Politique
Lutte contre la pauvreté : patienter un siècle encore ?
09.12.2019
Les indicateurs de pauvreté utilisés au niveau européen et donc en Belgique sont au nombre de trois, ce qui est censé permettre d’en saisir les différentes dimensions. Il s’agit de la « Pauvreté monétaire », de la « Privation matérielle » et de l’ « Intensité du travail ». La combinaison de ces trois indicateurs donne celui global de « Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale ».
Ces indicateurs sont établis selon la méthode « EU-SILC » pour « European Union – Survey on income and living conditions ». Cette même méthode est utilisée dans tous les pays de l’Union européenne. Pour la Belgique, cela signifie en pratique que le SPF Économie envoie chaque année une enquête à 6.000 ménages environ. Ces ménages reçoivent un questionnaire ménager (questions sur le ménage) et un questionnaire individuel (pour chaque membre du ménage à partir de 16 ans) à compléter avec l’aide d’un enquêteur. Le revenu global (net) disponible est calculé par ménage. Ces composants du revenu sont de natures diverses mais se caractérisent toujours par le fait qu’il s’agit de flux financiers entrants :
– salaires nets ou revenus nets d’indépendant
– allocations familiales
– primes de location (ADIL par exemple)
– revenus locatifs
– allocations scolaires (bourses d’études par exemple)
– revenus de remplacement (chômage, mutuelle, allocation de handicap, pension)
– revenus d’aide sociale (CPAS, GRAPA).
Tous les revenus du ménage sont ensuite standardisés (rendus comparables entre eux) pour établir une échelle de revenus. Le questionnaire porte aussi sur d’autres points que les revenus des ménages, en particulier sur l’équipement du ménage et les loisirs. Cette partie du sondage vise à établir la « privation matérielle grave ». Nous avons consacré une analyse il y a trois ans à l’examen critique de ces indicateurs (http://www.asbl-csce.be/documents/lesindicateurspauvertre.pdf). A part les chiffres qui ont évidemment évolué, cette analyse reste pleinement d’actualité. Au-delà de nos critiques de ces indicateurs, ils ont l’avantage évident de permettre une analyse de l’évolution de la situation, selon ces critères-là.
Pauvreté monétaire
La « Pauvreté monétaire » renvoie au concept de seuil de risque de pauvreté. S’agissant d’une traduction de l’anglais, il faut comprendre le mot « risque » dans un sens statistique. En français, on utiliserait plutôt le terme de « probabilité ». Le seuil de risque de pauvreté a été fixé à 60% de la médiane du revenu disponible (sur base donc de l’échantillon de 6.000 ménages), ramené à l’échelle individuelle (donc pour une personne isolée). La médiane est le revenu qui se trouve au milieu de la distribution statistique, c’est-à-dire que 50 % perçoivent moins que ce montant et 50 % plus. La médiane est une mesure plus équilibrée que la moyenne car, au contraire de cette dernière, elle n’est pas influencée par les revenus les plus bas (le sans-abri par exemple) ni par ceux des milliardaires (comme le patron d’AB InBev). Redisons bien que tous les revenus sont pris en compte, y compris ceux qui sont en Belgique exonérés dans le cadre de l’aide sociale ou de la déclaration fiscale. Les revenus pris en compte sont donc plus globaux que ceux qui sont soumis à l’impôt des personnes physiques par exemple. Cela donne dès lors une image assez fidèle des ressources des Belges, pour autant qu’on considère l’échantillon comme représentatif. Pour avoir fait partie du panel durant deux années, nous pouvons en tout cas attester du sérieux de l’enquête. Il y a deux ans de décalage entre le seuil communiqué et les revenus étudiés, ce qui est évidemment nécessaire pour connaître le vrai revenu net après impôts. Par exemple, le seuil de pauvreté actuellement utilisé a été établi en 2019 sur base de l’enquête menée en 2018 sur les revenus de 2017. Le revenu médian ramené à une base individuelle a été estimé en 2018 à 23.744 € par an, soit 1.978,68 € par mois. Le seuil de risque de pauvreté (sdp) correspond donc à 60 % du revenu médian de l’échantillon, c’est-à-dire 60 % de 1.978,68 €, ce qui fait 1.187,21 € par mois pour un isolé.
Un modèle familialiste
Ensuite, ce modèle adopte un calcul particulier pour estimer le seuil de risque de pauvreté à l’échelle d’un ménage (là aussi il y a beaucoup à en dire, cf. notre analyse précitée). Ce modèle considère, sur base des économies d’échelle que réalise un ménage mais aussi des coûts qui vont peser sur lui , notamment en termes de taille du logement ou de frais croissants pour les études, que le seuil de risque de pauvreté doit se calculer selon la méthode suivante, :
– le premier adulte représente 100 % du sdp
– le conjoint éventuel (ou autre membre adulte du ménage comme un parent ou une sœur) représente 50 % du sdp
– chaque enfant de 14 ans ou plus représente 50 % du sdp
– chaque enfant de moins 14 ans représente 30 % du sdp.
Avec cette formule, il est possible de calculer le sdp correspondant à tout type de ménage. Par exemple ce sdp s’élève à 2.493 euros par mois pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans : 1.187 € + (1.187 €/2) + (1.187 €/3*2). Autrement dit, un couple dont un conjoint gagne 1.500 € par mois, l’autre a un chômage cohabitant de 600 € par mois avec des allocations familiales, dans le nouveau système, d’un peu moins de 300 € par mois, est juste en-dessous du sdp. Idem pour une femme seule avec un ado de plus de 14 ans et deux enfants de moins de 14 ans : le sdp s’élève aussi à 1.187 € + (1.187 €/2) + (1.187 €/3*2) soit 2.493 euros par mois. Si cette femme travaille et gagne 1.500 € par mois, seule elle est au-dessus du sdp (1.187 €). Dans le ménage précité, avec son salaire + environ 450 € d’allocations familiales, elle est en-dessous. Et si en plus elle perçoit une pension alimentaire de 150 € par enfant, elle est encore en-dessous mais tout juste (1.500+450+450 = 2.400 au lieu de 2.493).
L’autre limite de ce calcul de la pauvreté monétaire est bien sûr qu’un ménage n’est pas l’autre. Car le revenu doit être mis en face des dépenses, la principale de celles-ci étant, pour la majorité des gens, le paiement du logement. La situation sera ainsi totalement différente dans les situations suivantes :
– un ménage propriétaire ne payant plus de prêt hypothécaire
– un ménage propriétaire payant un prêt hypothécaire, avec les variations selon la hauteur de celui-ci
– un ménage locataire payant un loyer dans le privé, avec les variations selon la hauteur de celui-ci
– un ménage locataire payant un loyer dans le logement social, loyer fixé dans ce cas en fonction des revenus.
Dans ces différents cas, avec la même « pauvreté monétaire » théorique, il va de soi que les ménages concernés s’en sortiront de façon totalement différente.
Quelle évolution ?
Après toutes ces considérations sur les situations différentes et les limites des indicateurs, voyons ce que disent ceux-ci sur l’évolution de la situation de 2006 à 2018. Car, quelles que soient nos réserves sur l’outil utilisé, c’est devenu un instrument d’évaluation des changements qui a incontestablement sa pertinence.
Depuis le début des années 2000, les différents plans de lutte contre la pauvreté clament que « le fer de lance contre la pauvreté est l’activation ». Ce qui nous a valu la transformation du minimex en droit en l’intégration sociale en 2002, l’activation du comportement de recherche d’emploi en 2004, le pacte des générations en 2006. Et, sans discontinuer depuis, pour bénéficier de la protection sociale, toujours plus de contractualisation, de conditionnalisation, de sanctions et toujours plus d’exclusions (plus de 100.000 exclus définitifs du chômage s’ajoutant à des millions de semaines de sanctions temporaires) et des masses non chiffrées de personnes n’accédant ni au chômage ni au CPAS…
Le résultat de ces politiques est désastreux. Si, outre les chiffres de l’exclusion, on se penche sur l’évolution du seuil de risque de pauvreté, c’est encore plus effarant.
Malgré les nuances, une catastrophe
Car ces politiques qui étaient censées diminuer la pauvreté n’ont fait que l’augmenter. Le nombre de personnes en-dessous du sdp était en 2006 (année des premiers effets importants de la chasse aux chômeurs mise en place en 2004) de 1.531.000, soit 14,7 % de la population. Il est passé en 2018 à 1.865.000 personnes, ce qui fait une augmentation de 334.000 individus ! Cela correspond à un taux record de 16,4 %, donc un Belge sur six ! Comment expliquer cette augmentation alors que les politiques s’étaient engagés à diminuer ce taux ? En effet, dans le cadre de la stratégie 2020, partant de 2.194.000 personnes pauvres en 2008 (sur base de l’indicateur global de « Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale »), la Belgique s’était fixée comme objectif de réduire ce nombre de 380.000 unités en 2018. Or c’est l’inverse qui s’est produit. En 2018, le nombre de pauvres s’élevait à 2.250.000, soit 56.000 personnes de plus que le niveau de départ.
Comme souvent, l’explication est multifactorielle. Mais la principale réside certainement dans les salaires et les revenus de remplacement. Rappelons-nous d’abord que Verhofstadt II s’était fait fort de créer 200.00 emplois et s’était vanté d’y arriver. Une bonne chose pour l’indicateur « Intensité du travail ». Sauf que la grosse majorité (bien plus de la moitié) furent des titres services avec des salaires qui ne permettent pas de s’élever au-dessus du sdp. Le gouvernement Michel et son « jobs jobs jobs » a poursuivi et intensifié cette logique en créant encore davantage de mauvais emplois. Car, même si les gouvernements successifs soignent la statistique « Intensité du travail » (112.000 personnes en moins entre 2006 et 2018), il y a un triple bémol. Le premier est que pour sortir de cet indicateur il suffit d’avoir travaillé plus de 20 % du temps potentiel durant l’année précédente. Comme l’emploi créé a été dans une large mesure précaire, il a fait sortir 112.000 personnes de l’indicateur « Intensité du travail » sans nécessairement les faire monter au-dessus du seuil de risque de pauvreté. Le second bémol concerne la modération salariale, les faibles accords interprofessionnels, le saut d’index, tous les éléments donc qui font que, de plus en plus, emploi n’est plus équivalent à salaire suffisant pour s’extirper de la pauvreté. Enfin, la spécificité du gouvernement Michel, le tax shift et l’attention portée à la classe moyenne ont un peu boosté le revenu médian. Mais comme les salaires faibles et les allocations n’ont pas suivi la même augmentation, l’effet mécanique est que des personnes qui étaient juste au-dessus du sdp se trouvent à présent en-dessous. Ces mesures du gouvernement Michel ont été prises au profit de la classe moyenne au détriment des faibles revenus…
Les inégalités se creusent
Le fossé entre les tranches de revenus s’approfondit en effet. Les augmentations concernent principalement les ménages ayant un taux d’emploi élevé et se situant au milieu de la répartition des revenus. Les ménages ayant peu ou n’ayant pas de travail rémunéré ou ayant un faible revenu sont laissés pour compte. Entre 2004 et 2017, les 5% des revenus les plus bas n’ont augmenté que de 3,2%. Chez les 5 à 10% de la tranche suivante des revenus les plus bas, la progression est de 5,1%. L’augmentation concerne surtout la classe moyenne (+11%). Pour les familles où les adultes travaillent moins de 20% de leur temps de travail potentiel, il y a eu une baisse de 8% du revenu médian par rapport à 2004. Pour les ménages dont l’intensité de travail est élevée, il y a eu une augmentation du revenu de 7 à 8%. Ne parlons même pas des sans-emploi. Entre 2006 et 2018, 100.000 d’entre eux ont été exclus définitivement du chômage, la moitié suite à l’activation du comportement de recherche d’emploi (mise en place par Verhofstadt II et jamais remise en cause depuis) et les autres 50 % par la limitation à trois ans des allocations d’insertion (décidée par le gouvernement Di Rupo et maintenue par son successeur Charles Michel). Outre la perte due aux exclus, les chômeurs subissent aussi la dégressivité accrue de leurs allocations, due au gouvernement Di Rupo et facteur évident de paupérisation.
Une pauvreté grandissante
Alors certes on parle de pauvreté relative, par rapport aux autres revenus et en fonction de la privation ou non de certains biens matériels. Concernant ces derniers, l’indicateur est meilleur aussi en 2018 qu’en 2006. Signe que, comme plusieurs économistes dont Philippe Defeyt l’ont relevé, un certain « confort » matériel est désormais accessible y compris à des personnes à bas revenu (par exemple on peut aujourd’hui avoir un smartphone à bas prix contrairement à l’époque). Mais, si la privation matérielle baisse et que l’intensité de travail augmente (tout en restant loin d’un temps plein), l’augmentation du nombre de personnes sous le seuil de risque de pauvreté est telle que l’indice global (synthèse) des trois précités est importante. Cet indice n’a jamais atteint de tels sommets, ni en nombre de personnes ni en pourcentage de la population.
Sus aux slogans
Il faut donc en finir avec les slogans du type « jobs jobs jobs » ou « il faut réduire les allocations pour motiver les gens à l’emploi ». Il faut revaloriser les salaires et les allocations sociales en mettant ces dernières au minimum au niveau du sdp et en les gardant en lien avec l’évolution des salaires. Les revalorisations mises en places pour soi-disant combler ce gouffre, comme l’enveloppe bien-être, sont clairement insuffisantes. De 2006 à 2018, le seuil de risque de pauvreté a augmenté de 38% tandis que le Revenu d’intégration sociale progressait de 41%. Bien insuffisant donc pour rattraper le retard comme c’était l’objectif annoncé à l’époque. Pour un isolé, le Revenu d’intégration sociale reste inférieur de 23% (910,52 € pour 1.187,21 €) au seuil de risque de pauvreté. En 2006, le RIS était à 74,88 % du sdp. En 2018, le RIS était à 76,69 % du sdp. Au rythme de moins de deux pourcent en douze ans, on devrait y être dans plus d’une centaine d’années. Il faut donc arrêter les mesurettes qui n’ont pas permis de combler l’écart et remonter toutes les allocations minimales à ce fameux seuil !
Le rapport intégral en anglais