Logement
Loyers belges toujours plus chers. Et si on reprenait le contrôle ?
28.10.2024
Face à la spéculation immobilière et à la droitisation de la ruralité, il est urgent d’établir un contrôle des loyers. Une proposition populaire et moins radicale qu’il n’y parait, défendue ici par Balthazar de Robiano.
Peu de domaines de la vie sociale ont si désastreusement évolué, au cours des dernières décennies, que le logement. Jusque dans les années 1980, le loyer correspondait en moyenne à moins de 25% des revenus nets d’un ménage précaire. Aujourd’hui, le poids moyen du loyer dans ce revenu net dépasse 35% en Belgique et en France, et 40% aux Pays-Bas et en Angleterre1.
L’explosion des prix du logement par rapport aux revenus – en trente années de stagnation, le prix moyen du logement est passé de 5 revenus annuels moyens à 9 en Belgique2 – a dramatiquement réduit l’accession à la propriété, aujourd’hui réservée, parmi les jeunes, aux plus prospères ou à ceux qui bénéficient d’apports monétaires ou matériels conséquents de la part de leurs parents.
Alors que le néolibéralisme promettait – à ceux qui y croyaient – moins d’État, moins de corporatisme et plus de compétition pour plus d’égalité des chances – au prix réel de plus d’inégalités, de chômage et de précarité – , c’est bien la place fondamentale de la famille et de l’héritage qu’il a renforcée, avec l’explosion des prix du logement. Ainsi donc, le discours dominant porte sur l’égalité des chances et la méritocratie, mais le modèle économique concret renforce les déterminismes sociaux.
Les partis politiques qui courtisent le centre de l’électorat, rivalisent de promesses quant à la baisse des impôts de succession, de donation et sur la propriété immobilière. Par-là, l’objectif est de rassurer une « classe moyenne » menacée de déclassement. Ainsi, à la suite de la victoire de la droite wallonne, le 9 juin dernier, l’une des premières annonces du nouveau gouvernement wallon formé des Engagés et du MR concerne la réduction drastique des droits de succession et d’enregistrement. Au mépris des priorités. En effet, la région est surendettée, ces impôts ne pèsent en rien sur sa compétitivité économique, et elle a surtout besoin d’investissements massifs pour se relever du déclin industriel.
Le risque de la polarisation territoriale et l’ombre de la France
Si la victoire de la droite wallonne aux élections du 9 juin 2024 était partiellement prévisible, son score et le recul de la gauche dépassent largement les prédictions des sondages. Certes, la « victoire de la gauche » en 2019, cumulant 55% des voix ne traduisait aucune victoire politique, puisqu’une coalition entre les trois partis de gauche fut refusée, par principe, par le PS et Écolo, et que le PTB conditionnait sa participation à une « politique de rupture ». En 2024, c’est à présent la conjugaison de la victoire d’un MR, très à droite face au PS (-3%), et de celle du centre face aux écologistes (-8%), qui ancre la Wallonie sur un côté de l’échiquier politique.
Le PTB, lui aussi, est encore loin de réussir à constituer un véritable bloc électoral stable : la moitié de ses électeurs de 2019 ont voté pour un autre parti en 2024, même s’il a attiré de très nombreux nouveaux électeurs par ailleurs. La droite, elle aussi, est touchée par la volatilité électorale, mais la concentration des voix de l’extrême droite (l’ancien Parti populaire) a joué en faveur du MR, qui a plus que compensé la perte de certains électeurs vers Les Engagés par l’arrivée d’anciens électeurs de Défi et du PS.
De Sarkozy à Georges-Louis Bouchez
La tendance à la droitisation défendue par Georges-Louis Bouchez s’inspire, elle, directement de la conflictualité recherchée, à l’époque, par Sarkozy en France, pour capitaliser sur l’électorat lepéniste. Tant la présidentielle française de 2007, que les élections de 2024 en Wallonie, ont été dominées par un candidat de droite, prônant la rupture avec le statu quo politique. Un supposé équilibre représenté, en France, par la prétention de la droite à être dotée d’une sensibilité sociale et, en Wallonie, par la persistance d’institutions sociales-démocrates. Dans les deux cas de figures, ces élections ont surpris l’opinion par la force cumulée d’une droite radicalisée et du centre-droit. Certes, en France, la victoire sarkozyste venait de la capture d’une partie de l’électorat lepéniste tandis qu’en Wallonie, l’électorat d’extrême droite ne représente que quelques pourcentages, justement en raison de la bien plus durable implantation sociale du PS belge.
Moins géographiquement divisée, la société wallonne répond à un ancrage social et territorial fort : un taux élevé de syndicalisation et le vote obligatoire assurent au PS un lien indirect avec le ménage wallon. Si la Wallonie souffre de la désindustrialisation, le PS parvient à limiter la dérive des anciennes citadelles rouges vers l’extrême droite, ainsi que la tendance politique à une forme d’autodestruction en cherchant à se transformer en parti centriste3, qui fit le cercueil du centre-gauche français. En comparaison, les socialistes flamands n’ont jamais pu se reposer sur un encrage social équivalent, et ont été réduits à un parti marginal, évincé des campagnes populaires par l’ancienne Volksunie et réduit à courtiser, avec opportunisme, un électorat urbain plutôt favorisé.
Comment le MR veut éroder la base sociale du pays
Au cours des discussions pour une majorité fédérale, le MR espère ainsi affaiblir les bases institutionnelles de l’implantation sociale du PS : retirer aux syndicats leur rôle dans la distribution des allocations sociales (ce qui renforce l’adhésion, et donc les finances de ces syndicats) et retirer le vote obligatoire – comme c’est déjà la cas en Flandre pour les élections locales. À terme, le MR vise, paradoxalement, à attirer le vote du rejet de l’État néolibéral.
Il propose, non pas plus d’État, mais une redistribution des cartes en faveur des territoires, au détriment des villes, perçues comme les bénéficiaires actuelles de l’économie globalisée et des investissements publics. Le précariat urbain, employé dans la croissante industrie des services, est quant à lui décrié comme le bénéficiaire de l’État social, au détriment supposé de la classe moyenne provinciale, sur laquelle reposerait le poids croissant de l’impôt.
Alors que l’extrême droite croît dans les territoires en déclin, la gauche est de plus en plus évincée des campagnes et restreinte aux villes.
En Allemagne, aux Pays-Bas, en France, au Royaume-Uni comme aux États-Unis, les divisions territoriales expliquent une part croissante du vote réactionnaire, qu’il s’agisse du Brexit au Royaume-Uni, du Front National, du PVV de l’AFD en France, aux Pays-Bas et en Allemagne. Alors que l’extrême droite croît dans les territoires en déclin, la gauche, quant à elle, est de plus en plus évincée des campagnes et se trouve restreinte aux villes.
Une explication traditionnelle d’un tel phénomène repose sur la mondialisation. Elle aurait bénéficié aux travailleurs diplômés des grandes villes au détriment des travailleurs de l’industrie, installés à l’extérieur. S’il y a une part de vérité dans cette idée, la désindustrialisation et la mondialisation sont beaucoup plus anciennes que la polarisation électorale et la montée de l’extrême droite, dont l’accélération s’est surtout produite ces quinze dernières années.
Entre les grandes villes et les campagnes
L’austérité et la baisse des investissements publics de ces quinze dernières années ont particulièrement affecté les territoires périphériques, plus désertés par l’État que les grandes villes. Simultanément, l’économie de rente a explosé ces dernières années, au travers des politiques accommodantes des banques centrales, qui ont favorisé la spéculation et l’explosion des prix immobiliers, dans les villes et les zones touristiques. Ceci, alors que, depuis la crise financière de 2008, l’accessibilité du crédit hypothécaire s’est réduite dans les campagnes, où la croissance potentielle de l’offre de logements a un effet sur la volatilité des prix immobiliers, au contraire de ce qu’il se passe dans le villes, où les contraintes sur la croissance de l’offre stabilisent les prix, y favorisant la spéculation.
Le déclassement des territoires s’est ainsi accompagné d’une précarité urbaine grandissante, divisant les pays européens entre des campagnes déclassées mais que la gauche apparaît toujours plus impuissante à représenter et des villes où un conflit de classe oppose des locataires précarisés – majoritairement jeunes – aux propriétaires – majoritairement vieux – qui bénéficient d’immenses gains sur la valeur de leurs biens. Si les locataires – et ainsi la gauche – sont majoritaires et dominent en ville, ils restent minoritaires en général par rapport aux propriétaires, eux, divisés entre petits propriétaires et bourgeois. En France, une telle tripartition est fortement corrélée avec les résultats des dernières élections : l’électorat de gauche est presque exclusivement urbain, celui du centre macroniste exclusivement bourgeois et l’électorat d’extrême droite domine les régions périphériques. Même en Belgique, la gauche s’urbanise progressivement, comme l’ont montré les dernières élections4.
Précarité urbaine et déclassement rural
Le biais urbain de la spéculation immobilière résulte de la concentration progressive de l’activité économique dans ces zones dans une économie progressivement désindustrialisée où le rôle des villes dans l’organisation des activités des multinationales pour fournir à ces dernières un ensemble de services non délocalisables. En conséquence de ce besoin de proximité et de densité, c’est dans les villes que se concentrent toujours plus les investissements, les emplois plus prestigieux et mieux rémunérés, et donc les opportunités de mobilité sociale.
Mais avec la croissance démographique des villes, la densité elle-même limite la croissance de l’offre de logements, de commerces et de transports, favorisant la spéculation immobilière et une hausse des coûts de la vie, ce qui limite la mobilité géographique : non seulement l’accès aux études supérieures stagne en Belgique francophone depuis une dizaine d’années, mais la divergence croissante des coûts de la vie entre les principales villes et le reste du territoire diminue la mobilité géographique à partir des campagnes, qui offrent peu d’opportunités aux non-retraités.
Ainsi, la précarité urbaine et le déclassement rural apparaissent intimement liés à la spéculation immobilière. Le hausse des prix du logement engendre, en retour, une hausse phénoménale des loyers les moins chers, puisque les logements abordables sont rénovés pour être loués à des ménages plus aisés, mais néanmoins exclus de l’accession à la propriété immobilière. Ce phénomène, autrement appelé gentrification, est à l’origine de la pénurie de logements locatifs abordables.
Des réticences politiques
Un contrôle des loyers véritable – c’est-à-dire qui vise à contrôler le marché et pas uniquement à censurer les loyers qui s’en écartent – permettrait pourtant de tempérer cette spéculation. Non seulement une telle politique réduirait le poids des loyers, mais la diminution de la profitabilité des investissements locatifs qui en résulte diminuerait aussi la croissance des prix de l’immobilier dans les villes (là où les logements locatifs sont majoritaires), réduisant la division territoriale que cause la spéculation immobilière et permettant à un plus grand nombre de ménages de devenir propriétaires.
Si un contrôle des loyers peut affecter l’offre de nouveaux logements, la pénurie de logements urbains actuelle résulte principalement des immenses limites réglementaires à la construction, qui profitent d’abord aux promoteurs immobiliers. En effet, même si la rareté des permis limite leur activité, les promoteurs ont un avantage concurrentiel significatif pour l’obtention des permis, au vu des moyens nécessaires pour respecter la réglementation en vigueur.
Principalement, la rareté des permis garantit la lenteur de l’offre supplémentaire de logements, elle constitue ainsi une garantie sur la valeur spéculative du bâti. À moyen terme, si l’offre n’augmente pas en proportion de la demande, un contrôle des loyers pourrait faire baisser les coûts pour les occupants, tout en désavantageant très sérieusement les nouveaux arrivants, notamment les jeunes, forcés de se rabattre sur des loyers non déclarés et non contrôlés, ce qui aggraverait encore les perspectives de mobilité – notamment pour la jeunesse issue des campagnes.
Contrôler et bâtir
Ainsi, toute politique de contrôle des loyers se doit d’être accompagnée d’une politique de construction : cette dernière peut prendre la forme d’un large programme de logements sociaux ou de soutien à la construction privée, mais elle ne peut se contenter de prolonger la situation actuelle. En diminuant l’attractivité des investissements locatifs, un contrôle des loyers soulagerait aussi les prix du foncier, diminuant ainsi les coûts de constructions de nouveaux logements5.
Rompre avec la logique néolibérale, qui a inspiré la politique du logement de ces dernières décennies en Belgique, pourrait constituer un point de départ pour une collaboration entre les partis politiques de gauche – voire du centre. En effet, le contrôle des loyers serait bénéfique pour de nombreux groupes sociaux, sans affecter pour autant les finances de l’État6.
Non seulement la baisse des loyers soulagerait significativement les locataires urbains, mais également l’accessibilité des villes, pour les familles installées à la campagne. La baisse des prix des logements, quant à elle, bénéficierait aux ménages qui souhaitent accéder à la propriété immobilière, tout en diminuant la polarisation du territoire entre villes et campagnes. La potentielle coalition politique favorable à un contrôle des loyers pourrait ainsi s’étendre au-delà de la gauche.