A fera à cet égard son autocritique pour avoir pris en 2007 une position qui s’apparentait à un refus des conséquences de la diversité.
Dans le monde politique, la tendance « éradicatrice » est freinée par le refus d’emboîter le pas au Vlaams Belang qui, sur cette question, agit surtout comme un repoussoir. Ainsi, le VB s’est retrouvé totalement isolé lorsqu’il a dénoncé une élue qui prêtait serment avec un foulard, comme ce fut le cas pour la première fois en 2013 à Anvers avec Karima Amaliki (PvdA-PTB) ou lorsque, à Alost, il a proposé l’interdiction du foulard pour le personnel communal, s’attirant à cette occasion les foudres de l’ensemble des autres partis, N-VA comprise.
Si les administrations locales sont divisées, l’administration communautaire flamande ne prévoit aucune interdiction en matière de signes religieux et fait même activement campagne pour promouvoir la plus grande ouverture à ce propos. (Voir « Liesbeth et Amina », en fin d’article.)
Dans les écoles secondaires, l’enseignement officiel a maintenu de fait l’interdiction générale de couvre-chef religieux, malgré l’arrêt du Conseil d’État de 2014 qui condamnait la décision. La proclamation de la neutralité n’empêche néanmoins pas que, depuis 2002, les enfants peuvent s’absenter « légalement » pour un jour de fête de l’une des religions reconnues.
Le réseau de l’enseignement libre, quant à lui, s’est lancé dans la propagation active de la notion de dialoogschool (« école du dialogue »). Certes, il s’agit d’inclure au sens large, mais la question des aménagements liés au fait religieux (repas halal, possibilité de lieu de prière, port du foulard…) est explicitement et positivement envisagée. On pourrait y voir une manière de se placer dans la concurrence entre réseaux, mais la façon dont les autorités décrivent le projet assume clairement le fait que la société change, que les professeurs vieillissent, que nombre de futurs enseignants seront musulmans, et que l’école doit être le miroir de la société[8.Voir l’interview de Lieven Boeve, directeur général de l’enseignement catholique flamand (De Morgen, 4.5.2016).].
Flandre, d’hier à aujourd’hui
Mais rien n’est jamais acquis…
Ces dernières années ont vu s’opérer des glissements de politique qui peuvent augurer des reculs dans la vision ouverte de la diversité : le regroupement du secteur de l’accueil et de l’intégration en agences de facto aux mains du politique se fait au détriment de la souplesse des structures antérieures, de leur autonomie et de la liberté de parole de ses agents.
Depuis 2014, les accents changent. Dans sa nouvelle interprétation, l’inburgering – concept généralement traduit par « intégration civique » – met l’accent sur la nécessité pour l’individu de faire ce que lui demande « la société ». Le discours politique tend à culpabiliser et à pointer les responsabilités individuelles en matière de parcours scolaire ou d’accès à l’emploi au lieu de mettre l’accent sur la lutte contre les discriminations et sur l’aspect dialectique du mouvement qui conduit à faire société, en assumant le rôle essentiel à jouer par les autorités. Les nouveaux plans de diversité en sont le reflet.
Tout ceci donne l’image d’une Flandre très contrastée. D’un côté, une évolution inquiétante au niveau de la concentration du pouvoir sur une partie du milieu associatif, les discours culpabilisateurs et même racistes de certains politiciens, qui attisent les fantasmes et les méfiances. De l’autre un grande vivacité du débat. N’est-ce pas là le signe que la société bouge, évolue, se colore, ce qui ne peut se faire sans douleur ni difficultés ?
La société civile de Flandre paraît assumer mieux qu’ailleurs en Belgique le fait de ne plus être la même qu’il y a vingt ans. Comme le dit bien le texte de vision de Hart boven Hard, un projet de société n’a de sens que s’il prend en compte le fait de vivre dans une superdiverse maatschappij, une « société super-diverse ». Il existe des services publics qui considèrent comme normal qu’y travaillent des personnes qui portent un foulard et qui se donnent des objectifs en matière de diversité d’origine de leur personnel. Les centaines d’associations représentées dans les fédérations ethnoculturelles du Minderhedenforum y négocient leurs moyens, rencontrent d’autres groupes, des autorités publiques, bref, font de la politique. C’est du dynamisme de ce monde-là que dépendra la suite de l’histoire…
Cet article doit beaucoup aux personnes que nous avons rencontrées pour l’écrire : Ilke Adam, Pierre-Yves Lambert, Saila Oulad Chaib, Albert Martens. Merci à elles.
Liesbeth et Amina
Le 28 août, l’administration flamande annonçait sur Twitter l’ouverture d’une réserve de recrutement de secrétaires de direction et de juristes. Comme à son habitude, l’annonce était illustrée par une photo évoquant un des groupes-cibles (doelgroepen) de la politique de mise à l’emploi. Ici, c’était Amina.
Polémique : Liesbeth Homans, ministre de tutelle du VDAB (l’équivalent flamand du Forem et d’Actiris), réputée très proche de Bart De Wever, a fait retirer la photo de l’annonce. Celle-ci enverrait le message erroné que le port du foulard serait accepté partout.
Mais en même temps, la photo d’Amina s’étale en grand sur le site du gouvernement flamand. À côté d’un propos attribué à Amina – « Avec ou sans foulard, il est juste important que je fasse bien mon travail » –, le gouvernement flamand (sous direction N-VA, tout de même !) résume la philosophie de sa politique de diversité : « Votre talent est plus important que votre sexe, genre, origine, âge, orientation sexuelle, handicap ou état de santé. » Amina, qui travaille comme médiatrice au VDAB, profession stratégique s’il en est, ajoute : « Je trouve très important qu’un employeur donne sa chance à chacun·e sur la base de ses compétences. Surtout aux personnes qui rencontrent des obstacles dans leur recherche d’emploi. » Elle parle d’expérience : « Moi-même, je porte un foulard. Dans le passé, j’ai été déjà confrontée à des patrons qui l’interdisaient. Mais au VDAB, je peux le garder. »