Union européenne
L’Union européenne cherche-t-elle vraiment à défendre l’information publique ?
27.04.2025

L’UE s’est dotée d’une législation qui doit lui permettre de protéger le pluralisme et la liberté des médias. Cette législation reconnait le rôle crucial des médias de service public. Toutefois, l’absence de mécanismes de sanction, la diversité des situations nationales et l’absence de réflexion quant au financement laissent planer le doute sur sa mise en œuvre.
L’enjeu du maintien de médias de service public (MSP) qui disposent à la fois d’une indépendance éditoriale et des moyens financiers suffisants pour assurer leurs missions est déterminant pour le fonctionnement de l’État de droit. En ce qui concerne leur mission principale, la diffusion d’information, il est établi de longue date dans la littérature scientifique que les MSP produisent de l’information de meilleure qualité, plus complète, moins biaisée et moins négative que leurs équivalents privés. Toutefois, cette différence ne s’observe que dans les pays dont la législation garantit l’indépendance éditoriale des opérateurs publics ainsi que des mécanismes de financement pérennes et suffisants. Le maintien de l’État de droit nécessite donc une législation qui protège les MSP financièrement et politiquement. C’est ce que tente de faire l’Union européenne avec le European Media Freedom Act (EMFA).
L’EMFA et les médias de service public
En mars 2024, dans un contexte de régression des libertés des médias et des journalistes, due à la fois à des pressions politiques et à la concentration économique du secteur, le Parlement européen d’abord et le Conseil de l’UE à sa suite adoptaient le EMFA. Seule la Hongrie s’est opposée au texte au Conseil. Plutôt qu’un texte unifié et applicable directement, l’EMFA consiste en un ensemble de réglementations transposables en droit national. Outre la protection des médias et des journalistes, le texte vise aussi à harmoniser un cadre réglementaire fragmenté au sein des États membres de l’UE.
L’EMFA peut être critiqué pour certains angles morts, notamment l’insuffisante prise en compte du rôle des pressions économiques et de la concentration des médias qui plombent le pluralisme et la diversité d’opinion dans les médias. On peut aussi lui reprocher certains compromis regrettables. Ainsi, la formulation de l’article 4 permet aux États de surveiller les journalistes lorsqu’il en va de la sécurité nationale, un motif assez vague que pour pouvoir être détourné et suffisamment important que pour être difficile à critiquer.
Au travers de cette législation, l’UE se fonde pour la première fois, en partie, sur ses compétences en matière d’État de droit pour justifier son action législative.
Malgré les critiques qui peuvent lui être adressées, L’EMFA constitue une rupture bienvenue dans la régulation européenne des médias. Au travers de cette législation, l’UE se fonde pour la première fois, en partie, sur ses compétences en matière d’État de droit pour justifier son action législative. La reconnaissance du rôle spécifique des médias de service public dans la production et la diffusion d’information figure également au rang des nouveautés apportées par l’EMFA. Inscrite dans l’article 5, Garanties pour le fonctionnement indépendant des médias de service public, cette reconnaissance consacre l’affirmation du principe selon lequel l’information n’est pas une marchandise comme une autre et que, à ce titre, elle ne peut être régulée uniquement sous l’angle du marché intérieur ou de la concurrence.
L’article 5 de l’EMFA vise à garantir le fonctionnement indépendant des MSP. Il impose des procédures transparentes pour la nomination et la révocation des dirigeants des médias publics, ainsi qu’un financement adéquat et pérenne pour assurer leur indépendance éditoriale. Il établit également des lignes directrices pour un contrôle indépendant du respect de ces règles.
Les enjeux de la mise en œuvre
Cependant, à moins de six mois de l’entrée en vigueur de l’article 5 (le 8 août 2025), des doutes subsistent. Les évolutions politiques dans de nombreux États membres révèlent, en effet, des dynamiques et des volontés politiques qui ne vont pas dans le sens du renforcement de l’indépendance et de la pluralité des médias de services publics.
D’une part, il y a les dynamiques liées à la politisation des organes exécutifs de médias publics. En Italie, les critères de sélection des membres du conseil d’administration de la RAI ouvrent la porte à des nominations politiques et il en va de même pour la procédure de nomination du directeur général de la RTVS slovaque. Dans ce second cas, l’instauration d’un comité d’éthique fait également craindre une censure des sujets qui déplairait au pouvoir politique.
En Pologne ou en Hongrie, les régulateurs des médias restent fortement politisés. En Slovaquie le régulateur est resté relativement indépendant jusqu’à présent mais il met en garde contre de possibles interférences politiques dans les années à venir. De même, un certain degré de politisation du régulateur et de l’audiovisuel français sont pointés du doigt.
D’autre part, il y a l’évidente question du financement. En Italie, le financement de la RAI dépend d’une décision gouvernementale annuelle, ce qui met en péril son indépendance éditoriale. En Autriche, la nouvelle coalition envisage de réduire drastiquement le financement de l’ORF, gelant sa contribution jusqu’en 2029. En Suède, en Allemagne, en Belgique, en Tchéquie ou encore en France, des réformes du financement sont en cours ou sont envisagées et font craindre une perte d’autonomie ou de capacité à produire des formats d’information plus coûteux, tels que l’investigation.
Les États ne semblent pas toujours conscients, du rôle crucial des médias de services publics indépendants dans les démocraties.
En somme, derrière les objectifs louables de l’EMFA, nécessaires au regard de l’évolution des paysages médiatiques européens, se cache l’énorme défi de la mise en œuvre des dispositions qui doivent permettre de les atteindre. Les États ne semblent pas toujours conscients, du rôle crucial des médias de services publics indépendants dans les démocraties. Certains semblent même peu désireux de les voir jouer ce rôle. En outre, par le passé l’UE a éprouvé des difficultés dans la mise en œuvre des lois relatives à l’État de droit, notamment en raison d’absence de mécanismes de de mise en œuvre et de possibilité de sanction en cas de défaut d’un État membre.
En principe, après l’entrée en vigueur de l’article 5, la Commission pourrait sanctionner les États contrevenants. Néanmoins, la procédure à ce stade n’est pas fixée. Un nouvel organe institué par l’EMFA se verra attribuer, entre autres tâches, celle d’assister la Commission dans le contrôle de l’application de l’EMFA. Ce Conseil européen des services de médias (EMBS, en anglais), qui rassemble les régulateurs nationaux et remplace l’ European Regulators Group for Audiovisual Media Services (ERGA), aura un rôle consultatif. Il devra également veiller à assurer une mise en œuvre et un fonctionnement harmonieux des réglementations prévues par l’EMFA. L’objectif de cet organe est donc bien le monitoring et la coordination régulatoire, ce qui laisse la Commission fort dépourvue en cas de manquements d’un État membre.
Par ailleurs, la diversité des environnements médiatiques (législation, industrie et structure du secteur) complique également la mise en œuvre d’une réglementation visant à l’harmonisation. Adapter l’Acte en droit national en respectant à la fois les principes de celui-ci et les besoins spécifiques liés aux contextes nationaux s’avèrera compliqué dans certains cas. A fortiori pour des pays comme l’Italie, la Slovaquie ou la Hongrie qui ont adopté des lois en 2024 qui contreviennent aux principes de l’EMFA, notamment en ce qui concerne les MSP.
La domination des GAFAM et leur réticence à se conformer au droit européen constituent une menace pour le pluralisme et la diversité des médias.
Enfin, bien qu’ils ne soient pas visés au premier chef par l’EMFA, la domination des GAFAM et leur réticence à se conformer au droit européen constituent une menace pour le pluralisme et la diversité des médias et la mise en œuvre de l’EMFA. Les mesures réglementaires de l’UE, telles que le Digital Markets Act et le Digital Services Act, visent à limiter l’influence des géants du numérique et à mieux réguler leurs activités (et les conséquences politiques et économiques de celles-ci). Cependant, il n’est pas garanti que ce sera suffisant pour les amener à coopérer, notamment dans le cadre de la mise en œuvre de l’EMFA.
Financement pérenne et dépolitisé : l’enjeu oublié
En d’autres termes et pour résumer, les défis sont à la hauteur des enjeux d’une information crédible et de qualité en période de difficultés économiques et de montée de l’extrême droite. Cet enjeu, comme d’autres, requiert des moyens financiers. A cet égard, il est important de souligner ici une forme de schizophrénie européenne : il y a une forme d’inconséquence à demander aux États membres d’investir dans leurs médias de services publics et, dans le même temps, imposer un carcan budgétaire qui implique des restrictions permanentes. Pour pouvoir assurer leur mission de service public et leur fonction de contre-pouvoir, les MSP ont besoin d’un financement pérenne qui ne relève pas d’une décision discrétionnaire du pouvoir politique. De même, pour que les législations soient correctement mises en œuvre et appliquées, il faut que les régulateurs disposent des ressources leur permettant d’exercer ce contrôle.
Au-delà des aspects techniques et juridiques, cet enjeu du financement des MSP et des régulateurs constitue un angle mort majeur de l’EMFA en général et de son article 5 en particulier. Faire fonctionner des médias publics ou privés et les réguler coûte (beaucoup) d’argent, surtout s’il s’agit de produire de l’information de qualité, nécessaire au fonctionnement de la démocratie. En l’état, le contrôle de la mise en œuvre de l’EMFA va reposer sur des régulateurs dont certains sont sous influence politique et dont d’autres n’ont pas les ressources nécessaires à l’exercice de leur mission. N’est-il pas temps de se donner les moyens de nos ambitions démocratiques ?