Politique
Mécréance d’hier et d’aujourd’hui
07.03.2012
Mais la prise de conscience de cette évidence et son énoncé sont des événements d’une importance capitale dans l’histoire des idées et dans l’histoire politique et sociale de l’Europe occidentale des trois derniers siècles, et on ne peut que s’étonner que l’athéisme ne constitue qu’exceptionnellement un fil conducteur pour les historiens. Peut-être l’ostracisme dont les athées ont été l’objet pendant des siècles continue- t-il à décourager les chercheurs de s’intéresser à eux.
L’athéisme, aussi vieux que les dieux ?
Facteur important de la révolution des idées au XVIIIe siècle, de la Révolution française et du développement des idéaux socialistes et communistes un siècle plus tard, l’athéisme n’est cependant pas l’apanage de l’époque moderne. Dès l’Antiquité, des penseurs contestent l’existence des dieux. D’ailleurs, la fréquence de l’incroyance chez les Romains des premiers siècles de notre ère est sans doute un des facteurs qui ont favorisé l’expansion du monothéisme chrétien. Dès l’Antiquité également, ceux qui nient la divinité s’exposent à l’ostracisme de leurs pairs. C’est par ses détracteurs que Théodore de Cyrène (vers 340-250 avant J-C), dont le Traité sur les dieux ne nous est malheureusement pas parvenu (le rejet de l’athéisme explique naturellement que peu d’écrits d’athées déclarés de l’Antiquité aient été conservés), a été surnommé Théodore l’athée, après que son irrespect de la religion lui ait valu d’être accusé de corrompre la jeunesse et d’être expulsé du lycée athénien où il enseignait… La même mésaventure était déjà survenue à Socrate qui, pourtant, se défendait de ne pas croire à l’existence du divin. Prudents, de grands philosophes, tel Platon, se contenteront de démonter le panthéon des dieux grecs tout en acceptant l’existence du divin. Le déisme continuera au fil des siècles à rassembler de nombreux adeptes qui n’oseront pas franchir le pas vers l’aveu d’un réel athéisme. Un aveu dont les conséquences peuvent s’avérer mortelles pour leurs auteurs. L’interdit qui frappe l’athéisme pendant tout le Moyen-Âge et au-delà est naturellement renforcé par l’alliance de l’Église et de l’État. Les autorités temporelles ayant choisi de se légitimer en se fondant sur une supposée autorité divine, il devient de leurs préoccupations premières de s’assurer que Dieu ne soit pas remis en cause… Cependant, à toutes les époques, on rencontre des athées qui osent le dire. La richesse des archives de l’Inquisition le démontre ad nauseam. Il est vrai que, bien plus fréquemment, c’est à une hérésie, une contestation du dogme ou du pouvoir des institutions religieuses que l’Inquisition est confrontée. L’anticléricalisme sera le fer de lance du mouvement de sécularisation de la société et de laïcisation des institutions entamé à la fin du XVIIIe siècle.
C’est en effet davantage l’opposition au clergé et à ses privilèges que l’affirmation de l’inanité des croyances professées qui occupe les philosophes des Lumières. La grande majorité d’entre eux demeurent déistes, par conviction ou par opportunisme. Voltaire ne dira-t-il pas : « Si la religion n’existait pas, il faudrait l’inventer » ? Le rôle de la religion comme maintien de l’ordre social est en effet capital et le curé Meslier, dont le testament constitue une des premières «professions de foi athées », ne s’y trompa pas. On lira plus loin combien athéisme et volonté d’égalité sociale s’entremêlent dans la pensée de ce précurseur radical qui souhaita que tous les nobles fussent pendus avec les boyaux des prêtres… Les athées qui affirmeront l’être le plus radicalement seront généralement issus du catholicisme. Le protestantisme et sa tradition d’exégèse des textes bibliques suscitent moins la contestation radicale. Issu d’une famille catholique, le baron d’Holbach (1723-1789) est le plus anticlérical et le seul explicitement athée matérialiste des Encyclopédistes. Savant internationalement reconnu, intellectuel en vue à Paris, il fera paraître ses textes les plus contestataires sous pseudonyme. Cela n’explique cependant pas qu’il soit aujourd’hui si peu lu et tellement moins (re)connu que les déistes Diderot ou d’Alembert.
XIXe, siècle de l’athéisme
La fièvre athée de certains moments de la Révolution française ne sera qu’un feu de paille et l’Empire se chargera de rétablir la religion sinon dans ses prérogatives au moins dans sa position de garante de l’ordre social. Mais le XIXe siècle qui s’ouvre alors s’apprête à devenir le cadre du triomphe de l’athéisme. Les grands philosophes athées Comte, Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche… y rejoignent les théoriciens du socialisme et du communisme, Engels, Marx, Bakounine… tandis que Sigmund Freud, en explorant l’inconscient, découvre à la religion de nouvelles explications sans aucun lien avec l’existence d’une quelconque divinité. Tous s’accordent sur la nécessité de libérer l’homme de la servitude de la croyance, de le transformer de créature du divin en créateur de son destin. Leur posture intellectuelle est soutenue par le développement des connaissances scientifiques, au premier rang desquelles l’élaboration de la théorie de l’évolution par l’athée Charles Darwin. Mais en ce siècle de progrès scientifique et technologique, et de noire misère pour ceux qu’exploite le développement de l’industrie, bien plus nombreux seront ceux à s’élever contre le pouvoir des classes dominantes servi par celui de l’Église. L’anticléricalisme devient un puissant moteur politique. En France, il finira par triompher. L’universalisme républicain imposera notamment la laïcisation de l’instruction publique et la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. En Belgique, les forces politiques conservatrices et catholiques résisteront victorieusement jusqu’à la fin du XXe siècle, où l’on pourra croire le combat devenu quasi sans objet vu la raréfaction des fidèles. Il passe en tout cas à l’arrière- plan et si, certains jours, le vent attise les braises du conflit « catho-laïque », il ne donne plus lieu à de grandes flambées.
La Belgique connut cependant une lutte entre catholiques et anticléricaux aussi âpre que la France. Ayant accepté en 1831 un régime des cultes très favorable à l’Église, dont tant l’indépendance que le financement sur fonds publics étaient assurés, les libéraux (au sens philosophique du terme) assistèrent avec dépit au redéploiement de son influence sur la société comme sur l’État, puis au développement de la tendance ultramontaniste Ultramontanisme : doctrine hostile à la modernité et à la démocratie qui défend l’autorité absolue du pape et cherche à rétablir l’autorité de l’Église sur l’ensemble de la société en son sein. Pour lui faire pièce, ils créèrent l’Université libre de Bruxelles, dont on rappelle souvent qu’elle ne fut pas l’œuvre d’athées : Théodore Verhaegen était un « bon » catholique, mais également franc-maçon et libéral, et bientôt libre-exaministe. Dans une allocution de 1854, le père de l’ULB définissait la liberté d’examen comme l’examen « en dehors de toute autorité politique ou religieuse des grandes questions qui touchent à l’homme et à la société » Le Moniteur Belge – Journal Officiel, 3 janvier 1854, cité par P. Daled, Le libre-examen : la vie d’un principe, Bruxelles, Espace de libertés, 2009, p. 21. C’est bien l’autorité religieuse qui était mise en cause. Dans le contexte de l’encyclique Quanta Cura et du Syllabus ou Catalogue des principales erreurs du temps (1864), qui faisait table rase de toutes les libertés modernes, l’anticléricalisme devenait la chose la mieux partagée du monde. La Belgique vit fleurir un grand nombre d’associations, ou plutôt de sociétés, selon la terminologie de l’époque, ayant pour but de soustraire tout ou partie de la vie des citoyens à l’influence du clergé : les grandes étapes de la vie (naissance, mariage, mort) mais aussi et surtout l’école. Parmi celles-ci, citons la Ligue de l’enseignement, fondée en 1864 pour défendre l’instruction obligatoire au sein d’écoles officielles laïques, la société l’Affranchissement, créée dix ans plus tôt pour légitimer les funérailles civiles, ou les sociétés de Libre Pensée. Ces dernières, ayant pour objectif général l’approfondissement de la séparation de l’Église et de l’État, comptaient en leur sein nombre d’athées. Retenons que c’est à Bruxelles que se tint en 1880 le premier congrès de l’Internationale de la Libre Pensée.
La Belgique, un cas à part
Le premier parti politique structuré dans notre pays est le parti libéral, fondé en 1846 par la bourgeoisie anticléricale. L’application de la séparation de l’Église et de l’État, et en particulier l’organisation d’un enseignement public dont la religion et les prêtres seraient absents constitue la colonne vertébrale de son programme. L’échec de son programme qui culmine avec celui de l’« État laïque éphémère » (1878-1884), suivi par trente années de domination de la vie politique par le parti catholique (fondé en 1884), explique le maintien en Belgique de nombreuses structures militantes en faveur de la laïcité. En leur sein, les athées sont naturellement nombreux, mais ils ne sont pas seuls. En l’absence de loi de séparation de l’Église et de l’État et avec la poursuite du conflit philosophique au sein de l’enseignement, ils sont accompagnés de nombreux croyants anticléricaux. L’Église belge a d’ailleurs – mais c’est un autre sujet – une longue tradition de « frondeurs ». Cependant, le développement du projet libre-exaministe, notamment au sein de l’ULB, ne va progressivement plus rassembler que des athées ou, à tout le moins, des agnostiques. Considérant qu’il n’y a pas d’argument rationnel en faveur de l’existence de Dieu, les libres-exaministes accepteront difficilement que des croyants se disent libres-penseurs On se souviendra des grincements de dents qui accueillirent le titre du livre de Gabriel Ringlet, L’évangile d’un libre-penseur…… Mais un terme va s’imposer, à tout le moins en Belgique francophone, pour désigner les organisations de libres-penseurs qui cherchent tant à soustraire l’État à l’influence ou à l’ingérence des Églises qu’à explorer une conception du monde sans référence à l’existence d’un Dieu : la laïcité. Le Centre d’action laïque, fondé en 1969, aura un double objet : celui de « construire une société juste, progressiste et fraternelle, dotée d’institutions publiques impartiales » mais aussi le développement d’une « conception de vie qui se fonde sur l’expérience humaine, à l’exclusion de toute référence confessionnelle, dogmatique ou surnaturelle (…) » Article 4 des statuts du Centre d’action laïque. C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui en Belgique des organisations qui se réclament d’une laïcité, tant politique que philosophique, et dont les organisations, sauf exceptions rares, ne comptent parmi leurs membres que des athées ou des agnostiques. La laïcité, que l’on appelle désormais, autre particularité belge, « laïcité organisée », va même être reconnue au même titre que les cultes en tant qu’organisation philosophique non confessionnelle et bénéficier d’une extension du financement public des cultes. Cette situation particulière des organisations laïques en Belgique semble sans équivalent ailleurs dans le monde. Elle reflète, comme exposé ci-dessus, la persistance d’un fort mouvement anticlérical en l’absence de règlement du contentieux avec l’Église, similaire à ce qu’apporte la loi de 1905 en France. Mais elle procède également de l’existence dans notre pays d’un nombre élevé d’incroyants, d’athées, ainsi que l’attestent les différentes enquêtes menées tant au niveau belge qu’au niveau européen. Paradoxalement, ces athées ne bénéficient que d’une visibilité réduite, sous une appellation tronquée : ils ne sont tous « que » des laïques… Oserions-nous hasarder l’hypothèse qu’au-delà de l’héritage de l’histoire, le choix des mots n’a pas été anodin ? Si les athées belges sont grimés en laïques, n’est-ce pas aussi parce que le mot « laïcité » échappe à la charge négative que beaucoup donnent encore au mot « athéisme » ?