Politique
L’icône et le récit visuel
01.07.2019
Le constat est banal : nous sommes aujourd’hui bombardés d’images jusqu’à l’épuisement du regard. Et pourtant, quelques unes s’ancrent dans notre mémoire pour ne plus la quitter. Cartier-Bresson expliquait la rareté de ce phénomène – quand la photo devient allégorie et accède à l’art visuel – par la rencontre «de la signification d’un fait et […] d’une organisation rigoureuse des formes»[1.Voir à ce sujet les études de André Gunthert (chaire d’histoire visuelle à l’EHHS) notamment dans ses cahiers de recherches («L’Atelier des icônes» et «L’image sociale»). Sur ces mêmes questions voir également les travaux de Georges Didi Huberman, philosophe et historien de l’art (EHESS) et notamment son œuvre en six tomes : L’oeil de l’histoire, Éditions de Minuit.].
Le stade suprême de cette transformation est l’accession de la photographie au statut d’icône. L’appellation est sans doute galvaudée, mais nous avons tous en tête ces images qui bornent notre perception de l’histoire. De la photo du petit garçon du ghetto de Varsovie les bras levés devant les fusils allemands à celle de la jeune Vietnamienne dénudée par le napalm, du milicien espagnol fauché dans son élan à la Madone de Benthala[2.Curieusement dénommé ainsi pour une femme musulmane aussi baptisée Pieta, sans doute pour correspondre à une lecture occidentale de l’image.] qui pleure sa famille massacrée par les islamistes algériens sans oublier le corps christique du Che ou la Marianne de 68 qui sur les épaules d’un manifestant brandit le drapeau vietnamien à la manière de La liberté guidant le monde de Delacroix ou encore plus récemment – en avril dernier – la jeune Soudanaise qui, en tunique blanche sur le toit d’une voiture, le doigt pointé vers le pouvoir, défie les autorités : toutes et tous incarnent la révolte ou la compassion.
Au cours de ce siècle et demi, le photographe a su, à chaque fois, capter ce concentré d’histoire qui va se transformer peu à peu en condensé iconographique. Le photographe agit par instinct ou par composition ou même, parfois, par mise en scène, mais ensuite les mécanismes médiatiques vont transformer la forme (notamment par de multiples recadrages) et la nature même du cliché. La photo qui, dans la plupart de ces cas, cumule une charge émotionnelle forte et une beauté plastique (que l’on rapprochera invariablement d’une œuvre picturale comme s’il fallait la sanctifier culturellement) offre d’abord une lecture intense et immédiate d’un événement pour en devenir l’allégorie. Mais son « iconisation » va entrainer une surinterprétation et parfois une dénaturation du sens de l’image jusqu’à l’en dégager de son contexte pour la faire accéder à l’abstraction.
Ce qui permettra ensuite de l’utiliser d’une manière universelle même au détriment de son sens historique premier (et parfois exclusif).
Cette «iconisation» peut être le fruit d’un lent processus auquel l’auteur de la photo est généralement étranger. Certes, il y a, comme
pour toute création, un temps de maturation pour sa compréhension. On a vu que certaines photos sont d’une lisibilité immédiate, même si leur sens est forcé par l’exploitation médiatique : c’est typiquement le cas pour ladite Madone de Benthala (1997) qui s’est retrouvée le lendemain de sa diffusion à la Une de 750 quotidiens dans le monde. Par contre, la Marianne de 68 est passée quasi inaperçue lors de sa publication pendant les événements eux-mêmes. Ce sont les commémorations successives du mouvement de Mai en 1978, 1988 et 2008 qui en ont fait peu à peu l’icône que l’on sait : la Jeune fille au drapeau, son titre initial devient alors la Marianne de 68.
«La marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles ne parviennent à la lisibilité qu’à une époque déterminée», écrivait Walter Benjamin. La naissance de l’icône est inscrite dans l’histoire des signes, mais elle ne doit pas nous faire oublier les conditions de production du récit visuel.