Politique
Modèle allemand ?
01.05.2014
Avant la vague actuelle, c’est dans les années 1980 que l’Allemagne avait le plus fortement inspiré la France, au moment où cette dernière avait décidé de tordre définitivement le cou à l’inflation. En 1991, le livre Capitalisme contre capitalisme de Michel Albert M. Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991 avait marqué le point culminant de cette fascination. À ce moment-là, la tentation était aussi très forte, au sein des élites françaises, de céder aux charmes du modèle anglo-saxon et le modèle allemand servait plutôt d’antithèse à ce projet de faire enfin entrer la France dans la « modernité » du capitalisme dérégulé. Michel Albert s’appuyait sur les succès des Allemands pour prôner un financement de l’économie laissant peu de place aux marchés financiers ou encore donner davantage de pouvoir aux syndicats dans les entreprises et dans la société. Après la récession de 1993, la référence au modèle anglo-saxon s’était cependant imposée pendant une quinzaine d’années. Depuis la fin des années 2000, le modèle allemand a fait un retour spectaculaire, mais, cette fois, la référence prend un sens à peu près diamétralement opposé à celui qu’elle avait il y a vingt ans.
Structure et conjoncture
C’est au nom du prétendu succès des « réformes » antisociales menées par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder au début des années 2000 qu’on justifie aujourd’hui la baisse des salaires et le démantèlement de l’État-providence. C’est le « modèle allemand » qui est désormais censé nous faire avaler ce que la référence au modèle anglo-saxon, démonétisé par les frasques de ses financiers, n’avait pas encore réussi à nous imposer jusque-là. L’histoire offre parfois des retournements saisissants… Mais, en réalité, c’est toujours Michel Albert qui a raison. Les succès de l’économie allemande restent liés surtout à des caractéristiques structurelles qui ont peu à voir avec les réformes tant vantées de Gerhard Schröder : valorisation de l’industrie et système de formation qui ne vise pas simplement à dégager une élite par l’échec des autres, pays décentralisé au territoire assez équilibré, poids déterminant des corps intermédiaires et notamment des syndicats de salariés dans les entreprises et les branches. Pour produire le rebond récent de l’industrie allemande, ces points forts structurels se sont combinés à des facteurs plus conjoncturels, qui ne doivent pas grand-chose non plus à l’ancien chancelier social-démocrate : absence de bulle immobilière liée au début du recul de la population allemande, succès de l’« OPA » sur les pays d’Europe centrale et orientale qui a dopé la compétitivité-coût des produits germaniques et le décollage spectaculaire des pays émergents dont la demande est en phase avec les spécialisations traditionnelles du pays dans les biens d’équipement et les voitures de luxe. Au contraire, l’action de Gerhard Schröder a plutôt fragilisé à terme l’économie et la société allemandes en permettant que s’y répandent la pauvreté et les inégalités, en affaiblissant la négociation collective et en freinant la modernisation de ses infrastructures. Le « modèle allemand » fait aujourd’hui l’objet d’une instrumentalisation propagandiste qui n’a que faire des réalités. Cette mauvaise foi des thuriféraires actuels du « modèle allemand » ne peut cependant fonctionner que parce qu’elle s’appuie sur l’ignorance profonde et probablement croissante des Français et des autres Européens au sujet de l’Allemagne. Il faut donc sortir le débat sur le « modèle allemand » de l’instrumentalisation où veulent l’enfermer ceux qui mènent avec tant d’ardeur le combat en faveur du moins-disant social en France et en Europe C’est l’ambition principale du livre Made in Germany, le modèle allemand au-delà des mythes.
Tragédie grecque
Ce qui ne facilite guère les choses dans les débats européens, c’est que la plupart des Allemands attribuent eux-mêmes la bonne fortune actuelle de leur industrie à l’austérité de fer mise en place par Gerhard Schröder au début des années 2000. Raison pour laquelle ils tiennent absolument à imposer cette potion amère aux autres pays européens. Ce faisant, loin de résoudre la crise, les dirigeants allemands, soutenus sur ce terrain par leur opinion publique, la prolongent et l’aggravent en maintenant la zone euro au bord de la récession et de la déflation. Ce qui non seulement accroît le chômage, la pauvreté et les tensions sociales et politiques, mais empêche aussi toute dynamique de désendettement public et privé. Une véritable tragédie grecque : l’attitude de l’opinion publique allemande est parfaitement compréhensible – nous avons souffert et c’est pour cela que nous allons mieux, il faut donc que vous acceptiez de souffrir à votre tour si vous voulez que nous vous aidions –, mais ses conséquences sont désastreuses pour l’Europe. Se peut-il que les Allemands eux-mêmes se trompent à ce point sur les causes de leurs propres succès ? Oui. « Ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font », disait très justement Karl Marx. Le passé regorge d’exemples de peuples qui ont activement soutenu des politiques erronées, contraires à leurs propres intérêts. Cela a été le cas en particulier en Europe après le krach de 1929, avec les conséquences que l’on sait. Un précédent qu’on aurait tort d’oublier : critiquant l’obsession « austéritaire » de ses concitoyens, Joschka Fischer, ancien ministre vert des Affaires étrangères d’Allemagne, rappelait (à juste titre) en mai 2012 qu’ « il serait à la fois tragique et ironique que l’Allemagne réunifiée provoque pour la troisième fois, par des moyens pacifiques cette fois et avec les meilleures intentions du monde, la ruine de l’ordre européen » J. Fischer, « L’amnésie allemande, un grave danger pour l’Europe », Project syndicate, 25 mai 2012. C’est un terrain sur lequel je dois cependant avouer un profond désarroi : bien que fréquentant l’Allemagne et les Allemands depuis plus de quarante ans, je n’ai pas la moindre idée du discours qu’il faudrait tenir pour réussir à les convaincre que le schröderisme généralisé, loin d’être la solution pour l’Europe, est au contraire le plus sûr moyen de la condamner définitivement… La principale carte qui me paraît jouable est celle de la conversion écologique de nos économies et de la transition énergétique. L’Europe est la zone la plus anciennement industrialisée au monde. Pour cette raison elle est aussi celle qui est la plus dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements en énergies fossiles et autres matières premières non renouvelables, dont les gisements sont largement épuisés sur son propre territoire. C’est pourquoi elle est aussi la plus affectée par les tensions croissantes sur les prix de ces produits, entraînées par le décollage des pays émergents. Il ne s’agit donc pas d’altruisme, de faire le bien de l’humanité ou des générations futures : l’économie européenne ne sortira durablement de sa crise actuelle que si elle est capable, ici et maintenant, d’accélérer sa conversion écologique et la transition énergétique malgré les graves difficultés qu’elle rencontre en matière de finances publiques. Or, l’Allemagne a pris conscience, bien davantage que la France, de la gravité de la crise écologique et engagé des efforts considérables pour développer les énergies renouvelables, accroître l’efficacité énergétique de son économie ou encore recycler les matières premières. Raison pour laquelle son industrie maîtrise également bien mieux que les autres ces procédés et les machines qui permettent de les mettre en oeuvre. L’Allemagne aurait donc toutes les raisons de considérer que son industrie serait la première bénéficiaire d’un Green New Deal européen, pour reprendre l’analogie avec le plan de relance qui avait sorti les États-Unis de la dépression dans les années 1930.