Politique
L’intervention militaire en Libye : une avancée du droit international ?
03.05.2011
La guerre en Libye aurait donc une dimension symbolique, marquant l’érosion voire l’abandon de la notion traditionnelle de souveraineté ainsi que l’émergence du concept de la « responsabilité de protéger », destiné à garantir un respect plus effectif des droits de l’homme dans les années à venir. À l’analyse, une telle interprétation de l’évolution du droit international apparaît largement exagérée. On pourrait même affirmer qu’elle repose sur une conception caricaturale et largement erronée du droit international existant.
Une remise en cause de la souveraineté de l’État ?
Tout d’abord, il est juridiquement indéfendable d’assimiler une action militaire autorisée par le Conseil de sécurité à une violation de la souveraineté d’un État. La Libye est un État membre de l’ONU, qui a souverainement décidé de ratifier la Charte constitutive de l’organisation. Cet État a donc, comme quelque 190 autres, accepté que le Conseil de sécurité puisse, s’il estime qu’il existe une menace contre la paix internationale, prendre toutes les mesures qu’il juge nécessaires (y compris militaires) en application du chapitre VII de la Charte. Comme on le sait, il suffit que la résolution concernée soit adoptée par une majorité de 9 voix positives sur les 15 membres du Conseil, sans qu’un membre permanent ne vote négativement. En l’occurrence, la résolution 1973, adoptée avec 10 voix pour et 5 abstentions, mentionne l’existence d’une menace contre la paix, causée par le développement de la guerre civile. On est donc dans le cas de figure de l’exercice, par une organisation internationale, de ses compétences vis-à-vis d’un de ses États membres. Dans ce contexte, parler d’une violation de la souveraineté n’a guère de sens, sauf à concevoir cette dernière comme s’opposant à toute interférence dans les affaires intérieures d’un État. Une conception qui, depuis plus d’un siècle, n’a plus cours en droit international, lequel est au contraire fondé sur la nécessité de respecter ses engagements, avec possibilité de sanctions pour les contrevenants. Le cas de la Libye n’a dès lors, contrairement à ce qu’on a parfois pu entendre, rien d’exceptionnel. Des actions militaires destinées à protéger les civils ont été autorisées par le Conseil de sécurité à de nombreuses reprises depuis le début des années 1990. Citons, pour ne prendre que quelques exemples, les cas de la Somalie et de la Bosnie-Herzégovine (1992-1993), du Rwanda (1994) et du Zaïre (1996), du Timor oriental (1999), ou encore de la Côte d’Ivoire (2003)… Manifestement, l’argument de la paralysie du Conseil en raison d’un usage abusif du veto (avancé quelques heures encore avant l’adoption de la résolution 1973) est en profond décalage avec la réalité. La Russie et la Chine n’ont, pas plus que dans les exemples qui viennent d’être mentionnés, utilisé leur droit de veto pour s’opposer à une « guerre humanitaire ». En ce sens, la Libye ne fait que confirmer une tendance qui s’est dessinée il y a près de 20 ans.
Ainsi, la Charte des Nations unies ne s’oppose, ni en théorie ni en pratique, à des actions militaires visant à faire respecter les droits de l’homme. Dans ce contexte, encore plus étonnante a été l’affirmation (souvent relayée dans les médias) selon laquelle le droit international constituait un obstacle à toute intervention dans une guerre civile, comme l’aurait illustré l’épisode de la guerre d’Espagne dans les années 1930. Une telle référence historique témoigne d’une profonde méconnaissance, non seulement de l’évolution récente de la pratique du Conseil de sécurité qui vient d’être décrite, mais aussi du conflit espagnol lui-même. Dans ce cas, en effet, absolument aucune règle juridique ne s’opposait à soutenir militairement les Républicains contre les forces franquistes. Curieusement, on semble en effet oublier que ce sont ces dernières qui étaient les forces rebelles, des forces soutenues activement par l’armée du troisième Reich, comme l’a illustré tout particulièrement le bombardement de Guernica. Juridiquement, l’Espagne, que le gouvernement républicain représentait légitimement, était donc la victime d’une agression armée de la part de l’Allemagne. Dans ce contexte, le gouvernement espagnol pouvait valablement invoquer la légitime défense pour mettre fin à l’agression allemande, et obtenir à cette fin un appui militaire extérieur. Ainsi, même en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité, la légitime défense permet de soutenir des États qui seraient agressés, que ce soit directement ou par le biais d’un soutien étranger à des forces rebelles. Dans toutes ces hypothèses, on ne peut donc certainement pas évoquer une remise en cause de la souveraineté de l’État.
La « responsabilité de protéger », un concept novateur ?
Dans le cas de la Libye, certains ont cependant évoqué la consécration historique du concept de « responsabilité de protéger », qui serait devenu le garant d’un meilleur respect des droits de l’homme. Ici encore, une telle position ne trouve aucun fondement en droit international. Après l’épisode de la guerre contre la Yougoslavie en 1999, guerre condamnée par un grand nombre d’États car menée sans autorisation du Conseil de sécurité, le secrétaire général de l’époque a porté le débat devant l’Assemblée générale des Nations unies. Selon certains experts, il aurait été nécessaire de concevoir, dans des cas exceptionnels, une action humanitaire en cas de blocage du Conseil de sécurité. Une telle proposition a aussitôt suscité un tollé de la part d’une énorme majorité des États membres, lesquels ont explicitement rejeté toute idée d’intervention humanitaire.
Finalement, l’ensemble des États membres de l’ONU a accepté, en 2005, que soit symboliquement énoncée une « responsabilité de protéger », mais dans un sens doublement limité. Tout d’abord, sur le plan du contenu, le concept ne fait que renvoyer à des règles établies depuis bien longtemps : principe de la responsabilité de chaque État de respecter et de faire respecter les droits de l’homme sur son territoire, d’une part, possibilité pour l’ONU d’agir en cas de non-respect conformément à la Charte, d’autre part. Aucune trace, donc, de l’idée initiale consistant à pouvoir contourner cette dernière dans des cas exceptionnels. Ensuite, sur le plan de la forme, il est manifeste que la « responsabilité de protéger » apparaît plus comme un concept moral destiné à favoriser l’action que comme une notion juridique apte à la justifier. En droit, c’est le Conseil de sécurité qui reste l’autorité compétente, seule juge de la nécessité d’agir et des modalités que doit revêtir l’action. C’est bien de cette manière que l’on peut envisager le précédent libyen qui, décidément, ne semble en rien constituer un précédent novateur. Ainsi, dans la mesure où elle ne peut s’appuyer sur aucune réalité tangible, la référence à un « droit international nouveau » semble relever avant tout d’une rhétorique destinée à légitimer un projet interventionniste supposé « progressiste ». Mais le droit international peut-il, en tant que tel, constituer ou même fonder un projet politique ?
Les limites du cadre de référence juridique
En définitive, le droit international apparaît, dans son principe, comme un cadre de référence relativement simple. Le respect de la souveraineté d’un État ne signifie ni que cet État puisse faire n’importe quoi, ni qu’on ne puisse rien faire pour que ses engagements en matière de droits de l’homme soient respectés. Le véritable problème est cependant moins juridique que politique. Il est relativement facile de décider du déclenchement d’une guerre au nom de l’indignation et de la nécessité de « faire quelque chose », et de se fonder ensuite sur une résolution adoptée en bonne et due forme par le Conseil de sécurité pour lancer une campagne militaire. Le règlement durable du conflit interne dans lequel on intervient constitue, en revanche, un défi beaucoup plus délicat à relever. Plus fondamentalement encore, on ne peut se retrancher derrière l’urgence du moment pour justifier une absence de politique cohérente, tendant à traiter de la même manière des situations similaires. Les critiques fustigeant l’impunité dont bénéficient certains États en dépit de leurs violations répétées et continues du droit international ne peuvent être écartées d’un revers de main. Ces critiques ne peuvent certes trouver de réponse dans le droit, qui ne fait que fournir des outils au service d’une vision politique qui reste, largement, à construire. En ce sens, la guerre contre la Libye devrait mener les partisans de l’interventionnisme à réfléchir à l’élaboration d’une stratégie cohérente, non à en appeler à une réforme d’un droit international que l’on a souvent tendance à surinvestir.