Guerres et conflits
Ludivine Dedonder sur la guerre en Ukraine : « Il faut arrêter avec les discours irresponsables »
22.10.2023
Traiter des divisions progressistes dans le conflit ukrainien sans faire intervenir la ministre de la Défense serait une inconséquence. Depuis le 1er octobre 2020, c’est en effet une femme socialiste, Ludivine Dedonder, qui est à la tête des forces armées. Face aux débats dans le camps progressiste, la ministre nous explique sa conception du conflit et la vision socialiste qu’elle entend défendre.
Compte tenu de notre implication aux côtés de l’Ukraine, pouvons-nous affirmer que la Belgique est en guerre aujourd’hui ?
Ludivine Dedonder : Parmi ceux qui soutiennent ces affirmations, certains manquent d’une vision objective de la situation ou se laissent influencer par des tentatives de désinformation. L’action de la Belgique est celle attendue d’un allié fiable au sein de l’OTAN, et celle d’un partenaire responsable au sein de l’Union européenne. Ces deux institutions transcendent nos valeurs de liberté et de démocratie, car nous les partageons avec nos partenaires et alliés.
Ne pas aider l’Ukraine aujourd’hui serait accepter qu’un pays envahisse son voisin unilatéralement, détruise ses infrastructures, son économie et brutalise sa population.
C’est la raison pour laquelle, depuis le 24 février 2022, notre aide à l’Ukraine vise à lui permettre de se défendre. Ne pas aider l’Ukraine aujourd’hui, ce serait accepter qu’un pays envahisse son voisin unilatéralement, détruise ses infrastructures, son économie et brutalise sa population. Ce que l’on voit actuellement en Ukraine nous ramène aux horreurs des deux conflits mondiaux et doit être dénoncé.
L’Ukraine est un pays souverain, doté d’un régime politique démocratique et qui, par conséquent, jouit de la liberté de choisir son destin. Et quand bien même le statut de l’Ukraine est contesté par la Russie depuis près de 20 ans, l’Ukraine n’a jamais constitué une menace pour la Russie. Dans ce cadre, je refuse d’accepter la loi du plus fort que tente d’imposer la Russie.
La Belgique n’est donc pas en guerre contre la Russie ni contre le peuple russe. Nous apportons notre aide à un pays démocratique qui a exprimé ses choix : intégrer à terme l’UE et rejoindre l’Alliance transatlantique. Un pays qui plus est engagé dans une lutte injuste.
A ceux qui disent que l’OTAN, l’Europe, voire la Belgique, encouragent l’escalade, je réponds que lorsque la Russie retournera dans ses frontières et respectera celles de l’Ukraine, la guerre prendra fin automatiquement. Il est facile de distinguer celui qui participe à l’escalade. Notre message à la Russie reste inchangé : cessez votre invasion et revenez à la table des négociations.
Notre aide financière à l’Ukraine est très faible comparée à celle des autres pays d’Europe. Faut‑il y voir une plus grande réticence à aider l’Ukraine et à s’impliquer dans le conflit ?
Ludivine Dedonder : La Belgique a été l’un des premiers pays à fournir une aide militaire à l’Ukraine suite à l’invasion de la Russie, qu’il s’agisse d’une aide létale ou non létale. Nous cherchons des solutions en fonction de la demande concrète de l’Ukraine, en utilisant nos stocks de défense propres et/ou en collaboration avec l’industrie belge. Cette aide est toujours coordonnée avec nos partenaires du Groupe de contact pour la défense de l’Ukraine (UDCG), et selon les besoins exprimés par le gouvernement ukrainien.
Le soutien à l’Ukraine, ce n’est pas une compétition entre pays partenaires. C’est le résultat d’une approche cohérente, visant à répondre au mieux aux besoins sur le terrain. Chaque nouveau paquet d’aide s’inscrit complètement dans cette logique : cohérence, complémentarité et répondant à une demande exprimée.
Les militant·es et les associations sont divisés sur la façon d’analyser la guerre et les solutions à apporter. A tel point que deux manifestations se sont tenues en un week-end à Bruxelles, l’une samedi 25 février 2023, l’autre le lendemain. La première insistait sur la solidarité avec le peuple ukrainien et son gouvernement ; la seconde, aux accents plus pacifistes, se montrait davantage circonspecte sur le rôle joué par l’OTAN. À laquelle auriez-vous participé ?
Ludivine Dedonder : Votre question me rappelle un événement plus récent. Je pense à la déclaration de Sofie Merckx, la chef de groupe PTB à la Chambre, sur la RTBF, où elle n’a pas pu choisir entre Poutine et Zelensky… J’ai été choqué en entendant cela. Cette séquence met en évidence la double face de ce parti. Au PTB, on ne fait pas la distinction entre l’agresseur et l’agressé. L’Ukraine n’a jamais constitué une menace pour la Russie et pourtant elle a été envahie. Et dans ce contexte, il y a un parti qui ne condamne pas la guerre russe. En agissant ainsi, la réalité et la vérité sont que le PTB omet de reconnaître les atrocités perpétrées par la Russie en Ukraine : invasion, occupation, attaques indiscriminées contre la population et les infrastructures civiles, où des enfants sont arrachés à leurs parents pour être adoptés et rééduqués en Russie… Il faut arrêter avec les discours simplistes et irresponsables.
Au PTB, on ne fait pas la distinction entre l’agresseur et l’agressé. L’Ukraine n’a jamais constitué une menace pour la Russie et pourtant elle a été envahie.
Dans ce conflit, les choses sont claires : l’Ukraine subit l’agression de la Russie qui mène une guerre sans limites et occupe le territoire de son voisin depuis 2014. Dans cette séquence, on voit clairement que Sophie Merckx est personnellement embêtée de répondre à la question du journaliste. On la voit tiraillée entre la réaction humaine, empreinte d’empathie, et les positions indéfendables de son parti. Pourtant, le choix est simple : si la Russie cesse son invasion, la guerre s’arrêtera. Je fais donc partie des responsables politiques qui soutiennent l’Ukraine au nom de la solidarité entre les démocraties et qui considèrent que l’inaction serait un danger pour la démocratie en général, et en Europe en particulier.
Quelles sont les meilleures pistes, à défaut d’une solution miracle, pour avancer vers la paix en Ukraine aujourd’hui ? Et quel rôle peut jouer la Belgique pour influencer le cours du conflit ?
Ludivine Dedonder : Dans cette crise internationale, le rôle de la Belgique est d’abord celui d’un pays membre de l’UE et membre de l’Alliance. De manière bilatérale, nous fournissons de l’aide matérielle au peuple ukrainien, et nous participons à l’organisation des formations de son personnel militaire. Et là , je ne parle que de mon département de la Défense. L’urgence du moment est que l’Ukraine se trouve dans une situation favorable pour entamer des négociations de paix avec la Russie.
En février dernier, vous avez déclaré à La Dernière Heure : « Si les Ukrainiens ne parviennent pas à se défendre, il y a un réel danger pour nos démocraties », pourriez-vous développer ?
Ludivine Dedonder : Si l’Ukraine se retrouve aujourd’hui en guerre, c’est parce qu’il devenait évident que le pays se rapprochait de plus en plus de l’UE, des valeurs de démocratie des nations européennes et même de l’OTAN. Ce positionnement n’a pas convenu à la Russie et à son gouvernement autoritaire, ce qui a conduit à une campagne de pression agressive de son voisin et à la spoliation initiale d’une partie du territoire ukrainien dès 2014.
L’annexion illégale de la Crimée n’ayant pas suffi à plier l’Ukraine aux désirs du Kremlin, une invasion a commencé en février 2022. Il s’agit donc clairement de l’attaque d’un État démocratique et souverain, injustement plongé dans la guerre pour défendre ses valeurs, ses choix souverains et son territoire. C’est précisément là que la démocratie est en danger.
Quel signal enverrait-on si les démocraties ne sont pas prêtes à soutenir l’Ukraine ? Devons-nous accepter qu’un pays frontalier de l’ Union européenne subisse la loi du plus fort ? Si les pays démocratiques n’agissent pas, quel message adressons-nous aux gouvernements autocratiques et liberticides ?
Ne rien faire équivaudrait à montrer qu’un régime puissant peut imposer ses vues aux États plus modestes, en ignorant le droit international… Ne rien faire serait la démonstration de la faiblesse des régimes démocratiques. Je ne veux pas qu’un jour notre inaction pour l’Ukraine mette en péril nos démocraties et notre sécurité.
Pour appuyer le danger que cette guerre représente pour les démocraties, la réaction diplomatique de la Suède et de la Finlande suite à la guerre en Ukraine sont évocatrices… Deux nations démocratiques avec une tradition pacifiste et une politique de neutralité incontestables ont fait la demande et obtenu le droit de rejoindre l’Alliance.
L’armée n’est pas le sujet préféré du Parti socialiste, qui n’avait d’ailleurs pas fait campagne sur l’augmentation des investissements dans la Défense. Et pourtant, sous votre direction, elle va être refinancée à hauteur de plusieurs milliards. Comment expliquer une telle augmentation ?
Ludivine Dedonder : L’augmentation du financement de la Défense sous mon mandat est motivée par plusieurs facteurs. Tout d’abord, il est nécessaire de prendre en compte l’état dans lequel j’ai trouvé le département. Au fil des législatures précédentes, la Défense a subi plusieurs coupes budgétaires, la reléguant au statut de variable d’ajustement.
Au fil des législatures précédentes, la Défense a subi plusieurs coupes budgétaires, la reléguant au statut de variable d’ajustement.
Cependant, les récentes crises ont clairement démontré l’importance du rôle de l’armée, notamment durant la pandémie de COVID-19, la campagne de vaccination, l’évacuation des ressortissants d’Afghanistan, les inondations et le déploiement militaire en Roumanie dans le cadre de l’OTAN. En réalité, la Défense est un outil multifonctionnel pour la nation, auquel l’État fait appel lorsque les autres services régaliens atteignent leurs limites.
Durant cette législature, j’ai entrepris la reconstruction du département de la Défense en me concentrant sur trois piliers essentiels : le personnel, le matériel et les infrastructures. Pour ça, j’ai lancé une campagne de recrutement visant à embaucher 10 000 militaires, plusieurs milliers de collaborateurs civils et de contrats premier emploi. De plus, j’ai renforcé la structure du département en augmentant son budget de fonctionnement et en réalisant des investissements de plus de 10 milliards d’euros d’ici 2030.
Toutes ces mesures visent un seul but : reconstruire une base indispensable pour assurer notre sécurité nationale et notre résilience. Cela n’a rien à voir avec ce que certains appellent un « réarmement » de la Belgique.
À quoi ressemble dans les faits une politique socialiste de la défense ?
Ludivine Dedonder : Ma politique pour la Défense est pleinement ancrée dans les valeurs socialistes. Tout d’abord en plaçant le personnel au centre de ma politique avec le Plan POP – People Our Priority – intégrant pour l’essentiel la revalorisation salariale des militaires attendue depuis 2003 et l’octroi de chèque-repas depuis novembre 2022. Il y a aussi l’ouverture d’une option « Aspirant aux métiers de la Défense, de la Prévention et de la Sécurité » dans les établissements secondaires supérieurs en Fédération Wallonie-Bruxelles. Enfin, dans le cadre du recrutement, de la sélection et de la formation du personnel de la Défense, nous avons signé des conventions de partenariat avec les trois régions du pays et les organismes régionaux de l’emploi.
Ma politique pour la Défense est pleinement ancrée dans les valeurs socialistes
Avec le « Service d’utilité collective », je permets à celles et ceux qui veulent se rendre utiles pour la collectivité de le faire au sein de la Défense, et pourquoi pas se sentir appelé-es à une carrière. Il y aussi le projet Reboot4You, par lequel nous donnons la possibilité aux jeunes NEET – c’est-à-dire, sans emploi, sans formation et sans diplôme – d’intégrer un programme établit en collaboration avec plusieurs secteurs du privé, dont la mobilité, la construction, le catering et les services de ressources humaines. Grâce à ce projet, nous proposons aux jeunes la possibilité de contribuer à la collectivité, avec une formation et un emploi à la clé, au sein de la Défense ou dans le civil. Je suis convaincue que ce projet peut ouvrir des perspectives positives pour les jeunes dans leur parcours d’émancipation. Ces marqueurs socialistes de ma politique veulent faire renouer la Défense avec la société : au cœur de la société et dans les cœurs des citoyens.
Y a-t-il une philosophie sociale ou socialiste de la défense et de la paix, qui serait différente de celle d’autres partis politiques ?
Ludivine Dedonder : Je pense que oui. Dans une politique socialiste, l’objectif est de consolider le rôle central du département de la défense au sein de notre société, plutôt que de le réduire à une fonction opérationnelle armée agissant à l’étranger. Il est essentiel de reconnaître que la Défense joue un rôle social et sociétal bien plus vaste.
Une politique socialiste de la Défense vise à consolider son rôle au sein de notre société plutôt que de le réduire à une fonction opérationnelle. La Défense joue un rôle social et sociétal bien plus vaste.
Sous l’angle socialiste, la Défense devient un important pourvoyeur d’emplois, c’est le premier recruteur. Elle favorise également l’émancipation, en promouvant des carrières basées sur les compétences.
En tant qu’administration régalienne, la Défense est spécifiquement conçue pour opérer dans des situations de rupture de la normalité et dans des conditions dégradées. Elle incarne les valeurs essentielles à la cohésion sociale et au vivre-ensemble, comme la solidarité, l’intégrité, le respect, la loyauté et le courage.
Un autre aspect crucial à souligner est le rôle économique. Avec le plan Star, la loi de programmation militaire et les investissements de l’ordre de 10 milliards d’euros, une stratégie pour l’industrie de la Défense et de la Sécurité a été mise en place. Un budget de 1,8 milliard d’euros est dédié à la recherche et au développement pour soutenir l’innovation des technologies duales, qui présentent à la fois une finalité civile et militaire.
En outre, l’approche actuelle de la Défense dans le cadre des opérations menées en Afrique se distingue des politiques de défense précédentes. En effet, cette approche, dite « 3D », implique une coopération avec la diplomatie et la coopération au développement. Nous replaçons ainsi la sécurité en tant qu’élément parmi d’autres dans les besoins de base de la population locale : la santé, l’éducation et la justice.
(Entretien avec Ludivine Dedonder, réalisé par écrit en juillet-aout 2023. Ludivine Dedonder est ministre de la Défense depuis le 1er octobre 2020).