Politique
Médias et culture démocratique
03.12.2018
Cet « écosystème » – pour reprendre l’expression d’Edwy Plenel – fait eau de toutes parts. L’idéal d’une presse libre et indépendante, capable de surnager dans un univers sursaturé de messages contradictoires et où le mensonge est souvent préféré à la vérité, semble s’éloigner, malgré quelques lueurs d’espoir.
Jean-Jacques Jespers, journaliste depuis 1970, est professeur invité à l’École universitaire de journalisme de Bruxelles (ULB) et membre du collectif éditorial de Politique. Il a rencontré Edwy Plenel en septembre dernier. Voici la substance de leurs échanges.
Extraits
Jean-Jacques JESPERS : À part cette question – vraiment cruciale – de la propriété des médias et de l’absence de transparence du secteur, d’autres éléments entrent en jeu. Par exemple, vous dites qu’à terme, le modèle gratuit, sur Internet, tue l’information et le journalisme. Cependant, c’est le modèle dominant, pour l’instant. Les internautes ont l’impression que payer pour recevoir de l’information, c’est injustifié, et que la publicité peut payer à leur place. La directive récemment adoptée par le Parlement européen, et qui tend à faire payer par les opérateurs du Web la reproduction des contenus d’information produits par des médias, va dans le bon sens, mais n’aura sans doute pas de caractère obligatoire. Et quand des journaux, même de qualité, essaient de faire payer les internautes pour recevoir l’information qu’ils diffusent, ça ne réussit pas vraiment.
Edwy PLENEL : Tous ceux qui l’ont fait avec constance et en faisant les investissements nécessaires – car,
en effet, gagner du public, cela coûte de l’argent – l’ont réussi. Le New York Times a réussi, alors que The
Guardian est en difficulté, quelle que soit la qualité de ses contenus. La gratuité dont on parle n’est pas
la gratuité démocratique. Celle-là, je la revendique.
Sur Internet, nous avons à Mediapart une gratuité de l’échange, du partage. Le « club » et ses productions sont en accès libre. L’abonné peut « offrir » un article à autant d’amis qu’il le veut. Il peut partager ses codes.
Il y a des fenêtres en clair, par exemple nos événements « live ». Simplement, nous disons : « notre travail
a une valeur. » Cette valeur repose sur une relation de confiance avec le public. Nous ne combattons pas
la gratuité démocratique mais la gratuité marchande, la gratuité publicitaire. Celle-ci détruit la valeur de l’information, qui est le fruit d’un travail. En fait, la gratuité publicitaire, c’est le modèle du divertissement,
le modèle de la masse, de l’audience, du clic : je ne dois pas déplaire, je dois rassembler le plus grand
nombre, je dois faire du buzz, y compris malsain.
Ce modèle du divertissement n’a jamais été celui de l’information de qualité. C’est bien pour cela que toutes les démocraties, quand ont surgi la radio puis la télévision, ont créé des services publics, parce qu’on s’est dit que le modèle publicitaire ne garantissait pas la qualité. Il peut y avoir un journal radio ou télévisé de qualité dans une radio ou une télévision privée, mais ce ne sont pas ces émissions qui seront au cœur de la rentabilité de ces stations. La rentabilité, elle sera fournie par le divertissement, par le cinéma, par le sport, etc. Donc, si on se place du point de vue du journalisme, au centre du débat démocratique, apportant ces informations d’intérêt public, la gratuité va détruire sa valeur. Il y a un cheval de Troie de cette destruction de la valeur, qui berne le public, qui nous enserre tous et qui corrompt une partie du journalisme, c’est le règne de l’opinion. Avec Internet, désormais, tout le monde peut partager ses opinions et cela donne, dans les médias, le bla-bla-bla des talk shows et les éditorialistes de carrière qui ont un point de vue sur tout.
Mais le journalisme, ce n’est pas ça. L’opinion n’est pas le propre du journalisme, elle appartient à tous
les citoyens. Le journalisme consiste à apporter des informations lors du débat d’opinion. Notre compétence propre, c’est d’apporter des informations. Ce puzzle des vérités de fait qui permet de comprendre le présent, lequel est encombré de passé. Il y a pour moi un grand risque dans le monde du numérique, c’est que le règne des opinions (il y en a des raisonnables, mais il y en a des très folles ; il y en a des pertinente, mais il y en a de très dangereuses) n’étouffe l’information.
Nous en avons une caricature, au niveau politique, avec Trump, et au niveau du numérique, avec Facebook. Trump dit : « Mes opinions sont la vérité. » Donc, le vrai n’existe pas. Ce qui existe c’est ce que je crois, ce que je pense, soit toutes les folies possibles et imaginables. C’est, en clair, la porte intellectuellement ouverte au fascisme : il n’y a plus de rationalité, il n’y a plus d’humanité. En écho, il y a Facebook. Le scandale de Cambridge Analytica9 l’illustre bien : Facebook, c’est un algorithme qui va, sur la page de tout utilisateur, calculer ses préférences. Et le réseau ne va pas lui envoyer des informations, il va lui envoyer
ce qu’il évalue comme conforme à ses convictions.
journalistes, mis en place notamment par Facebook, a montré ses limites. Les fact checkers, de leur propre aveu, passent le plus clair de leur temps sur le réseau à évaluer des vidéos bidon, des canulars grossiers, des photos truquées, au détriment d’une vérification des discours à portée politique. Ce n’est d’ailleurs pas le seul exemple de prévarication des médias classiques par les Gafam. Ainsi, Facebook finance la formation à la vidéo, voire l’équipement technique, de certains médias et y investit des montants qui peuvent aller jusqu’à 200 000 euros par mois [1.A. Saviana, « Comment les Gafam ont asservi la presse », Marianne, 15.10.2018, p. 13.]. Apple a créé son application Apple News, qui permet d’accéder à quatre articles d’actualité depuis un smartphone, mais sans que l’on puisse savoir comment ont été choisis ni comment sont rémunérés les quatre médias ainsi favorisés.
Il y a même un « mécénat » de Google, le Digital News Innovation Fund, qui a distribué 115 millions d’euros depuis sa fondation en 2015 pour « favoriser des projets de journalisme innovant ». Une somme à première vue impressionnante, mais « une paille en comparaison de ce que l’entreprise paierait si elle reversait aux éditeurs la juste part des revenus générés par les contenus qu’ils produisent[2.Julia Cagé, économiste des médias, in A. Saviana, loc. cit.]».
Mais nous, journalistes – c’est dans tous nos textes fondamentaux –, nous sommes au service du public.
Notre patron n’est ni notre propriétaire, ni l’État. Nos seuls maîtres, c’est nos lecteurs. C’est avec eux que se construit une alliance. C’est à eux qu’on doit rendre des comptes, et nous avons, grâce au numérique, la possibilité de leur rendre des comptes, d’être transparents, d’être interpellés par eux et de leur répondre.
Nous, ce qu’on a voulu montrer, c’est comment on peut recréer de la confiance. La popularité de Mediapart (…) est un peu une popularité « à la Robin des Bois » : ce sont ceux qui piquent les secrets des puissants pour les donner au peuple qui a le droit de savoir.
Mais cette popularité n’aurait pas existé avec un journal « papier ». Seul l’univers numérique permet ce dialogue, cette circulation, cette longue traîne : une vidéo est vue plus longtemps, un article ou un dossier est relu plusieurs fois, etc. C’est la question que j’ai voulu aborder dans La Valeur de l’information. Je suis convaincu qu’il y a des journalistes qui se battent pour leur indépendance au Figaro, à TF1, au Monde, dans des journaux qui sont la propriété d’industriels extérieurs aux métiers de l’information, mais je pense qu’ils auraient tort de ne pas avoir conscience que la question de l’indépendance économique est fondamentale et que, du coup, leur barricade doit être encore plus solide.
Jean-Jacques JESPERS : Un autre aspect lié à l’usage d’Internet, c’est le fait que, de plus en plus, l’information est consommée à la demande. C’est l’utilisateur qui va chercher une information qui l’intéresse,
ou qui lui est éventuellement proposée par les algorithmes des réseaux « sociaux ». On pourrait dire qu’il
manque, en quelque sorte, de sérendipité[3.Doublet de l’anglais serendipity « découverte inattendue faite grâce au hasard ou à l’intelligence », néologisme créé en 1754 par Horace Walpole en s’inspirant d’un conte persan intitulé Voyages et aventures des trois princes de Serendip. Ce mot désigne couramment « l’art de
trouver la bonne information par hasard » ; les puristes lui préféreront son équivalent fortuitude, formé sur l’adjectif fortuit.], d’accès à des choses qu’il n’a pas cherchées… Donc, l’idée d’un consensus sur ce qu’est la réalité, la vérité, cette idée disparaît de plus en plus. Chaque personne a une idée partielle et individuelle de ce qu’est la réalité et, par conséquent, elle choisit de croire la version qui lui convient. Or, comme le disait Hannah Arendt, « la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat ». Sans un consensus minimal sur ce qu’est réellement la réalité, il n’y a pas de débat public possible. C’est sans doute cette situation paranoïde qui explique pour partie le succès des fake news, le succès des populistes illibéraux et la défiance massive envers le système classique des médias.
Edwy PLENEL : Les tuyaux ne font pas les usages sociaux. Quand on a créé Mediapart, la vulgate dominante,
c’était celle-ci : « Avec Internet, vous êtes obligé de faire des articles courts, maximum deux feuillets. Deuxièmement, il n’y a pas de lieu de destination, donc chacun va essayer de se faire une sorte d’agrégateur de nouvelles (comme si tout le monde avait trois heures par jour pour chercher !).
Troisièmement, vous devez être en flux continu, tout est dans l’immédiat. » Mediapart s’est construit contre ces trois idées. Les formats, le Net les fait éclater : on peut publier, dans un journal quotidien, des articles ayant la longueur d’un article de revue, et les gens les lisent, avec ce que permet le Net : les hyperliens, la documentation, les preuves, les PDF des documents.
Deuxièmement, il n’y a pas de flux continu ; nous avons repris la tradition : trois éditions, une du matin, une du midi, une du soir. S’il y a trois éditions par jour, ça veut dire qu’il y a des jours et des nuits. Mediapart est dans une temporalité que tous les autres ont oubliée. Sur Mediapart, vous avez les « unes » et les éditions des semaines précédentes.
En clair, on vous propose une hiérarchie, un menu, comme dans un journal imprimé.
Si vous ne l’aimez pas, vous en prenez un autre : c’est le pluralisme. Nous vous faisons une proposition de lisibilité, d’intelligibilité, de sens de l’actualité.
Et troisièmement, nous défendons l’idée que nous sommes votre lieu de destination.
Et c’est là qu’intervient la sérendipité, qui fonctionne! C’est votre journal, vous devenez un fidèle de ce journal. En plus, c’est le journal le plus participatif de la presse francophone ; nous sommes dans une culture de free speech, de modération [des commentaires] a posteriori. Donc, comme c’est votre journal,
c’est comme un carrefour. Et à partir de ce carrefour, vous trouvez de l’inédit, de l’imprévu, qui va vous surprendre. L’article le plus lu de toute l’histoire de Mediapart n’est pas un article du journal, c’est un article du « club » fait par une abonnée du Québec, Sarah Roubato (qui a, depuis lors, publié des livres), après les attentats « des terrasses » du 13 novembre 2015 à Paris. Il y avait eu, une semaine plus tard, un petit mouvement de société disant « nous irons en terrasse », pour réaffirmer le droit de boire, le droit de s’embrasser, le droit de vivre dans l’espace public.
Elle a fait un « papier » très senti, très écrit : « J’irai en terrasse mais pas que… ». Elle disait qu’aller en terrasse, cela ne suffit pas, c’est nous donner bonne conscience. Cet article a été le plus partagé, le plus
lu en dix ans et il était simplement dans la colonne « club ».