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Marseille : derrière le verdissement de la ville, l’éloignement des classes pauvres

Eliane Schmid est chercheuse à l’université de Luxembourg. En travaillant sur les politiques d’aménagement des espaces verts à Hambourg et Marseille après la Deuxième Guerre mondiale, elle aborde les questions d’inégalités urbaines. Nous nous sommes entretenus avec elle du cas marseillais. 

A la suite des destructions causées par la Deuxième Guerre mondiale, de nombreux financements sont alloués à l’urbanisation des villes. C’est le Wiederaufbau : la reconstruction. Le prestigieux port de Marseille, aujourd’hui charmant, était, avant-guerre, associé aux dockers, aux bordels et à la main-d’œuvre étrangère ; un quartier pauvre qui dérange.

La politique d’urbanisation entamée dans les années 1950 développe de nouveaux quartiers au nord de la ville, y déplace les travailleurs et les travailleuses, avec pour objectif de « libérer » le centre.

Dans sa thèse de doctorat, Eliane Schmid s’intéresse aux raisons qui ont motivé la transformation de ces centres-villes, l’aménagement de leurs banlieues et surtout la constitution d’espaces verts. Comment ces territoires sont-ils mobilisés pour valoriser un nouveau projet urbanistique ?  Et à qui ce dernier était-il destiné ?

Les parcs intéressent la chercheuse parce qu’elle y voit des lieux réfléchis alors que généralement ils paraissent banals : « On en croise dans toutes les villes d’Europe occidentale, on y pense même plus. Et pourtant une ville sans espace vert n’est pas viable. » Travailler sur les parcs, c’est également s’intéresser à la manière dont les gens se déplacent à la question de la gratuité des lieux de rencontre et de socialisation : « Par exemple, la fermeture de nuit des parcs en France a un impact significatif sur la jeunesse. Le parc paraît donc anecdotique alors qu’il joue un rôle central dans une ville. »

Les représentations de Marseille

« Ma fascination pour Marseille vient de son caractère ancien, parce qu’elle apparaît directement comme ville portuaire. D’ailleurs, l’identité marseillaise est très forte. Marseille c’est aussi le port qui reliait la France métropolitaine à ses colonies.» La colonisation a marqué Marseille dans des éléments architecturaux qui la relient à Alger.

Eliane Schmid ne vient pas de Marseille, elle porte un regard extérieur. Elle fait jouer les représentations sur cette ville, toutes les plus contradictoires les unes que les autres : ville magnifique, ville polluée, ville prestigieuse, ville dangereuse, plaque tournante des richesses, ville coloniale, ville d’immigration… Le port est un lieu clef paradoxal : il est à la fois un lieu de prestige, mais aussi un quartier d’immigrés, quartier des usines qui polluent l’air, tout comme l’eau du rivage est mazoutée par les cargos.

Marseille et Hambourg ont le même point de départ. Originellement, elles étaient toutes deux associées à la pollution, à l’argent, aux marchandises et au travail générés par le port. C’est le port qui fait marcher l’économie de la ville et si possible il doit devenir aussi un lieu touristique, qui attire de nouveaux habitants avec un capital financier le plus élevé possible.

Les urbanistes

Ça paraît contre-intuitif, mais les urbanistes d’après-guerre ne pensent pas les espaces verts comme des lieux où jouent les enfants. Au contraire, ces espaces sont prévus pour s’asseoir et regarder les plantes, sans possibilité de s’approprier le lieu autrement que comme il est pensé. Ce qui est cependant au cœur de la réflexion dès les années 1950, c’est la conscience qu’il fait de plus en plus chaud en ville et que ces dernières doivent développer des stratégies urbanistiques pour s’aérer. Cela répond aux alertes lancées par les mouvements écologiques qui militent pour une ville plus verte et pour la conservation de la nature. À Marseille, il y avait l’action les Milles points verts. ÀHambourg, c’était Aktion grünes Hamburg

C’est donc après-guerre, pour éloigner les populations précarisées et immigrées du centre, que les urbanistes ont décidé de remplacer la ceinture verte en cité HLM.

Parallèlement à la constitution des espaces verts, il y a une réflexion urbanistique sur l’espace bleu qui s’articule autour de la question de l’accès à la mer et la pollution qui s’y déverse quotidiennement. Dernièrement Eliane Schmid a trouvé dans la revue Urbanisme, des réflexions concernant les calanques, les  projets Port nord et les zones vertes autour de la ville. 

C’est donc après-guerre, pour éloigner les populations précarisées et immigrées du centre, que les urbanistes ont décidé de remplacer la ceinture verte en cité HLM. Pour faire face aux étés chauds et rendre la ville plus agréable, ils ont réparti la ceinture verte en plusieurs espaces à l’intérieur de la ceinture. 

Cette politique était accompagnée d’un numéro vert et du projet “1000 Points verts” permettant à la population de demander de planter un arbre dans une cour et de créer, par cette occasion, un espace ombragé.

« En observant ce qui a été fait, il apparaît que l’initiative est généralement prise par des hommes influents et que les demandes provenaient souvent de femmes travaillant dans le secteur de l’enseignement, par exemple des professeures qui demandaient un arbre pour leur école ». Ce sont les urbanistes qui traitaient les demandes. Eliane Schmid s’est aperçue que celles dédiées aux zones HLM étaient généralement refusées. L’argument mobilisé était classiste et raciste : il était expliqué que les habitants des HLM n’allaient pas respecter le parc, qu’ils allaient y jouer au football. L’accès et la mise en place de nouveaux espaces verts n’étaient donc pas équivalents au nord et au sud de Marseille : « À cette époque, les HLM devaient servir de vitrine, pour montrer que l’espace était utilisé efficacement pour les ouvriers. » Par ailleurs, on observe que le reproche largement diffusé dans les discours politiques selon lequel les jeunes des HLM trainent en bas des immeubles est une conséquence de cette urbanisation : « Les jeunes fuient les appartements trop petits, les espaces verts et les parcs sont inexistants et la ville n’est pas facile d’accès. »

Pour son travail de thèse, Eliane Schmid analyse surtout les plans et réunions des représentants politiques, des urbanistes, des  horticulteurs et des jardiniers. Elle observe le point de vue des décideurs. Pour Gaston Deferre – Député Maire de Marseille – et Jean Chelini – Adjoint au Maire, Délégué aux Espaces Verts et à l’Environnement et un des initiateurs principaux du projet – étaient motivés par des objectifs électoralistes.  

En suivant le point de vue des parties prenantes, elle étudie la manière dont ils ont mis en place et conservé ces espaces : « Je veux comprendre comment la ville a été divisée en quartiers nord et quartiers sud, et pourquoi les espaces verts sont majoritairement au sud, dans les quartiers riches. » Le focus sur l’histoire institutionnelle aide à comprendre les réalités d’aujourd’hui : « Nous habitons dans des villes qui étaient planifiées et construites par un groupe de décideurs homogène alors qu’ils devaient représenter un groupe non homogène, composé de femmes et de personnes issues de l’immigration de 1re, 2e et 3e génération. » Cependant, l’autrice a retrouvé la trace d’une architecte : Janine Robert Gardent, qui voulait construire des terrains de jeux pour que les enfants de différentes origines puissent se rencontrer dans les quartiers : « C’est vraiment une exception dans les discours dans les années 50 et 60. Il n’est pas certain que ce projet ait été un jour réalisé. » C’est ça que la chercheuse souhaite mettre au centre de ses recherches. Elle veut montrer, en suivant les thèses de Jane Jacobs, comment les villes modernes ont adopté des idées utopiques, sans lien avec les réalités pratiques et les besoins des habitant.e.s. 

« C’est toujours la même histoire, on veut changer le port, en faire quelque chose de prestigieux, de plus propre, mais finalement, la ville souhaite surtout attirer des gens avec un grand capital financier. » Eliane Schmid

Aujourd’hui, de nouveaux projets sont financés, notamment pour rendre le centre-ville plus inclusif. In fine, ça le gentrifie encore plus : « C’est toujours la même histoire, on veut changer le port, en faire quelque chose de prestigieux, de plus propre, mais finalement, la ville souhaite surtout attirer des gens avec un grand capital financier. » Parallèlement à ces politiques, il y a aussi de nouveaux mouvements, à l’échelle des quartiers, qui  réclament leurs espaces verts : « Les gens plantent des légumes dans des boîtes sur les routes et la circulation y est interdite, ils aident à faire pousser des plantes sur les balcons… À travers ces projets, il y a la volonté de lier les habitants et de créer une collectivité. » D’une certaine manière, c’est une nouvelle forme de gentrification, mais à l’échelle individuelle.

Finalement, l’échec des politiques urbaines des années 1950 et 1960 est principalement dû au fait que le groupe des décideurs était homogène : « Ils n’ont pas pensé aux habitants des HLM, ni aux enfants, ni aux personnes qui se déplacent avec les enfants ; l’accès aux poussettes est réduit dans ces parcs. Avec ce sujet, je souhaite qu’on apprenne des erreurs du passé ; aujourd’hui il est possible de faire mieux, en prenant en compte les multiples voix, pour travailler ensemble et créer une ville pour un groupe hétérogène. »

Et la (dé)colonisation? De Marseille à Zurich

À Marseille dans les années 50 à 70, il y a une volonté de maintenir le lien avec la colonie en Algérie. À Zürich, où Eliane Schmid a étudié avant d’atterrir au Luxembourg, elle fait partie d’un collectif de cinq historien.ne.s. Ce collectif porte le nom de « Zürich Kolonial ». Dans le cadre de ce projet, ils suivent une démarche décoloniale : leur objectif est de montrer que même sans colonies formelles, la Suisse a également profité de la colonisation. Zürich en garde de nombreuses traces urbanistiques. Afin de dévoiler ces traces aux passants, le Zürich Kolonial a créé des visites guidées : « À la gare, dans les vieux quartiers, sont présents, sous forme matérielle, les liens avec le colonialisme. Et on a eu le soutien de la ville, ce qui nous met dans une situation de privilège. » Ce collectif ou sa thèse de doctorat sont des moyens pour Eliane Schmid de raconter le racisme à travers l’histoire de l’urbanisme. Ce racisme latent, qui éclate parfois, se perpétue aussi à cause de détails dans l’espace public. « En réalité ce ne sont pas des détails, et la similitude entre Marseille et Zürich, c’est qu’elles ont été pensées à une époque par un groupe dominant, restreint et homogène. L’idée n’est pas de dire que c’est mal ou faux, mais bien de s’interroger sur comment faire mieux et de réfléchir aux nouveaux chemins à prendre. »