Idées • Société
Liberté et égalité : les deux conditions du débat démocratique
29.07.2022
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).
Quand est-ce qu’un débat peut être dit démocratique ? Nous vivons aujourd’hui dans des sociétés éminemment complexes, marquées par une profonde division sociale du travail, par la coexistence de multiples cultures et un irréductible pluralisme de valeurs. Rien de plus normal donc à ce que nous ayons toutes les peines du monde à nous mettre d’accord entre citoyens. La mésentente est notre condition par défaut, entraînant un feu roulant d’oppositions argumentatives. Nous n’avons plus des débats. Nous vivons dans un débat. D’où l’urgence de comprendre ce qui fait que certains débats – que l’on qualifiera de démocratiques – permettent d’organiser le vivre-ensemble au sein de sociétés divisées tandis que d’autres échanges, qui vont de l’insulte à la promotion de visions totalisantes de la société, en passant par la menace ou l’intimidation, minent la possibilité même de faire société.
Pour distinguer un débat démocratique d’un autre qui ne le serait pas, encore faut-il pouvoir définir ce que l’on entend par « démocratie »… Or, une des difficultés propres à ce régime politique est qu’il semble se confondre avec un relativisme absolu. En démocratie, chaque citoyen dispose à part égale d’une voix, dans le débat public comme dans la procédure électorale. Ne serait-ce pas l’indice que toutes les opinions s’y valent ? On retrouve là une critique qui remonte à Platon et qui voit dans la démocratie un régime chaotique car privé de l’assise stable d’une vérité ultime. Si la démocratie est le régime politique qui nivelle l’expression publique en accordant la même importance à toutes les prises de parole, plus rien ne permet d’y faire le distinguo entre le discours documenté d’une experte médicale et les approximations conspirationnistes d’un antivax ou entre la tirade misogyne d’un Bigard et la réflexion mûrement réfléchie d’une féministe. Dans le flou de cette indistinction entre des opinions toutes également recevables, la démocratie elle-même en deviendrait impossible à caractériser. Car, il y aurait alors autant de définitions de la démocratie qu’il y a de démocrates.
Faut-il alors se résoudre à ce que la démocratie n’ait qu’une signification fuyante et à ce que n’importe quel arrangement politico-institutionnel puisse s’en réclamer ? Pas nécessairement. Cela indique simplement qu’il n’y a pas de définition incontestable de la démocratie. On ne pourra jamais se mettre tous parfaitement d’accord sur ce qui devrait caractériser une démocratie aboutie. Mais on peut malgré tout s’efforcer de préciser quelles sont les conditions de possibilité de la délibération publique constitutive de la démocratie. On peut s’intéresser aux seuils en deçà desquels le débat public cesse manifestement d’être la procédure par laquelle se discute l’organisation sociale et devient un vecteur de fragmentation ou d’oppression. S’il est impossible de s’accorder unanimement sur une définition substantielle de la démocratie, on se doit néanmoins de rechercher le noyau irréductible de ses exigences normatives.
Une conception hypertrophiée
Pour tracer ces seuils démocratiques minimaux, je suggère de nous intéresser à quelques « cas limites ». Repartons de certaines expériences politiques qui se réclament de la démocratie et dont on perçoit pourtant, intuitivement, qu’elles ne méritent pas pleinement ce qualificatif. Il s’agirait alors d’essayer de clarifier pourquoi ces expériences nous troublent et à quel titre on trouve justifié de ne pas les considérer comme démocratiques.
Pour notre premier cas de figure, tournons-nous vers l’Europe centrale. En Hongrie, Viktor Orban a bâti sur une majorité électorale durable un régime politique ouvertement hostile aux minorités (à grand renfort de campagnes électorales antisémite, homophobe ou xénophobe, selon l’humeur du moment). Quand les institutions européennes se sont inquiétées de ces dérives, Orban a rétorqué que la Hongrie n’avait rien d’antidémocratique puisque des élections y avaient eu lieu en bonne et due forme et que la majorité y exerçait son droit légitime à l’exercice du pouvoir. En outre, il faisait valoir que le peuple hongrois rejetait, à travers lui, les garanties constitutionnelles que sont le respect des droits individuels ou la séparation entre pouvoirs exécutif, législatif et surtout judiciaire. Ce qui lui permettait de présenter le régime politique hongrois comme une version encore plus authentique de la démocratie, car débarrassée de ses scories libérales. Ce qu’il nommait fièrement une démocratie illibérale. Et pourtant, aux yeux de nombreux observateurs extérieurs ainsi que d’une large frange de la population hongroise, le régime d’Orban n’a de démocratique que le nom. Mais en vertu de quel principe peut-on poser cette affirmation ?
Ce que ce cas limite révèle, c’est que la démocratie est indissociablement associée à la notion d’égalité. Elle est le régime qui octroie à tous ses participants un statut juridique homogène et égalitaire : la citoyenneté. Or, le régime d’Orban ne retient de la démocratie que sa procédure de prise de décision, laquelle se réduit à l’application brutale du principe majoritaire : le plus grand nombre peut imposer sa volonté à celles et ceux qui se trouvent rejetés dans la minorité. C’est précisément pour prévenir ce genre d’abus à l’encontre de minorités permanentes que la démocratie libérale pose comme principe que le peuple démocratique, aussi souverain soit-il, est tenu d’observer des normes constitutionnelles, et notamment de respecter un ensemble de droits individuels fondamentaux. Orban a beau s’en défendre, sa démocratie illibérale n’a rien d’un régime démocratique puisque qu’elle fait fi du principe d’égalité qui lui est constitutif. Elle se révèle n’être que la rationalisation de la domination d’un groupe sur un autre.
Une vision étriquée
En un sens, Orban présente une version hypertrophiée de la démocratie. Un autre discours, porté originellement par l’intellectuel autrichien Joseph Schumpeter[1. Lire notamment J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1990.] mais rapidement repris par les milieux néoconservateurs ou néolibéraux, a pu faire le lit d’une conception – pour le coup – plutôt amaigrie et étriquée de la démocratie. Cette conception, qui se qualifie de « réaliste » mais que ses critiques préfèrent nommer « minimale », insiste sur le fait qu’il serait impossible pour les électeurs de se faire une opinion éclairée des multiples enjeux qui structurent le débat public. Les sociétés modernes seraient devenues trop complexes pour pouvoir être appréhendées sans un certain bagage intellectuel et il serait trop couteux et ardu pour la vaste majorité des citoyens de rassembler la somme d’informations requises pour en comprendre les mécanismes. De sorte qu’il serait désormais illusoire d’imaginer que les citoyens lambda, qui ne sont pas des professionnels mais de simples profanes de la décision publique, puissent se prononcer avec rationalité, lucidité et constance sur des questions devenues extrêmement techniques.
D’où une conceptualisation qui se veut dégrisée et sobre de la démocratie, dans laquelle il faut admettre que la démocratie ne serait jamais qu’une procédure de vote au moyen de laquelle une masse d’électeurs peu instruits sélectionne parmi les différentes catégories d’élites le groupe qui va la diriger et gouverner à sa place. Rien de plus. Prétendre que la démocratie permet au peuple de se gouverner par lui-même ne contribuerait qu’à alimenter des attentes illusoires qui seront inévitablement déçues. Autre cas limite, autre sentiment d’inconfort. En vertu de quel principe ce modèle de démocratie nous apparaît-il comme insatisfaisant ? Cela tient, selon nous, au fait que ce modèle sacrifie trop vite et avec beaucoup trop de bonne volonté ce que l’on découvre comme étant un autre principe cardinal de la démocratie. Il renonce à la possibilité même de faire en sorte que « nous », les citoyens, soyons collectivement maîtres de notre sort et accepte de se contenter d’un pis-aller : la liberté de choisir nos maîtres. C’est fournir un enterrement de première classe à la promesse que la démocratie corresponde à un gouvernement par le peuple et pour le peuple (pour reprendre la célèbre formulation d’Abraham Lincoln[2.A. Lincoln, The Gettysburg Address, London, Penguin Books, 2009 (1863).]).
Procédure contre ethos
Par-delà leurs (réelles) divergences, ces deux conceptions de la démocratie partagent, me semble-t-il, une même faiblesse. Elles cherchent à réduire celle-ci à une simple procédure ponctuelle : la prise de décision à la majorité dans un cas, la délégation électorale dans l’autre. Ce faisant, ces approches perdent de vue la relation dialectique et donc complexe entre liberté et égalité qui est constitutive de la promesse démocratique, pour ne retenir et défendre in fine qu’un seul de ces deux principes. Orban se targue de promouvoir la libre décision du peuple majoritaire aux dépens du respect égalitaire dû aux minorités, Schumpeter et ses disciples néolibéraux affirment défendre l’égalité juridique des citoyens mais au prix d’un renoncement à l’idée d’une autodétermination du peuple. L’une et l’autre approche commettent alors une même erreur. Elles négligent le fait que la démocratie a plus d’épaisseur qu’une simple procédure. La démocratie est d’abord un régime politique au sein duquel le vote et la prise de décision à la majorité sont des moments importants mais qui ne résument pas l’ensemble de son activité. La démocratie englobe également d’autres moments. Elle commence en amont du vote ou de la décision majoritaire, lors de la formation de la volonté politique par l’échange critique d’arguments dans le débat public, et se poursuit en aval, avec le contrôle de l’activité des dirigeants ou le suivi et la surveillance de la mise en œuvre des décisions publiques. Si l’on ne s’en tient qu’à sa dimension procédurale, le débat démocratique est déjà plus complexe que le portrait qu’en brossent Orban ou Schumpeter.
Mais la démocratie est également un type de société. Alexis de Tocqueville[3.Voir Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard-Flammarion, 2010.] a perçu le premier, avec une grande lucidité, que la démocratie était indissociable de mœurs égalitaires et de relations interindividuelles horizontales qui bouleversaient complètement l’organisation de nos sociétés. Par-delà le jeu de ses institutions et de sa procédure de prise de décision, la démocratie est indissociable d’un certain ethos guidé par l’égalisation progressive des conditions (mais pas nécessairement des moyens matériels). La démocratie est également un idéal. Comme nous avons essayé de le montrer, elle est porteuse de certaines promesses qui lui sont consubstantielles. D’où la nécessité également de fournir des définitions plus ambitieuses de la démocratie, qui reflètent et prennent en compte ces différents éléments et donne une expression plus cohérente de la façon dont le régime, la société et l’idéal démocratiques interagissent.
Si on se limite à l’évolution de nos sociétés modernes occidentales, les révolutions libérales de la fin du XVIIIe siècle offrent une illustration frappante de cette négociation de l’interaction entre la procédure, la société et l’idéal démocratiques. Comme elles sont les premières à se confronter à cette question, elles forment la matrice originelle à partir de laquelle va se définir la pensée démocratique par la suite. Les révolutionnaires français ou américains portent deux revendications principales qui, espèrent-ils, permettront d’opérer une transition depuis l’autoritarisme monarchique vers une nouvelle société démocratique. D’une part, ils souhaitent mettre fin à l’arbitraire du pouvoir royal et lui substituer le pouvoir du peuple, synonyme d’autonomie collective. C’est le principe de liberté qui est ici en jeu. Aussi bien la liberté individuelle, celle de pouvoir faire ce que l’on veut sans interférence, que la liberté publique, qui correspond aux décisions que nous prenons collectivement quant à l’avenir de nos sociétés. D’autre part, les révolutionnaires visent à abolir la distinction de la société en différents « ordres », « strates » ou « états » et à niveler l’ensemble des relations sociales. C’est l’enjeu de l’égalité.
Le régime politique qui émerge de ces tumultes ne correspond pas d’emblée à une démocratie moderne mais il est déjà porteur d’une exigence forte. La démocratie requiert non seulement de faire coexister mais également de faire coopérer ces deux principes politiques cardinaux. Or, les réaliser conjointement n’a rien d’une sinécure. Car ces deux principes ne travaillent pas nécessairement de concert. Sous certaines circonstances, ils peuvent se renforcer mutuellement (ainsi, on pourrait argumenter qu’il n’y a pas de liberté réelle pour tous si un minimum d’égalité entre les individus n’est pas assuré) mais dans nombre d’autres cas, ils se révèleront être partiellement contradictoires.
Inachevée mais perfectible
Et pourtant, la démocratie est le régime politique dont l’essence est de donner vie, tant bien que mal, à ces deux principes conjointement. Pour se porter à la hauteur de son idéal fondateur, le débat démocratique doit faire de cette articulation entre la liberté et l’égalité, aussi nécessaire qu’impossible à réaliser intégralement, sa question principale et son centre de gravité. Dès lors que le débat démocratique renonce à l’un de ces deux principes, ou qu’il sacrifie l’un à la réalisation concrète de l’autre, il se vide de sa substance. Puisque la démocratie doit articuler des principes en partie incompatibles, elle est vouée à rester un régime perpétuellement inachevé. C’est ce qui explique la relation ambivalente que nous, les citoyen·nes, entretenons avec elle. Nous la portons aux nues dans son principe et nous ne cessons, dans le même temps, d’être déçu·es par les formes concrètes que prennent sa réalisation. D’où une certaine forme de désenchantement ou de lassitude démocratique.
À celles et ceux qui désespèrent de la démocratie et qui pourraient se laisser séduire par les sirènes de l’autoritarisme ou de la désaffection politique, il importe de redire avec force que la démocratie ne sera peut-être jamais parfaite mais qu’elle n’en est pas moins perfectible. Les politistes font preuve à cet égard d’une grande créativité et ne cessent de proposer des innovations démocratiques qui apportent des réponses partielles aux manquements démocratiques. Mais il n’appartient qu’aux citoyen·nes de porter et de promouvoir celles qu’ils trouvent les plus émancipatrices dans le débat public.
Le lien entre représentant·es et représenté·es est distendu, voire brisé ? On peut renforcer le droit de pétition ou l’initiative citoyenne en abaissant les seuils de signatures à rassembler. On peut aussi rendre plus substantielles les obligations de réponse du pouvoir législatif.
Le débat public est monopolisé par un petit groupe d’hommes et de femmes qui font de la politique une carrière professionnelle ? Des expérimentations sont d’ores et déjà menées sur le tirage au sort de citoyen·nes pour constituer des assemblées législatives complémentaires, appelées à siéger à côté des assemblés d’élu·es. Parce qu’elles échappent au biais de sélection aristocratique propre à la procédure élective, ces assemblées tirées au sort offriraient un reflet plus fidèle de la composition sociologique de la population et permettraient de faire entendre une voix différente dans le débat politique.
Le débat public est biaisé par la concentration des médias ? Des normes législatives contraignantes sur la distribution du temps de parole ou sur l’accès aux médias des groupes minorisés peuvent partiellement corriger cela. Des médias alternatifs et citoyens peuvent également apporter d’autres sons de cloche dans l’analyse et la compréhension de l’actualité. L’infrastructure médiatique n’est pas une donnée immuable et pourrait être réformée pour faire émerger un authentique espace délibératif au sein duquel les acteurs politiques sont contraints de confronter publiquement les raisons de leurs actions.
Les hommes et les femmes politiques défendraient tous des programmes politiques à peu près identiques ? Quand bien même cela serait vrai (ce qui est contestable), c’est négliger que le débat démocratique ne se joue pas que dans les arènes institutionnalisées. Il déborde largement ce cadre et se prolonge dans les rues, au travail, sur les campus, dans les mouvements sociaux, etc. Le débat démocratique est en réalité coextensif aux pratiques contestataires et revendicatives qui se donnent pour horizon les principes jumeaux de la liberté et de l’égalité. Si la prise de décision est cadenassée dans les institutions, la démocratie a toujours la possibilité de transiter par ces relais extra-institutionnels pour faire sauter ce verrou.
Parce qu’il faut sans cesse remettre la démocratie sur le métier pour la corriger, l’amender et tenter de la faire correspondre à son idéal, la tentation est grande de s’exonérer de cet effort et de s’en remettre à des solutions simples pour enfin avoir la paix : confier le pouvoir à un homme ou une femme fort·e ou nous résigner à ce que notre participation démocratique se réduise au dépôt occasionnel d’un bulletin de vote dans une urne. Mais cela impliquerait également de renoncer aux principes qui font la singularité de la démocratie, et que nul autre régime politique ne prétend réaliser : l’égale liberté et la libre égalité. Et, aussi fourbus que nous puissions l’être, nulle tranquillité d’esprit ne mérite qu’on lui verse un tel tribut.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-SA 2.0 ; Viktor Orban, premier ministre hongrois, lors du World Economic Forum, photographie prise en juin 2010 par Heinz Tesarek.)