Politique
Morale laïque et éthique philosophique
01.03.2004
La laïcité belge se construit-elle à l’intérieur d’une communauté, à l’image des institutions religieuses qu’elle stigmatise ? Pour l’auteur, il est absurde que la laïcité s’institutionnalise au même titre que les organisations religieuses. La solution serait plutôt à trouver du côté de la philosophie
Que veulent dire ceux qui, dans notre pays, se définissent comme «laïques» ? Beaucoup d’entre eux seraient dans l’embarras, je le crains, s’ils venaient à être eux-mêmes interrogés sur la question. S’agit-il d’affirmer son adhésion au principe de séparation de l’État et des Églises et de prôner l’impartialité des pouvoirs publics à l’égard des diverses conceptions religieuses ? Ce «laïque»-là, qui est peut-être un croyant fervent – chrétien, juif ou musulman –, ne veut rien d’autre que garantir le libre exercice de la pratique religieuse à l’intérieur d’un cadre institutionnel «neutre». La laïcité dont il se réclame est alors strictement politique, ou morale dans un sens précis : comme un certain système de règles commun à tous – système lui-même indissociable d’instances et d’appareils de contrainte spécifiques (école, administration, justice…) Mais en Belgique, comme on sait, le «laïque» désigne aussi tout autre chose : celui qui n’adhère à aucune religion, qui se déclare «athée» ou «agnostique», et qui cherche à élaborer une conception de vie sans transcendance. La «laïcité» ne tient alors plus dans une simple morale qui règle nos rapports aux autres ; c’est une éthique qui concerne notre rapport à nous-mêmes : une certaine manière de se conduire, de réfléchir sur soi, de donner un «sens à sa vie». L’éthique commence quand je me demande ce qui est vraiment essentiel dans mon existence, quand je réfléchis ce qui fait mon être propre, mon «identité» personnelle. Être «laïque», c’est alors une manière de se définir, comme c’en est une autre de se définir comme «chrétien» ou «musulman».
«Communauté» versus «autonomie»
Or ce n’est je suis pour ma part animé d’une conviction profonde : la laïcité est une morale, mais pas une éthique. Il n’y a pas d’éthique laïque, pas de «sens de la vie» laïque. Il me semble absurde de rassembler les laïques au sein d’une communauté éthique dotée de valeurs, de cérémonies et d’institutions spécifiques, à côté des communautés religieuses traditionnelles. Telle est bien pourtant la voie empruntée depuis 1993 par la laïcité officielle belge, qui se définit explicitement à la fois comme une morale et comme une éthique Cf. l’article 4 des statuts du Centre d’action laïque : «Par laïcité, il faut entendre d’une part: la volonté de construire une société juste, progressiste et fraternelle, dotée d’institutions publiques et impartiales, garante de la dignité de la personne et des droits humains, assurant à chacun la liberté de pensée et d’expression, ainsi que l’égalité de tous devant la loi sans dis-tinction de sexe, d’origine, de culture ou de conviction et considérant que les options confessionnelles ou non relèvent exclusivement de la sphère privée des personnes ; d’autre part : l’élaboration personnelle d’une conception de vie qui se fonde sur l’expérience humaine, à l’exclusion de toute référence confessionnelle, dogmatique ou surnaturelle, qui implique l’adhésion aux valeurs du libre examen, l’émancipation à l’égard de toute forme de conditionnement et l’adhésion aux impératifs de citoyenneté et de justice». Je voudrais brièvement expliquer mon désaccord avec elle. L’enjeu fondamental de toute cette histoire, c’est l’autonomie. Dans les sociétés dites traditionnelles, l’individu devient un sujet à part entière après avoir été initié à la loi du groupe, loi qui est censée provenir d’une source radicale d’altérité – Dieu ou les dieux. Ces cultures sont, par contraste avec la nôtre, des cultures de l’hétéronomie (du grec heteros = autre, nomos = la loi, la norme). Leur éthique et leur politique se fondent sur la soumission à un Autre. Le sujet s’accomplit en re-connaissant le caractère transcendant des règles et des normes qui fondent la communauté. Ce qui émerge de radicalement nouveau une première fois en Grèce au Ve siècle avant notre ère, puis une seconde fois avec la Modernité, c’est précisément que l’éthique et la politique ne s’alimentent plus à un savoir dont certains initiés sont détenteurs, mais à une libre recherche fondée sur le dialogue et la critique. Les Grecs ont inventé l’autonomie (auto = soi-même, nomos = la loi, la norme). Sur le plan politique, cela signifie que les lois ne sont plus censées provenir des dieux, mais qu’elles sont explicitement posées par les hommes eux-mêmes sur la place publique. La démocratie est indissociable d’un processus de laïcisation de la vie collective. Mais que se passe-t-il, solidairement, sur le plan éthique ? Les individus cherchent dorénavant eux-mêmes le sens de leur existence, au lieu de l’hériter de la tradition. À l’initiation se substitue quelque chose d’assez énigmatique, une sorte d’auto-initiation à travers laquelle le sujet s’accomplit par lui-même, et non plus en se soumettant à quelque Autre transcendant. Cette laïcisation du rapport à soi, c’est la philosophie qui l’accomplit. L’institution de la démocratie et l’institution de la philosophie réalisent de façon complémentaire l’autonomie de l’homme, à la fois politique et éthique.
Du rôle de la philosophie
La philosophie n’est ni une croyance ni un savoir, mais le travail critique de la pensée sur elle-même. Elle invite l’homme, qu’il soit croyant ou athée, à une réinterrogation illimitée de ses propres évidences. Mais c’est une réinterrogation qui fait sens pour le sujet, qui le transforme positivement Je me permets de renvoyer à mon ouvrage Métamorphoses du sujet. L’éthique philosophique de Socrate à Foucault, De Boeck (à paraître en janvier 2004). La pratique philosophique consiste en un certain travail sur soi pour s’arracher à la médiocrité de la vie de tous les jours, mais sans céder à la tentation de faire de ce travail la quête de quelque absolu. Ni platitude ni transcendance, tel est le pari de la philosophie. En conséquence, si l’on veut appuyer la morale laïque sur une éthique (et il le faut assurément), c’est sur l’éthique philosophique qu’on doit le faire, et non sur une idéologie laïque mollement «humaniste». Hélas, la laïcité officielle, parce qu’elle est avant tout soucieuse de consolider le «pilier» sur lequel elle s’appuie, a besoin d’idéologie, et non de philosophie. Voulant se constituer en communauté éthique et spirituelle à côté des communautés religieuses, la laïcité érige absurdement la non-religion en substitut de religion. À la place de Dieu, elle met l’Homme. Or, il a plus de 30 ans, Deleuze interrogeait déjà : «En récupérant la religion, cessons-nous d’être homme religieux ? En faisant de la théologie une anthropologie, en mettant l’homme à la place de Dieu, supprimons-nous l’essentiel, c’est-à-dire la place ?» Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 101. Et dans une conférence fameuse où il s’agissait précisément de refonder l’humanisme sur de nouvelles bases, authentiquement philosophiques, Sartre dénonçait avec virulence ce type d’idéologie à laquelle, en fin de compte, la laïcité belge reste attachée : «L’existentialiste est très opposé à un certain type de morale laïque qui voudrait supprimer Dieu avec le moins de frais possible. Lorsque, vers 1880, des professeurs français essayèrent de constituer une morale laïque, ils dirent à peu près ceci : Dieu est une hypothèse inutile et coûteuse, nous la supprimons, mais il est nécessaire cependant, pour qu’il y ait une morale, une société, un monde policé, que certaines valeurs soient prises au sérieux et considérées comme existant a priori (…). Nous allons donc faire un petit travail qui permettra de montrer que ces valeurs existent tout de même, inscrites dans un ciel intelligible, bien que, par ailleurs, Dieu n’existe pas (…). Nous retrouverons les mêmes normes d’honnêteté, de progrès, d’humanisme, et nous aurons fait de Dieu une hypothèse périmée qui mourra tranquillement et d’elle-même» Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Folio, 1946, p. 38. Mais nous savons que Dieu ne meurt pas si tranquillement que cela… La laïcité a besoin de toute la force critique et démystificatrice de la philosophie pour contester l’hégémonie éthique des religions. De ce point de vue, il est nécessaire d’introduire enfin un cours de philosophie dans l’enseignement secondaire. Le front commun dressé ces dernières années par les catholiques et les « laïcs » contre l’introduction de la philo dans le secondaire montre bien, hélas, combien ceux-ci restent inféodés, sans même le savoir, aux structures de pensée de leurs adversaires. Ne peut-on pourtant espérer de leur part autre chose qu’un nouveau conformisme ?