Politique
Monarchie ou république : un non-sujet
04.07.2013
Monarchie ou république ? Pendant cinq siècles, cette question fut au cœur de la science politique. Elle s’en désintéresse aujourd’hui. Pourquoi ?
Introduite au temps de Machiavel, quand les petites cités républicaines tenaient la dragée haute aux Empires et aux jeunes monarchies, la question «monarchie ou république» déchira longtemps les peuples, et passionnait encore les foules au lendemain de la seconde guerre mondiale. Depuis lors, sans crier gare, elle a pratiquement disparu des préoccupations des citoyens, et des réflexions des politistes. Il reste bien quelques nostalgiques pour louer la fonction d’incarnation du roi dans nos sociétés atomisées, et quelques va-t-en-guerre pour réclamer sa tête, mais ils ont cessé d’inquiéter. Du coup, la science politique a rangé cette question autrefois fondamentale au rayon des curiosités. Quand, en de rares occasions, les chercheurs en science politique s’interrogent encore sur le sens contemporain de la monarchie, c’est à d’autres disciplines qu’ils se fient Deux grandes revues francophones de science politique ont consacré récemment un numéro à la monarchie, où juristes, philosophes et historiens occupent la première place. Pouvoirs, n°78, 1996 et Revue internationale de politique comparée, Vol. 2 , n°2, 1996. Les juristes sont convoqués pour analyser les pouvoirs formels des monarques et les règles byzantines de succession ; les philosophes invités à dégager les fondements normatifs de cette institution sans âge ; et les historiens appelés à la rescousse pour expliquer le déclin continu du lustre royal, et ses causes. Même la question du pouvoir des rois, qui touche pourtant au cœur de la science du politique, est abandonnée à ces disciplines sœurs. En Belgique, comme en Espagne ou au Royaume-Uni, ce sont de distingués constitutionnalistes qui, contrastant le prescrit constitutionnel et la pratique, dégagent une typologie des pouvoirs royaux Francis Delpérée s’est imposé comme l’un des analystes attitrés des pouvoirs royaux, en Belgique et à l’étranger. Il distingue, à propos de la Belgique mais en étendant son propos aux autres monarchies européennes, les fonctions officielles (authentificatrice et représentative) et les fonctions symboliques du roi (dialogue et médiation).
Comment comprendre ce désintérêt de la science politique pour ce qui fut le noyau de l’État pendant des siècles, et en reste l’incarnation dans la moitié des États membres de l’Union ? Quatre raisons peuvent être avancées. On peut rappeler d’abord les difficultés méthodologiques inhérentes au sujet. Les pouvoirs du roi restent les plus obscurs de nos démocraties parlementaires. On peut aisément reconstituer le film de ses actes officiels : voyages, audiences, rencontres et discours. On peut aussi montrer comment il use des seuls pouvoirs qui lui restent (en général, nommer le gouvernement et sanctionner les lois). Mais on n’en restera jamais qu’à l’écume du pouvoir. Dès lors qu’il s’agit de comprendre comment les monarques ont pu tenter d’infléchir la formation d’un gouvernement, jouer les médiateurs dans un conflit politique, attirer l’attention des dirigeants politiques ou syndicaux sur une question délaissée, voire jouer d’amitiés ou d’antipathies, le chercheur se heurte au secret. Et bien rares sont les témoins de ces tractations qui prennent le risque de «découvrir la couronne». Il faut attendre l’ouverture des archives et la publication de mémoires pour retracer le fil de ces évènements et cerner la logique du pouvoir monarchique, comme l’a fait Jean Stengers en Belgique dans un ouvrage qui relève autant de la science politique que de l’histoire Jean Stengers, L’action du roi en Belgique depuis 1831, Pouvoir et influence, Essai de typologie des modes d’action du roi, Louvain, Duculot, 1992. Le manque d’intérêt des politistes pour la chose royale s’explique aussi, sans doute, par le caractère sensible de la question. Pour un Américain, l’Europe et ses têtes couronnées, ses Cours et châteaux, ses mariages arrangés et son faste désuet, a quelque chose de Disneyland. En Europe, un politiste qui s’intéresserait à la monarchie serait probablement suspecté par ses collègues, ou de nourrir des sympathies dévotes à l’égard de cette institution un peu ringarde, ou d’avoir un certain penchant pour le scandale. Rares sont, en effet, les publications neutres sur le sujet. L’actualité éditoriale belge le confirme : au très sobre dictionnaire de Pierre-Yves Monette, ancien membre du cabinet du roi, a succédé l’essai polémique du député Serge Moureaux. Entre les deux, il semble y avoir bien peu de place pour des ouvrages analytiques, tel celui qu’avait publié André Molitor il y a vingt-cinq ans – lui aussi ancien chef de cabinet du roi André Molitor, La Fonction royale en Belgique, Bruxelles, Éditions du CRISP, 1978, 2e édition 1994. Au-delà de ces difficultés pratiques et de ces coquetteries, la lente érosion de l’institution monarchique est sans doute la cause principale du désintérêt de la science politique. Certes l’espèce n’est pas menacée, puisqu’il demeure autant de monarchies que de républiques dans l’Europe des Quinze. Mais elle se reproduit mal : s’il semble toujours possible de l’abolir là où elle subsiste, on imagine difficilement de la rétablir quand elle a disparu. Au XXe siècle, aucun pays ouest-européen ne s’est établi en forme monarchique à l’exception remarquable de l’Espagne post-franquiste. Les États nés après 1918 (Irlande, Finlande, Autriche) ont d’emblée adopté la forme républicaine. Les nouvelles démocraties succédant au fascisme et aux régimes autoritaires ont toutes fait de même : l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie après 1945, la Grèce et le Portugal à la fin des années 1970, les pays d’Europe centrale et orientale après la chute du Mur. Et si l’arrivée à la tête du gouvernement Bulgare d’un monarque exilé est un fait historique unique, et singulier, il ne s’agit ni juridiquement, ni politiquement, d’une forme de restauration – bien au contraire, puisque c’est du suffrage que l’ancien roi aura reçu son sacre. La monarchie n’a subsisté que dans les pays où elle était ancienne et où elle a su, se tenant à l’écart des jeux politiques, se banaliser Hors d’Europe, le recours au roi sauveur revient à la mode, comme l’illustre le retour de Zaher Shah sur son trône afghan. L’Espagne est, en quelque sorte, l’exception qui confirme la règle. Curieusement peu étudiée d’ailleurs, car un cas si unique mériterait plus ample traitement. Les rares chercheurs qui ont étudié ce phénomène voient dans l’institution monarchique espagnole un «compromis historique» entre l’ancien régime et la démocratie, qui aurait permis une transition douce. Le roi rassurait, par son statut traditionnel, les corps constitués qui avaient appuyé le régime franquiste (l’armée, l’Eglise et la vieille oligarchie), tandis que ses engagements en faveur de la démocratie lui garantissaient la loyauté des «modernes». Il s’est maintenu parce qu’il a su se tenir à distance des conflits partisans, et se couler dans la tradition des monarchies bourgeoises du Nord de l’Europe. Difficile pourtant de tirer de ce précédent unique une loi générale : l’histoire européenne comparée a compté plus de rois factieux, ou alliés de l’envahisseur, que d’arbitres impartiaux. En définitive, si la royauté n’intéresse plus la science politique, c’est tout simplement parce qu’elle n’est plus vraiment une question politique. Son rétablissement dans les républiques relève du fantasme. Quant aux vieilles monarchies scandinaves et du Benelux, les partisans de la république y sont aussi peu nombreux et aussi peu influents que les monarchistes en France et les nostalgiques du Kaiser en Allemagne ou en Autriche. Les pouvoirs que les rois continuent d’exercer perdent constamment en importance. Certes, la voie suédoise – où le monarque est constitutionnellement réduit aux chrysanthèmes – a été peu suivie. Mais là où le roi reste formellement l’arbitre du jeu politique, son influence s’est constamment réduite depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Partout en Europe, des organes spécialisés ont été mis en place pour «réguler» la démocratie de masse : Conseil d’État, Cour des Comptes, Cour constitutionnelle et médiateurs font désormais partie du paysage traditionnel des régimes parlementaires. Ces instances discrètes et anonymes sont censées assurer le respect des principes fondamentaux que la «classe politique» pourrait être tentée de sacrifier aux intérêts du jour, se substituant ainsi aux «bons rois» d’autrefois. Lesquels n’ont vraiment plus, dès lors, que les chrysanthèmes.