Politique
Montée de l’extrême droite : un péril lointain ?
07.10.2022
Les récentes victoires électorales des partis d’extrême droite en Suède et en Italie peuvent-elles faire tache d’huile jusqu’en Belgique ? On n’en est pas encore là, mais certains signes – dont la ligne de plus en plus conservatrice du MR – sont tout de même préoccupants.
Les victoires, coup sur coup, des blocs de droite en Suède et en Italie ont sonné les gauches européennes. Dans les deux cas, ce sont des partis d’extrême droite qui arrivent en tête, d’un côté les mal nommés Démocrates de Suède (SD) et, de l’autre, les Frères d’Italie (FdI)[1.Sur la situation en Italie on peut lire les analyses d’Hugues Le Paige sur son blog.]. Dans les deux cas encore, des partis de la droite traditionnelle ont annoncé avant les élections leur intention de gouverner avec ces formations, les légitimant et leur donnant littéralement accès au pouvoir. Si en Italie, la Forza Italia (FI) de Sivlio Berlusconi est un parti ouvertement conservateur, l’un des partis du bloc suédois, les Libéraux (L), est rattaché au groupe européen Renew, qui est régulièrement présenté comme l’ennemi juré du nationalisme identitaire.
Ce qui semblait impensable pour beaucoup il y a une ou deux générations, un retour massif de l’extrême droite au pouvoir par les urnes, est en train de se produire. En Pologne et en Hongrie, des partis illibéraux détricotent l’État de droit et mettent en place des politiques nationalistes excluantes et inhumaines. En France, nous en avions déjà parlé, le Rassemblement national (RN, ex-FN) a fait une entrée massive au Parlement, en Flandre le Vlaams Belang (VB) réalise de nouveau des scores colossaux. Le risque de voir l’extrême droite gouverner en Belgique est-il si lointain ?
Il n’est un secret pour personne qu’une partie des cadres de la N-VA se verrait bien gouverner la Flandre avec le VB – la célébration récente, par Théo Francken, de la victoire du FdI, nous le rappelle crûment[2.On se souviendra aussi de sa réaction à chaud des résultats des élections fédérales de 2019 et son « Ensemble (N-VA & VB) une majorité ».]. Mais, dira-t-on, tant qu’à Bruxelles et en Wallonie l’extrême droite sera réduite à peau de chagrin, nous éviterons le pire. Est-ce vraiment le cas ? Ce que les élections de ces dernières semaines ont démontrée, c’est que les SD et autres FdI n’auraient jamais atteint les portes du pouvoir sans la droite conservatrice et libérale. Or, le principal parti de la droite francophone est en train d’opérer une révolution dans sa manière d’appréhender son rapport au pouvoir.
La radicalisation du MR
Le MR, depuis les deux gouvernements Michel (2014-2019) et surtout depuis la mise en place de George-Louis Bouchez à sa présidence, a effectivement glissé d’un néolibéralisme mâtiné d’un certain progressisme sur les sujets sociétaux à un conservatisme de plus en plus assumé. L’intransigeance dont certains cadres ont pu faire preuve vis-à-vis de l’extrême droite s’est par exemple transformée en un mélange de complaisance et surtout de rapprochement idéologique sur les grands thèmes que les forces nationales-identitaires ont réussi à mettre sur le devant de la scène européenne : la « menace » migratoire, la panique wokiste[3.Lire A. Mahoudeau, La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire, Textuel, 2022.], la défense de valeurs occidentales présentées comme essentielles…
Celles et ceux qui dénoncent la communication frénétique de George-Louis Bouchez, son narcissisme et ses mensonges répétés passent à côté de l’essentiel. Le président du MR a depuis longtemps abandonné ce qui pouvait subsister de décence dans le débat public pour établir ses propres règles du jeu : un matraquage émotionnel permanent et une dédiabolisation des idées identitaires. L’interview qu’il a donné à La Dernière Heure[4.G. Dos Santos, « “Le résultat d’une classe moyenne qui se sent menacée par les dérives wokistes”: Bouchez, Morreale et Tamellini, Belgo-Italiens, réagissent à la montée en puissance de la droite extrême en Italie », La Dernière Heure, 26 septembre 2022.] suite aux élections italiennes est parfaitement exemplaire de sa stratégie. On peut la juger délirante – elle l’est – et attaquer son manque absolu de rigueur sociologique – discipline pourtant invoquée comme un totem quand il définit « la classe moyenne » comme un ensemble de personnes actives, unifiées par la défense de « certaines valeurs et [d’un] certain cadre de vie » et qui se sentirait « extrêmement menacées par les dérives wokistes » – mais il faut bien comprendre qu’elle a un objectif tout à fait clair. Peu importe les moyens, son but est précisément d’essentialiser son électorat, de l’enfermer dans une conception, une référence idéelle de lui-même, comme un grand-tout solidaire, contre l’Autre qui, ici, est résumé aux migrants et aux wokistes.
Le plus important barrage, pour le président du MR, n’est pas celui à l’héritage du fascisme mais bien celui à l’égalité radicale, qu’elle soit culturelle ou politique. Incidemment, le terrain que prépare George-Louis Bouchez, est celui du nécessaire bloc des droites, réunissant toutes les forces conservatrices, du MR au VB, pour protéger la « classe moyenne » (qui n’est que l’autre nom des « honnêtes gens ») contre le péril de la gauche écologique et sociale. Qu’il utilise pour cela des tactiques éprouvées par Trump et tous ses imitateurs, affaiblissant dangereusement le rapport de la classe politique avec la vérité objective, rapport qu’on pouvait déjà dire, pudiquement, ténu, n’est qu’un effet collatéral, un moyen pour arriver à une fin : le pouvoir.
La gauche absente et en danger
Et il faut mesurer ici ce que ce mouvement signifie en Europe et en Belgique : alors que le grand compromis social-démocrate a déjà été largement affaibli et que l’État social croule sous les assauts d’un néolibéralisme devenu hégémonique, la droite n’est pas rassasiée, elle veut plus, toujours plus de « réformes » et d’ordre. La logique du compromis centriste, entre des formations de centre gauche et de centre droit ne cesse de reculer au profit du bloc contre bloc. Or, dans cette lutte, la gauche belge, dans toute sa variété, ne semble pas encore avoir saisi que son existence même est menacée. Pas seulement électoralement (comme en Pologne ou en Hongrie) mais comme moteur culturel capable d’affronter les défis sociaux et écologiques de notre époque. En effet, l’alternance, présentée comme une condition sine qua non de la démocratie représentative, paraît chaque année qui passe un peu moins immuable.
Les différentes formations de gauche doivent s’interroger : peuvent-elles attendre que les partis libéraux et conservateurs redeviennent raisonnables quand leur stratégie d’alliance ou de récupération avec l’extrême droite leur ouvrent les portes du pouvoir ? En Belgique, le PS et Ecolo peuvent-ils continuer de faire « comme si » les positions du MR ne se rapprochaient pas toujours plus de la ligne rouge nationale-identitaire et accepter de gouverner en menant des politiques qui en sont déjà inspirées, par exemple sur la gestion particulièrement inhumaine de l’immigration ? D’un point de vue purement électoral, George-Louis Bouchez réussit à apparaître comme un outsider alors que son parti gouverne au fédéral et en Wallonie ; et les regards hautains de ses partenaires de coalition perdront tout leur sens le jour où il aura engendré un succès électoral, n’importe lequel, pour asseoir son autorité et prouver le bien-fondé de sa stratégie.
La vraie question est donc bien la suivante : comment la gauche peut-elle s’opposer à la montée des partis et des idées d’extrême droite en Belgique et en Europe ? Aucune auto-célébration, aucun business as usual, ne réglera le problème. Au niveau européen, c’est avant tout d’un grand projet de société future que nous manquons, d’espoir distillé en vision politique ; l’Europe sociale, qu’elle gagne une manche ou l’autre, est bien trop en retard sur l’ensemble des règles néolibérales qui sont devenues la norme. En Belgique, le système électoral et la question communautaire limitent fortement les chances de victoire électorale de la gauche ; au niveau fédéral elle apparaît, même, mathématiquement impossible. On ne peut pas mettre l’avenir au frigo, prier pour qu’il soit meilleur et prier les citoyens et les citoyennes de croire en la démocratie.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 4.0 ; Giorgia Meloni, actuelle présidente du parti Frères d’Italie et potentielle présidente du conseil italien, devant un logo du parti en 2014, photographie prise par Jose Antonio.)