Politique
« Même les riches ont intérêt à l’égalité »
07.01.2014
C’est le livre qui a mis le feu aux poudres. Lors de sa sortie anglaise, The Spirit Level, des deux épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett, avait relancé le débat sur la centralité de la question des inégalités de revenu. On y revient avec un des auteurs.
En résumé, les principales conclusions de votre recherche[1.Richard Wilkinson et Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les petits matins, en partenariat avec L’Institut Veblen et Etopia, 2013. À l’occasion de la traduction française de cet ouvrage, Richard Wilkinson était de passage en Belgique pour évoquer les résultats de ses recherches et surtout les pistes politiques qu’elles ouvrent.] ? Je dirais que, d’après les données dont nous disposons, les pays riches les plus égalitaires sont ceux dans lesquels la prévalence d’une série de situations sociales préjudiciables est la plus faible et où, au contraire, des variables positives telles que la confiance que s’accordent les gens ou même le taux de recyclage des déchets sont les plus élevées. L’autre résultat important est que ces variables sont meilleures, non seulement pour la moyenne de la population, mais aussi pour chaque partie de la population prise isolément, y compris le décile le plus riche. Pour donner un exemple, l’espérance de vie des 10% les plus riches est meilleure dans une société égalitaire que dans une société inégalitaire.
Nous avons essentiellement travaillé sur des variables à gradient social, c’est-à-dire des phénomènes dont le niveau augmente au fur et à mesure qu’on descend dans l’échelle des revenus quand elles sont négatives, comme le taux d’emprisonnement, ou diminue au fur et à mesure qu’on descend cette échelle quand elles sont positives, comme l’espérance de vie[2.Parmi la trentaine de variables analysées, citons l’espérance de vie, l’obésité, le taux d’emprisonnement, la mortalité infantile, la consommation de stupéfiants ou encore le décrochage scolaire.]. Mais ces résultats dépassent les problématiques à gradient social. Ainsi, des phénomènes tels que, encore une fois, le recyclage des déchets, sont beaucoup plus courants dans les sociétés égalitaires. Comme si un certain niveau d’égalité était indispensable à la construction d’un monde commun que chacun se sent chargé de préserver ou d’entretenir.
Toute étude empirique de cette nature et de cette ampleur présuppose des choix et des exclusions qui peuvent s’avérer décisifs. Comment avez-vous procédé ? Pour effectuer ce travail, nous avons pris la liste des 50 pays les plus riches du monde, d’après la Banque mondiale. Nous en avons retiré les petits pays (de moins de trois millions d’habitants) ainsi que les paradis fiscaux (Monaco, Iles Cayman…), qui n’étaient pas statistiquement significatifs. Nous avons ensuite repris les indicateurs harmonisés d’inégalité concernant ces pays. En l’occurrence, nous avons utilisé le ratio S80/S20, qui mesure la différence de revenus entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres. À l’époque de la rédaction du livre, sur la base des données harmonisées de 2002, ce ratio allait d’un peu moins de 4 pour le Japon à près de 10 pour Singapour. (Dans ce classement, la Belgique apparaît comme le sixième pays les plus égalitaires. NDLR.) Nous avons ensuite effectué des régressions statistiques pour voir dans quelle mesure le niveau d’inégalités socioéconomiques présent dans ces pays était corrélé à une série des facteurs déjà mentionnés. Nous avons ensuite effectué le même travail pour les cinquante États américains, en guise de protocole de confirmation si vous voulez. Nous les avons classés du plus égalitaire au plus inégalitaire et avons observé la prévalence des phénomènes à gradient social. Ces résultats américains ont entièrement corroboré ceux que nous avions obtenus lors de l’étude comparative des 23 pays riches. Telle est la base empirique de l’étude. Dans la mesure où des corrélations très fortes entre le niveau d’inégalité et les variables examinées ont été révélées par ces analyses statistiques, il a fallu les interpréter. Car, évidemment, corrélation ne signifie pas nécessairement causalité. Avant de s’occuper de cette interprétation, il est très important de constater que la richesse du pays (telle que mesurée par le PIB/habitant) n’est absolument pas pertinente pour déterminer la prévalence des facteurs parmi l’échantillon des pays riches que nous avons analysés. Autrement dit, parmi le groupe des pays riches, ce n’est pas parce qu’un pays à un PIB supérieur que, par exemple, l’espérance de vie de sa population est plus élevée. Le niveau d’inégalités s’avère en revanche un excellent prédicteur de ces dimensions à gradient social. Ce qui accrédite l’idée que le problème de nos sociétés n’est pas celui de la création et de la production de richesses, mais celui de sa répartition. Dans le groupe des pays riches, ce n’est pas parce qu’un pays est plus riche que sa mortalité est moindre ou son taux de décrochage scolaire plus faible. En revanche, il y a une corrélation nette entre ces deux variables et le niveau d’inégalités.
Précisément, quelle est l’interprétation que vous faites de ces données ? Au-delà de la corrélation, y a-t-il causalité ? Oui, clairement, établir cette causalité entre inégalités et manifestation plus généralisée d’une problématique sociale suppose de formuler une hypothèse explicative. L’hypothèse centrale que nous formulons est que l’inégalité a des impacts psychologiques très forts, provoque des angoisses liées au statut, une obsession de sa propre position dans l’échelle sociale. Bref, ce que nous avons appelé un « narcissisme insécurisé ». Les dégâts sociaux de ces phénomènes psychologiques sont extrêmement ravageurs et confirmés par un très grand nombre d’études. C’est d’ailleurs ce phénomène qui explique que l’inégalité soit défavorable également aux riches : eux aussi souffrent de cette angoisse de position et des conséquences sociales et de santé qu’elle entraîne.
Avez-vous été surpris par les résultats que vous avez obtenus ? J’avoue que nous nous attendions en partie à ces résultats mais que l’ampleur et leur robustesse statistique nous ont surpris. Différents think tanks de droite ont essayé d’attaquer la fiabilité de nos résultats mais quelle que soit la manière dont ils ont pu essayer de traiter les données ou de choisir d’autres sources, les résultats restaient têtus. Nous avons d’ailleurs pris ces tentatives comme une espèce d’hommage fait à l’importance de nos découvertes. L’autre fait qui m’a surpris lors de la recherche, c’est que les inégalités ont des effets néfastes aussi haut dans la société.
Si vous la découpez en déciles, ce sont tous les déciles qui sont affectés par les effets délétères de l’inégalité. On pouvait évidemment s’attendre à ce que ce soit le cas dans les cinq déciles les plus pauvres, voire éventuellement chez « les plus pauvres des riches ». Mais que ces effets se marquent également dans le dernier décile a constitué une surprise pour moi. Sans compter que, bien entendu, il s’agit là d’un fait politiquement très fort. Même les 10% les plus riches vivent mieux dans des sociétés où ils payent plus d’impôts, et où ils sont moins riches en termes relatifs. J’admets que pour les « super- riches », nous manquons de données statistiques suffisantes pour affirmer quoi que ce soit. Ils ont de toute façon tendance à mener des vies séparées et à se « protéger » d’une société qu’ils considèrent comme menaçante.
Parmi les maux que vous examinez ne figure pas le taux de suicide. Cela vous a été reproché. Comment justifiez-vous cette absence ? Il est vrai que le taux de suicide connaît une relation inverse aux inégalités que celles que nous décrivons : en gros, il a tendance à être plus fréquent dans les pays plus égalitaires. Mais, encore une fois, nous ne nous sommes intéressés qu’aux phénomènes qui connaissent un « gradient social », c’est-à-dire qui affectent plus les populations du bas de l’échelle que du haut quand elles sont négatives. Or, ce n’est pas le cas du suicide. Une ancienne étude avait même montré que pour le quartier – à l’époque – pauvre de Harlem, le suicide était la seule cause de mortalité qui était moins prévalente qu’ailleurs à New York ! Ceci dit, la question du suicide est à mon avis intéressante dans le cadre de la discussion que nous essayons de mener. On peut en effet défendre l’idée que les sociétés plus égalitaires sont des sociétés dans lesquelles l’individu a moins de raison de s’en prendre à autrui pour ses échecs personnels. Une personne donnée aura plutôt tendance à s’attribuer la responsabilité de ses erreurs si elle a l’impression que le jeu n’était pas biaisé et qu’elle a eu sa chance. Dans les sociétés inégalitaires au contraire, la violence sera plus facilement retournée contre autrui. Il s’agit du phénomène, bien connu en psychologie sociale, d’assignation de la responsabilité. Il ne paraît pas absurde de penser que les sociétés plus égalitaires portent à s’assigner la responsabilité de ses propres échecs, avec toutes les conséquences, y compris extrêmes, qui peuvent en découler. L’autre élément qu’on nous reproche parfois de ne pas avoir retenu est la consommation de tabac, mais là aussi, le gradient social est peu évident, ou en tout cas variable dans le temps. Les sociétés passent par des phases dans lesquelles ce sont les riches qui adoptent le tabac. Par effet d’entraînement, les classes moyennes et pauvres s’y mettent à leur tour, tandis que les riches sont les premiers à abandonner.
Au fond, les chiffres sur lesquels vous vous basez, tous officiels et dûment estampillés par les organisations internationales les plus reconnues, étaient disponibles depuis longtemps. Comment expliquez-vous qu’une telle étude n’ait pas été menée beaucoup plus tôt ? C’est une excellente question ! Je crois que ça a à voir avec le découpage disciplinaire. Les données étaient partiellement disponibles dans différents champs, comme la santé et la criminologie, par exemple. Mais l’inégalité, qui est une question fondamentalement transversale doit dépasser cette compartimentation disciplinaire pour pouvoir être étudiée dans tous ses effets. Ceci dit, même à l’intérieur de chacun des champs, il n’est pas certain que les effets déterminants de l’inégalité soient suffisamment connus. Je peux prendre mon parcours personnel à titre d’illustration : j’ai d’abord étudié l’histoire économique avant de me lancer dans l’épidémiologie. J’étais d’ailleurs un des premiers épidémiologistes britanniques à ne pas être médecin. Je pense que cette absence de formation médicale a paradoxalement constitué un avantage. Elle m’a permis de voir des liens et des causalités qu’un œil médical a spontanément tendance à ignorer ou à attribuer à d’autres causes. Je crois donc que l’enfermement disciplinaire peut rendre aveugle à des phénomènes transversaux tels que l’inégalité, qui sort du champ de la discipline stricto sensu.
À l’heure de la mondialisation, quel est encore le sens d’établir des comparaisons sur une base nationale comme vous le faites ? Le cadre de référence auquel se rapportent les personnes en matière d’inégalités demeure encore très largement le cadre national, voire, pour le cas des États-Unis, le cadre des États. Ceci ne revient évidemment pas à dire que les inégalités internationales – qui sont bien plus vertigineuses que les inégalités nationales – n’ont pas d’importance. Mais, simplement, pour les variables que nous étudions, c’est encore le cadre national qui prédomine et qui fait sens : c’est à son voisin, ses amis, son patron qu’on se réfère pour se situer dans l’échelle des revenus, beaucoup moins à des travailleurs étrangers. Un ouvrier anglais qui sait qu’il gagne dix fois plus qu’un ouvrier chinois ne se sentira pas plus riche pour autant.
Comment expliquez-vous ce retour de la question des inégalités à l’avant-plan des débats ? Sur ce sujet, l’histoire fonctionne comme une espèce de balancier. Les dernières décennies ont été noires pour l’égalité dans les faits et dans les débats. Il n’est pas très étonnant que la situation soit parvenue à un point tel que la réalité finisse par s’imposer. Il est très frappant que des organismes jusqu’il y a peu insensibles à la question – l’OCDE ou la Commission européenne, par exemple – sortent des rapports sur le sujet et l’imposent progressivement à l’agenda. Regardez aussi le référendum suisse sur le plafonnement de l’écart salarial à un facteur maximum de douze. Il a certes été perdu. Mais, d’une part, le simple fait qu’il ait pu avoir lieu – en Suisse qui plus est – est un signe important. D’autre part, il s’est quand même trouvé un tiers des votants pour répondre « oui » à ce plafonnement, ce qui est loin d’être négligeable. Et qui l’est d’ailleurs d’autant moins quand on connaît les écarts salariaux réels qui sont pratiqués dans les entreprises privées.
Ce phénomène de « retour de balancier » est d’ailleurs encore bien plus frappant aux États-Unis qu’en Europe. Dans un récent discours, le président Obama a mentionné le niveau vertigineux des inégalités américaines comme un signe d’arriération économique, ce qui aurait été tout simplement inimaginable il y a encore quelques années.
Votre livre a été parmi les plus cités par les personnalités politiques de tout bord lors des dernières élections législatives anglaises. En voyez-vous des conséquences concrètes dans les politiques menées ? S’il est vrai que notre livre a même été mentionné par David Cameron au cours de sa campagne, ce n’était guère plus que du name-dropping. En tout cas, si on en juge par les politiques menées par le gouvernement libéral-conservateur britannique, notre influence a été désastreuse ! Plus sérieusement, il est vrai qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, ou du constat aux solutions politiques. Là où la partie est gagnée, c’est dans le fait que la grande majorité de la population et de la classe politique reconnaît que le creusement des inégalités a atteint un point inacceptable et qu’il faut y remédier. Quant à ce que cette même majorité est prête à faire, c’est un autre problème… Disons que nous avons franchi une première étape, celle de la reconnaissance générale du problème. La suite s’avérera sans doute autrement plus ardue.
Précisément, en matière de solutions, quelles pistes préconisez-vous ? À vous lire et vous entendre, j’ai eu l’impression d’une certaine réticence quant à l’utilisation de l’outil fiscal. C’est que vous m’avez mal lu, alors. Sérieusement, je crois que c’est évidemment une pièce maîtresse dans l’entreprise de réduction des inégalités. Le seul problème de cet outil, c’est sa fragilité, d’une part en termes de possible évasion, mais surtout en termes de réversibilité politique. Qui se souvient encore que les États-Unis avaient jusque dans les années septante des taux d’imposition marginaux maximum que d’aucuns jugeraient aujourd’hui confiscatoires et qui, en tous les cas, étaient beaucoup plus élevés que ceux pratiqués aujourd’hui en Europe ? Il suffit donc d’une ou deux générations politiques pour détruire tout ce travail législatif patiemment accumulé. L’outil est d’autant plus fragile que la démagogie anti-fiscale se fonde sur une réticence très commune à payer ses impôts. C’est pourquoi, en matière de réduction des inégalités (je ne parle évidemment pas du financement des fonctions collectives), j’ai tendance à préconiser surtout une extension de la démocratie au champ de l’entreprise, notamment via l’actionnariat salarié. Il ne s’agit évidemment pas de donner quelques miettes d’actions aux travailleurs pour les rendre hésitants à entrer en grève. Mais je ne vois pas ce qui s’oppose, d’un point de vue économique, à ce que, chaque année, une partie importante des bénéfices de l’entreprise soit versée sous forme d’actions à un fonds géré par les travailleurs de cette entreprise, de sorte qu’après quelques années, ce fonds devienne dans les faits l’actionnaire majoritaire. Il est clair qu’avec une telle structure de propriété, les décisions prises – et notamment celles prises en matière de rémunération – différeraient fortement de ce qu’elles sont aujourd’hui. Ceci évite le risque de démagogie fiscale et constituerait d’une certaine façon une extension de la sphère démocratique, faisant reposer la nécessité de l’égalité sur des bases plus solides et mieux ancrées que le seul vote d’une loi fiscale.
Un dernier mot sur le caractère finalement assez tardif de la traduction française de votre livre, qui a été traduit dans 23 langues avant de l’être en français ? C’est un grand mystère. Mais visiblement pas pour mon éditeur anglais qui semblait considérer ce retard à la détente de l’édition française comme prévisible et habituel. Je ne peux pas personnellement vous en donner des explications très poussées. Il faudrait interroger des éditeurs français sur le sujet. Propos recueillis et traduits par Edgar Szoc