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L’invention de la photo du réel

CHRONIQUE « IMAGE » publié dans le n°110 de POLITIQUE (décembre 2019)

« Photographie, arme de classe » : tout est parti de ce texte de 1933 du photographe et journaliste Henri Tracol, membre de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires » (AEAR[1.Créée en 1932 comme section française de l’Union internationale des écrivains révolutionnaire sous la houlette de l’URSS, elle ouvre une section photo présidée par Louis Aragon.]).

« Personne ne conteste plus la force que donnent à la photographie son pouvoir d’évocation immédiate, et son apparence de “document” quasi scientifique. L’influence directe, inconsciente, que peut exercer, qu’exerce en fait sur des millions d’hommes la photographie, n’a donc pas échappé à la classe dirigeante : entre ses mains, ce moyen d’investigation “désintéressé” s’est transformé comme tant d’autres, en une arme redoutable ». Et Tracol de proposer une «riposte prolétarienne» pour répondre «à ces mensonges systématiques de la presse capitaliste[2.Henri Tracol, «Photographie, arme de classe», Cahier Rouge, n°1, 1933. Voir le texte complet dans l’excellent catalogue de l’exposition « Photographie arme de classe » sous la direction de Damatrice Amamo, Florian Ebner et Christian Joschke, alimenté par des articles de nombreux chercheurs français et belges et publié par le Centre Pompidou et Textuel, 2018, Paris, 304 p., 49,00 €.]».

Cette réponse radicale qui pourrait s’opposer à tous les médias contemporains traditionnels ou numériques ouvre l’exposition organisée au Musée de la photographie de Charleroi avec en sous-titre «La photographie sociale et documentaire en France et en Belgique, 1928-1936[3.Jusqu’au 19 janvier 2020. Exposition conçue par le Centre
Pompidou. On n’évoquera pas ici la part belge concentrée essentiellement autour de Misère au Borinage de Storck et Ivens.]». Les dates sont essentielles, car cette courte période qui s’étend entre la grande crise et la victoire du Front Populaire est d’une rare richesse artistique, intellectuelle et politique et voit naître un courant de création collectif à travers de nouvelles formes d’expression débarrassées du formalisme traditionnel. C’est vrai pour le théâtre et l’agit-prop avec le groupe « Octobre » autour de Jacques Prévert, l’exposition en fait la démonstration convaincante pour la photographie.

En 1928 apparaissent les deux magazines de presse illustrée, Vu et Regards, liés au PCF et qui donnent aux illustrateurs, graphistes et photographes un rôle de plus en plus important. Ils innovent par leurs reportages sociaux et une photographie qui «accuse»[4.Pour reprendre l’expression de René Crevel qu’il utilise pour la première fois lors de l’inauguration de l’exposition «Documents de la vie sociale» le 11 juin 1935 à Paris. Voir catalogue p.149.]. Ils inventent une nouvelle forme avec l’utilisation de « photomontages » qui bousculent la lecture traditionnelle de l’image et n’hésitent pas à emprunter au langage cinématographique (montage et diversité des plans). La diffusion de cette presse bénéficiant des progrès technologiques (héliogravure notamment) va donner une grande ampleur à une photographie qui passe du pittoresque au social. Mais il est un autre aspect passionnant – qui suppose une configuration politique et sociale particulière, celle précisément de cette courte période historique – que met parfaitement en exergue l’exposition du Musée de Charleroi : c’est l’élaboration d’une création
collective de la photographie. Les magazines font appel à la fois aux « Amateurs photographes ouvriers » (APO) et aux photographes-auteurs (et engagés) que l’on retrouve au sein de l’AEAR.

Cette collaboration qui sera aussi parfois une confrontation entre ceux qui travaillent dans l’anonymat et ceux qui «signent» leurs clichés va produire une sorte de très court «âge d’or» de la photo que l’on a envie de nommer la «photo du réel»[5.Comme on parle du «cinéma du réel» à propos du film documentaire.]. Les amateurs ouvriers et les déjà ou futurs grands noms de la photo du XXe siècle (de Brassai à Cartier Bresson, et de Gisèle Freund et Eli Lotar à Pierre Jamet et Willy Ronis, pour ne citer qu’eux, mais la liste est longue et impressionnante[6.Parmi eux, les futurs photoreporters de la guerre d’Espagne et plus tard hérauts de la photo «humaniste».]) vont pendant quelques années donner tout son sens à « l’arme de classe » qui aura permis de « développer l’art de masse dans des formes nouvelles d’expression[7.Manifeste de l’AEAR, mars 1932.]». L’exposition nous montre côte à côte les photos imprimées dans les magazines (les seules traces qui en subsistent) et les tirages d’artistes. Elles se complètent, s’opposent ou s’entrelacent parfois, dans un moment rare où la photographie, l’histoire et la politique se sont donné rendez-vous.

PHOTOGRAPHIE, ARME DE CLASSE prise de parole aux usines Citroën – Javel, 1938. Épreuve gélatino-argentique. centre Pompidou, Paris copyright Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. RMN-GP copyright RMN-Gestion droit d’auteur Willy Ronis

Cette photo de Willy Ronis qui figure dans l’exposition du Musée de Charleroi est plus tardive. Elle date de 1938. Mais elle est emblématique du travail de ces photographes connus ou inconnus. L’oratrice s’appelle Rose Zehner, militante syndicale à Citroën qui harangue les femmes engagées dans la grève de la métallurgie. La composition – mais prise sur le vif – de la foule – ici uniquement des femmes au combat – et de son héroïne caractérise superbement cette photographie qui « lutte » et « accuse ». Musée de la photographie de Charleroi jusqu’au 19 janvier 2020. http://www.museephoto.be