Guerres et conflits
[Mexique] Manifester nus pour obtenir des terres
02.12.2011
En 1992, plus de 13 000 familles de paysans ont été expropriées dans la région de Veracruz. Privés des terres dont ils avaient l’usufruit, ils vivent désormais dans la pauvreté et la servitude. En réaction, ces paysans sans terres se sont fédérés dans le mouvement des 400 villages. Pour attirer l’attention, ils manifestent nus.
C’est un village communautaire en plein centre financier de Mexico. On dort sous des tentes, dans des lits en carton. Pour se nourrir, des invendus récupérés des supermarchés, cuisinés par le « restaurant » qui sert un repas par jour. Dans ce camping improvisé, il y a du tout, même un coiffeur. Tout ce qu’il faut pour un long séjour. Des paysans dépossédés de leurs terres interpellent les passants qui les ignorent. Un homme se lave, nu, dans la fontaine publique, sans attirer l’attention d’un homme d’affaires pressé et mal à l’aise. « Aujourd’hui, cela fait trois mois que nous sommes là. Nous n’avons toujours pas reçu de réponse concrète du gouvernement. On souffre de la faim, du froid, des pluies, de la chaleur… C’est difficile, mais nous ne pouvons faire autrement que de continuer, pour qu’ils nous écoutent. Nous voulons tous rentrer dans notre village et continuer à travailler, comme avant », explique Juan, un paysan, lors d’une manifestation en décembre dernier. Depuis une dizaine d’années, les paysans de Veracruz du mouvement des 400 villages envahissent les places de la capitale mexicaine, plusieurs mois par an. Deux fois par jour, ils se réunissent en plein centre de Mexico City, pour manifester nus, avec la photo d’un politicien comme cache-sexe. La foule scande « Respueta ! Respueta ! », (Réponse ! Réponse !), au rythme des roulements de tambours. Fatigués de ne pas se faire entendre des autorités qui ignorent leurs revendications, des hommes ont eu l’idée de manifester nus dans les rues de la capitale mexicaine. Sans plus de succès. Allant plus loin dans la provocation, les femmes ont commencé à se dévêtir, suscitant immédiatement l’intérêt des médias, même étrangers. « Nous avons eu l’idée de manifester nus, sans gêne, même quand il fait froid. Pour nous différencier des nombreuses revendications sociales qui existent au Mexique», rappelle César del Angel Fuentes, leader du mouvement des 400 villages.
1992, une année charnière
Le mouvement des 400 villages est né en 1970 lors d’une marche de revendication sur les droits sociaux. Le mouvement a connu son apogée en 1992, lorsque 13 000 familles expropriées ont décidé de mener le combat pour la restitution de leurs terres. Jusqu’en 1992, beaucoup de familles paysannes vivaient en communauté appelée ejido, une sorte de propriété collective de terres attribuées à un groupe de paysans. Les terres appartenaient à l’État, qui les cédait aux paysans. Le système des ejidos a été mis en place par Lázaro Cárdenas, président du Mexique de 1934 à 1940, connu pour ses réformes, notamment dans les domaines de la santé publique ou de l’éducation, mais également sur le plan de l’économie. « Il a permis un élan économique et la privatisation de certains secteurs, tant que cela ne touchait pas à des secteurs de base comme l’éducation ou la santé », explique Christiane Daem, présidente de l’Institut interuniversitaire des relations entre l’Europe, l’Amérique latine et les Caraïbes (Irelac). Une loi de 1992 abolit ce système et permet à l’État d’exproprier les familles en toute légalité. C’est l’ère de la « nouvelle réforme agraire », dont le but est de privatiser les terres mises en vente par le gouvernement. Une mesure qui exclut de fait les paysans qui n’ont pas les moyens de racheter les terres sur lesquelles ils vivent depuis des générations.
Des mesures arbitraires
La loi de 1992 autorisant la vente de la terre à qui pouvait se l’offrir fut une aubaine pour de grandes multinationales qui se sont approprié de vastes étendues cultivables, laissant aux paysans des lopins peu fertiles. Dans certaines régions, ceux qui avaient des moyens de se lancer dans l’innovation agraire pouvaient bénéficier des programmes agricoles. Les plus pauvres n’ont eu qu’une seule possibilité : travailler douze heures par jour pour 70 cents de l’heure (192 euros mensuels), un revenu insuffisant pour faire vivre une famille, même dans un pays au niveau de vie peu élevé. Parmi les personnes lésées par la vente des terres, Evanesto, un membre du mouvement des 400 villages, qui, avant cette date, vivait bien. Il avait son lopin de terre. Le travail était dur, mais il s’en sortait bien. Aujourd’hui, il a tout perdu, sa terre, sa tranquillité, sa liberté et sa vie de famille. Il n’est plus qu’un ouvrier agricole, engagé par de riches agriculteurs qui n’hésitent pas à l’exploiter. « En 1992, nous avons manifesté sans violence, pour rester sur nos terres. Les militaires nous ont chassés et le gouvernement a emprisonné près de 500 personnes, sans raison. J’ai fait trois ans de prison, accusé à tort d’homicide et de coups et blessures. Un des leaders a écopé de six ans de prison. » « Des condamnations arbitraires », confirme César del Angel Fuentes. À leur sortie de prison, ils n’avaient plus rien. Ni terre à cultiver, ni maison, ni écoles dans leurs villages… Ils ont dû tout reconstruire, sur le plan matériel mais aussi psychologiquement. En perdant leurs terres, les paysans ont surtout perdu tout ce qui constituait leur identité. Les familles se sont disloquées et pour survivre, chacun va chercher du travail là où il peut. Certains optent pour l’émigration vers les États-Unis, malgré les difficultés et toujours avec l’espoir de revenir un jour.
Entre lassitude et espoir
Au fil du temps et avec la lassitude et le découragement, seules 2 000 familles sont encore actives, sur les 13 000 que le mouvement comptait au moment de sa formation. Les membres qui restent entendent provoquer le changement et rendre espoir aux minorités lésées. Car pour ces populations, reprendre possession de leurs terres, c’est en grande partie assurer leur sécurité alimentaire. Une lueur d’espoir est née en août 2010, le gouvernement reconnaissant enfin ses erreurs du passé. Une commission vérité a conclu que les arrestations massives et les emprisonnements, entre 1992 et 1998, des membres du mouvement, étaient totalement injustifiés. En guise de réparation, trois cents hectares de terre ont été restitués aux 2000 familles que compte actuellement le mouvement. On est loin du compte mais assez pour faire naître un espoir. Même si certains paysans se montrent sceptiques par rapport aux promesses du gouvernement. « Non, on veut du concret. Ça ne sert à rien qu’on nous fasse une promesse qui ne soit pas tenue et que nous devions encore revenir… On n’en finira jamais. Si le gouvernement veut résoudre les problèmes, il doit tenir sa parole ! Nous voulons une réponse », martèle un paysan sans terre.